La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch05

La bibliothèque libre.
sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 40-49).


CHAPITRE V

La bonne Joséphine



Le lendemain, vers neuf heures, après une nuit durant laquelle, en dépit de ses préoccupations, Espérat avait dormi à poings fermés, le gamin descendit sur le quai, accompagné par Bobèche.

Le pitre s’était métamorphosé en un élégant bourgeois. Coiffé d’un chapeau haut de forme, il portait, sous un ample manteau, l’habit à collet montant, le gilet de casimir, la culotte collante et les bottes à revers. Ses mains se cachaient sous des gants jaune clair, ornés sur la face externe de deux lettres tricolores entrelacées : N.-S., que des partisans de l’Empire traduisaient par : Napoleo Semper (toujours Napoléon), et les adversaires du régime par Napoleo Satanas (Napoléon, Satan).

Avec leur devise pour tous les partis, ces gants, lancés par un industriel de génie, Carville, faisaient fureur et, comme le disaient les anglomanes d’abord, dont le dialecte offrait une analogie frappante avec celui des snobs ou smarts de nos jours, ils étaient… dernière escouade.

Bobèche, très grave, héla un cabriolet de louage, y prit place avec son jeune ami, et d’un ton qui fit croire à l’automédon qu’il transportait quelque haut dignitaire :

— À la Malmaison… grand train.

Un magistral coup de fouet transmit l’ordre à la haridelle qui soufflait entre les brancards, et le véhicule se mit en mouvement.

Le cabriolet franchit bientôt la porte de Chaillot, longea le bois de Boulogne, s’engagea sur le pont de Puteaux, et laissant à gauche le Mont-Valérien couvert d’un bois ombreux, gagna Rueil. Là, il abandonna la route Impériale, et par un chemin courant à travers champs, se dirigea vers la résidence de l’Impératrice répudiée.

Le concierge fit mine d’arrêter l’équipage, à l’entrée de l’avenue bordée d’arbres à l’extrémité de laquelle apparaissait la maison, mais Bobèche se pencha et d’une voix terrible lança :

— Service de l’Empereur !

Le gardien s’effaça respectueusement, le cocher se redressa sur son siège et la voiture passa.

À droite et à gauche filaient des massifs de rosiers, frileusement couvert de manchons de paille.

Joséphine adorait les roses, et le souvenir de tendresse d’une femme pour une fleur est perpétué par l’espèce qui répond au nom rêveur de Souvenir de la Malmaison.

La voiture s’arrêta devant la tente-marquise, étendue au-dessus du perron accédant au vestibule central de ce palais coquet, aux murs d’un blanc d’ivoire, aux toitures d’ardoises violacées.

Le cœur d’Espérat battait bien fort à la pensée que là, derrière ces murailles, ces fenêtres, était celle qui avait été la compagne, qui était demeurée l’amie de l’empereur.

Pris d’une sorte d’extase, tel un croyant au seuil du temple, il oubliait le but de son voyage, et restait sur la banquette, les jambes molles, le cerveau brouillé.

Bobèche le tira de cette stupeur :

— Arrive, dit-il.

L’enfant obéit, mit pied à terre et d’un pas chancelant gravit les degrés du perron.

En haut des marches, un laquais attendait.

Tranquillement le pitre tira un carnet de sa poche, traça au crayon sur une feuille blanche ces mots :

« Le comédien Bobèche supplie Sa Majesté de le recevoir. Il s’agit de chose qu’elle seule peut faire entendre à l’Empereur. »

Puis il plia le papier, le glissa dans une enveloppe toute préparée, et tendant le tout au laquais :

— Veuillez remettre ceci à Sa Majesté, j’attends ses ordres… Service de l’Empereur.

Service de l’Empereur ! L’effet de ces mots fut magique. Le valet fit traverser la salle du billard aux visiteurs, les conduisit au salon, et bien qu’il fût à peine dix heures et quart, heure trop matinale pour se présenter chez Joséphine, il s’éloigna sans tarder pour remplir la mission dont on venait de le charger.

Tout étourdi, Espérat regardait sans voir, les yeux fixés sur la merveilleuse cheminée, constellée de gemmes, que le pape avait naguère offerte à Napoléon.

— Très jolie, murmura Bobèche, mais quand il n’y a pas de bûches dedans, elle ne chauffe pas plus qu’une autre.

Son compagnon ne répondant pas, il lui frappa sur l’épaule :

— Eh bien, mon brave, nous dormons ?

— Ce n’est pas cela.

— Alors ?

— Que va penser l’Impératrice… sans aucun droit, nous nous présentons comme…

— Ah ! c’est mon : Service de l’Empereur, qui te blesse. Ah ! çà, voyons, protéger Napoléon contre les traîtres, est-ce, oui ou non, lui rendre service.

— Sans doute.

— J’ai donc dit la vérité… dans les termes les plus avantageux, c’est évident… Mais le choix des termes… Je ne parle pas de ceux du propriétaire… cela s’appelle la littérature, et l’Empereur aime les arts.

— Oui, mais elle ?

— Joséphine… elle nous remerciera, nous bichonnera… je ne serais pas surpris qu’elle t’embrassât… tu es joli garçon.

Espérat rougit jusqu’aux oreilles :

— Allons bon, voilà que tu empruntes la couleur des coquelicots !… Infortuné Milhuitcent, tu te trompes de palette… ici c’est le séjour des roses.

Et narquois, le pitre ajouta :

— Avec cela… tu n’as peut-être pas l’habitude de couvrir de baisers les Impératrices.

Le fils de M. Tercelin n’eut pas le loisir de répliquer. La porte de la salle de billard s’ouvrit, et le laquais reparut disant dans un murmure respectueux :

— Si ces messieurs veulent me suivre.

Espérat pâlit ; il se leva d’un mouvement automatique, tandis que son ami, sans rien perdre de son flegme, accueillait l’annonce du valet par un petit signe de tête plein d’aisance.

Et tous deux, l’enfant frissonnant d’émotion, le pitre imperturbable, se mirent en marche précédés par le laquais.

Processionnellement ils montèrent l’escalier. Sur le palier du premier étage, le domestique les remit à une suivante, qui leur fit traverser plusieurs pièces. En face d’une dernière porte, celle-ci les pria d’attendre un instant, puis elle entr’ouvrit et prononça quelques mots que les visiteurs n’entendirent pas. Mais une voix douce, un peu dolente, parvint à leurs oreilles :

— Qu’ils entrent, qu’ils entrent… J’ai presque terminé… ; dans cinq minutes, je serai tout à eux.

La servante ouvrit le battant au large, et les jeunes gens s’arrêtèrent sur le seuil, le cœur serré par le spectacle qui s’offrait à leurs yeux.

Joséphine était là, nonchalamment assise sur un canapé, au centre de sa chambre à coucher, de forme ovale, au plafond peint d’azur, aux tentures vertes, aux colonnettes dorées.

Sur le front, elle portait le double bandeau d’un diadème bleu sur lequel se gonflaient de grosses perles, et sa longue tunique d’un blanc crémeux flottait autour d’elle ainsi qu’un nuage, coupée très haut, presque sous les bras, par un ruban bleu, également rehaussé de perles.

Et sur cette toilette de fête, dont le décolletage découvrait les épaules amaigries, les bras amenuisés, l’Impératrice montrait son visage pâle, aux yeux cerclés de bistre, aux joues creuses, ravagé par la lente maladie qui, quelques mois plus tard, devait conduire au tombeau celle que l’on avait si souvent nommée la coquette Joséphine. Dans l’attitude de son portrait peint par Proudhon, elle eut un doux sourire :

— Entrez, Messieurs, entrez… asseyez-vous. J’en ai encore pour un instant… je n’ai pas voulu vous laisser vous morfondre en bas. Vous excuserez ma coquetterie d’avoir voulu passer la première.

Les visiteurs s’inclinèrent. Il leur eût été impossible de prononcer une parole, tant était navrant le contraste entre la légèreté affectée des paroles et l’aspect maladif de la pauvre femme.

Ils s’assirent et immobiles regardèrent :

Plusieurs personnes entouraient l’Impératrice.

— Voyons, finissons-en, reprit cette dernière. Vous, Leroy, vous serez un amour de couturier, et vous, Garneray, le plus aimable des dessinateurs ; il me faut cette robe pour demain soir… une merveille inédite… ; pour les essayages, à n’importe quelle heure… il n’y a pas de consigne pour vous. Est-ce convenu ?

Le couturier Leroy, chez lequel Joséphine avait des notes annuelles de 450.000 francs, se campa avantageusement, et avec cette familiarité des « artistes de son espèce » pour les femmes qu’ils parent :

— Vous savez bien que, pour vous, j’ai rayé le mot impossible de mon vocabulaire. Mais c’est un tour de force.

Quant à Garneray, il se pencha vers Joséphine et murmura à mi-voix :

— Cette robe sera un poème. On verra que vous n’êtes point une Impératrice du Danube.

L’allusion à Marie-Louise, dont l’élégance était loin d’être comparable à celle de la première femme de Napoléon, fit sourire celle-ci, et amena un nuage rose à ses joues.

— Je compte sur vous, mes amis. Demain est le 1er janvier 1814 ; j’aurai beaucoup de monde à ma soirée.

— Chenilles chez une étoile, modula le couturier ; flatterie qui lui valut un regard reconnaissant de la malade.

Puis se tournant, tel un général dictant ses ordres, vers un petit homme anguleux et une femme replète, debout à deux pas :

— Fizelier, Mme Bonjour, je vous prends dans ma voiture pour rentrer à Paris. Chemin faisant, nous discuterons des broderies applicables à notre conception.

Les interpellés s’inclinèrent puis sortirent avec le couturier que les gazettes désignaient sous le surnom de : l’enchanteur Leroy.

Alors Joséphine fit ses commandes aux autres fournisseurs habituels de l’arsenal de sa coquetterie, rangés autour d’elle.

Mme Narrey, Beuvry, les sœurs Lolive, reçurent mission de lui procurer des dentelles ; Bourbon, Cassagnes et Legrand, furent conviés à un concours de chaussures, le vainqueur devant avoir créé une mode nouvelle pour faire valoir les jolis pieds de la créole devenue Impératrice.

Enfin Contant discuta à voix basse, mystérieusement, une fourniture de corsets.

L’un après l’autre, les marchands s’éloignèrent. Joséphine et les visiteurs restèrent seuls en présence. Elle considéra les jeunes gens et doucement :

— Quelles sont les choses que je puis seule faire entendre à l’Empereur ?

Espérat ne répondit pas. Son trouble s’était dissipé, remplacé pur l’étonnement. Dans ses rêves d’enfant, l’Impératrice lui apparaissait comme une divinité vêtue de pourpre et d’or, dominant, du haut d’un autel, la foule prosternée, et celle qu’il avait sous les yeux était une femme, alanguie par la souffrance, ayant, il l’avait bien vu tout à l’heure, les préoccupations futiles de son sexe. Était-ce donc là, l’ancienne compagne du titan couronné ?

— Eh bien, fit encore Joséphine ?

Alors Bobèche s’avança.

— Je désirais présenter à Votre Majesté, ce jeune homme, fils d’un vieil ami de mon père.

Elle se prit à rire :

— Jolie caution, compromettante pour lui et pour moi.

Et le pitre la considérant, un peu interloqué par cette sortie :

— La police de l’Empereur va me représenter comme pactisant avec ses ennemis.

— Ses ennemis… Le pouvez-vous croire ?

— Certainement, M. Bobèche. Le commerce se plaint en ces jours sombres. N’avez-vous pas dernièrement souligné la chose de cruelle façon sur vos tréteaux du boulevard du Temple.

— Je ne me souviens pas…

— Ma mémoire est plus fidèle, M. Bobèche. Durant la parade, vous avez dit, et la phrase cinglante a été répétée par tout Paris : On prétend que le commerce ne va pas… pure calomnie… J’avais trois chemises, j’en ai déjà vendu deux[1].

Le visage du comédien se contracta.

— Pardonnez à une faute, non de cœur… mais d’improvisation… On est sur les planches, la griserie des bravos vous prend… ; on veut forcer le succès… Aujourd’hui ce n’est pas le pitre c’est le citoyen, le sujet dévoué, qui vous conjure d’écouter ce jeune garçon. Il sait des choses graves.

Le sourire se figea sur les lèvres de Joséphine.

— Des choses graves… de quel ton vous affirmez cela, M. Bobèche. Moi qui pensais m’amuser.

Toute la légèreté de la folle et bonne créature passa dans ses paroles.

Mais le cœur d’Espérat ressentit comme une blessure, et oubliant l’endroit où il se trouvait, celle à qui il s’adressait, l’enfant s’écria :

— Eh ! Madame. À l’heure où l’on conspire contre l’Empereur, contre la France, les gamins comme moi, eux-mêmes, ne songent plus à jouer.

Une tache rouge se plaqua sur les joues de l’Impératrice… ; le reproche l’avait cinglée.

— Mon jeune ami, commença-t-elle d’une voix irritée…

Il l’interrompit :

— J’arrive de Saint-Dizier… mon père adoptif a décroché son fusil pour aller défendre, comme en 1792, les défilés de l’Argonne… ; et moi, moi, je serais auprès de lui, si les circonstances n’avaient voulu que je devinsse espion… C’est un espion… un espion des ennemis de l’Empereur qui est devant vous.

De grosses larmes roulaient dans les yeux de Milhuitcent. Sa voix chaude chassa la colère de l’Impératrice, et intéressée, comme malgré elle :

— Qu’avez-vous donc appris ?

— Les alliés vont franchir la frontière, si ce n’est déjà fait.

Elle haussa les épaules :



— Une campagne d’hiver… allons donc. Ils attendront le printemps… et sur leur route, ils trouveront Napoléon avec l’armée de 300.000 hommes qu’il aura rassemblée d’ici là.

— Ils sont en France peut-être déjà…

— Impossible.

— Ils ne veulent pas que l’Aigle puisse reposer ses ailes meurtries.

— Non encore.

— Ils veulent abattre la France dont ils ont peur. À leur suite, marche un descendant des rois, que l’on nomme déjà Louis XVIII. En avant-garde, des émigrés, des gentilshommes apportent aux comités royalistes le mot d’ordre de l’ennemi.

Elle secouait la tête :

— J’ai surpris deux d’entre eux, acheva l’enfant avec une insistance rageuse… le vicomte d’Artin, le baron de Vitrolles…

— Ce dernier… factotum de M. de Talleyrand, appuya Bobèche.

Joséphine s’était levée, une métamorphose s’était opérée en elle ; la femme avait disparu pour faire place à l’amie, dont la tendresse dévouée pour l’Empereur ne se démentit jamais.

— Vitrolles… oui, oui, il y a du Talleyrand là-dessous.

Et, avec tristesse. :

— Mais Bonaparte — elle lui avait toujours conservé ce nom — Bonaparte est trop bon, il ne sait pas punir.

Et les mains crispées l’une contre l’autre, parlant avec son exubérance habituelle, sans souci des oreilles qui l’entendaient :

— Tout le monde l’a combattu, l’a jalousé… Il a pardonné. Ses frères… Lucien sacrifiant tout à l’argent ; Joseph fait roi d’Espagne, Louis fait roi de Hollande, ont été les pires ennemis de l’Empereur. Seul Jérôme, le dissipé, Jérôme qui a condamné à la douleur sa noble femme Catherine de Wurtemberg, Jérôme, roi de Westphalie, aime et vénère Napoléon. Les sœurs de l’Empereur, Élisa, princesse Bacciochi, Pauline, princesse Borghèse, l’ont compromis par leur conduite insensée ; Caroline épouse de Murat, reine de Naples, traite avec les alliés pour leur livrer l’Italie, après avoir spéculé sur la mort possible de celui à qui elle doit tout. Il a pardonné. Et les autres ; Bernadotte, roi de Suède par sa volonté, qui recrute dans ses États une armée destinée à envahir la France, sa patrie ; Fouché, trafiquant des secrets d’État ; Talleyrand en correspondance avec Metternich ce perfide ministre d’Autriche, Talleyrand, chargé jadis de négocier, avant qu’il fût question de Marie-Louise, le mariage de l’Empereur avec la sœur du Czar, et qui dit à ce dernier : C’est à vous, Sire, de sauver l’Europe ; vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon[2]. Bonaparte a pardonné !

Elle s’arrêta. Milhuitcent courbé en un salut plein de vénération murmurait :

— Vous aussi avez pardonné, Madame.

Elle le regarda surprise, puis comprenant soudain :

— Le divorce, veux-tu dire, petit… ; mais la raison d’État l’exigeait… Et puis étais-je digne de lui. Va, il m’a pardonnée souvent… il est resté bon pour moi… pour moi que le ciel, moins clément, a frappée en m’interdisant de lui donner un héritier.

Mais soudain un remue-ménage se produisit dans le palais… ; on courait dans les couloirs, des exclamations parvenaient jusqu’à la chambre de Joséphine.

— Que se passe-t-il donc, demanda-t-elle en faisant un pas vers la porte ?

À ce moment, celle-ci s’ouvrit brusquement. Une suivante parut essoufflée et lança d’une voix haletante :

— L’Empereur… il vient d’arriver avec un officier d’ordonnance.

— Lui !

Joséphine courut aux jeunes gens, leur serra les mains :

— Partez vite… Je vais lui parler… Cette fois, le danger est trop grand ; il faut qu’il punisse.

Mais se ravisant :

— Lui parler de quoi ?… je n’ai aucun détail… tenez-vous ici près, je vous ferai appeler.

Ils se dirigeaient vers la porte.

Une voix se fit entendre au dehors qui les cloua sur place.

— L’Impératrice est dans sa chambre… merci.

Simples étaient les mots, mais l’organe étrange, caressant et métallique, fit battre le cœur d’Espérat et de son compagnon.

Indécis, ils consultèrent Joséphine du regard.

— Trop tard, murmura celle-ci, il vous rencontrerait.

Et les poussant derrière un grand paravent blanc à monture dorée, sur les panneaux duquel se détachaient des J. surmontés de la couronne et soutenus de faisceaux de licteurs à l’Aigle Impériale.

— Tant pis s’il se fâche… vous êtes de braves gens et vous l’aimez comme moi.

  1. Plaisanterie de bobèche qui fit en effet grand bruit à cette époque.
  2. Mémoires du prince de Metternich.