La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch11

La bibliothèque libre.
sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 98-103).


CHAPITRE XI

Où Napoléon charge un enfant de veiller sur un homme.


Tout était en mouvement dans le palais. Des estafettes entraient, sortaient incessamment. La cour était pleine d’officiers, de chevaux. Sur tous les visages resplendissait une ardeur guerrière.

L’Empereur conduirait les troupes ; donc on allait à la victoire.

Voilà ce que pensaient tous ces vaillants, dans leur confiance en leur général.

Et là-bas, sur la place du Carrousel, la foule se pressait, oubliant les inquiétudes des jours précédents, secouée par un frisson d’espérance.

— Napoléon allait marcher contre les armées d’invasion.

La nouvelle s’était propagée comme une traînée de poudre. Les conspirateurs avaient tremblé au fond de leurs hôtels, et le peuple avait poussé un soupir de soulagement.

L’Invincible partait. Dans le silence de son cabinet, il avait bien certainement préparé le coup de foudre qui anéantirait les cohortes ennemies. Dans les plaines de France, il renouvellerait les prodiges d’Austerlitz, de Friedland, d’Iéna.

Un enthousiasme patriotique faisait palpiter tous les cœurs à l’unisson.

Des vivats saluaient les estafettes, les officiers. Les républicains eux-mêmes, emportés par l’espoir général, oubliaient leurs rancunes et criaient comme les autres :

— Vive l’Empereur  !

Sentant bien qu’en ce jour, ce cri signifiait aussi :

— Vive la France !

Tout ragaillardis par ce spectacle, Marc et son compagnon, traversèrent la cour, se glissèrent dans l’escalier accédant au cabinet impérial et parvinrent au premier.

Mais là, l’officier de service les arrêta.

Napoléon s’était rendu chez l’Impératrice. On attendait son retour. Cambacérès, l’archichancelier, et plusieurs dignitaires se proposaient de lui soumettre diverses dispositions concertées depuis la veille.

— Venez, murmura Vidal à l’oreille de Milhuitcent.

Le gamin obéit et s’engagea, avec le capitaine, dans la galerie aux torchères de bronze doré, qui faisait face à l’antichambre, où naguère Espérat avait eu tant de peine à pénétrer.

— Où allons-nous ? demanda l’enfant.

— À la rencontre de l’Empereur. C’est le seul moyen de lui parler ce matin.

— Il se fâchera, peut-être.

— Non ; à toute heure, il est prêt à écouter ceux qu’il sait ses amis.

En dépit de l’affirmation, Espérat était ému. Son cœur sautait dans sa poitrine et le sang, affluant à ses tempes, remplissait son crâne d’un bourdonnement semblable au roulement continu des tambours.

Il lui semblait sacrilège de détourner Napoléon des graves occupations qui l’absorbaient alors.

En vain, il se répétait que Bobèche avait sans doute eu raison, que le mariage de Lucile avec Enrik Bilmsen, désiré par les souverains ennemis de l’Empereur, devait certainement être préjudiciable à ce dernier, mais vu l’impossibilité d’expliquer le pourquoi de l’énigme, le doute rentrait en vainqueur dans son esprit et son trouble augmentait.

Comme en un brouillard, il vit défiler des salons somptueux, des glaces, des meubles lourds et majestueux, il franchit des portes, des couloirs.

— Attention, dit tout à coup Vidal, nous voici aux appartements de l’Impératrice.

Partout du monde, chambellans, généraux, ministres, sénateurs… Des femmes, malgré l’heure matinale, circulaient parmi les groupes.

Mais Vidal chercha vainement une dame d’honneur, une chambrière qui le pussent renseigner. En ce jour, plus d’étiquette, plus de service organisé. On entrait chez Marie-Louise comme dans un moulin.

De guerre lasse le capitaine entraîna Espérat. Tous deux pénétrèrent chez l’Impératrice. Et soudain ils s’arrêtèrent saisis, pris en pleine âme par une apparition inattendue.

En face d’eux, une porte, mal fermée sans doute, avait tourné lentement sur ses gonds, permettant à leurs regards d’embrasser la chambre à coucher de Marie-Louise.

Et debout au milieu de la pièce, le roi de Rome emprisonné dans ses bras, les yeux rayonnants de tendresse, et ses joues pâles tremblotant d’émotion, Napoléon était debout vis-à-vis de la blonde impératrice, qui le regardait avec son sourire insignifiant de femme incapable de comprendre les sentiments de son interlocuteur.

Marc, Milhuitcent demeurèrent sans mouvement, les pieds lourds, comme cloués au sol.

Ils comprenaient, eux, que le hasard leur montrait, non pas le souverain, mais le père disant adieu à son fils.

Et qu’eussent-ils ressenti si l’avenir, écartant les brumes qui le voilent, leur avait permis de se rendre compte que Napoléon pressait son enfant sur son cœur pour la dernière fois ; que sorti des Tuileries pour n’y plus rentrer, il ne reverrait jamais son fils, non plus que l’épouse légère et lâche qui abandonnerait platement le génie vaincu, plus encore, insulterait à sa défaite, et suprême injure, ferait du prince français, de ce bambin dont les veines contenaient du sang de l’Empereur, un pâle falot et débauché archiduc d’Autriche.

Sans doute, ils se fussent agenouillés dévotieusement, offrant leur existence au Très-Haut comme rançon de l’illustre victime qui allait lentement, déchirée, trahie, calomniée, commencer la dure ascension de son calvaire.


Par bonheur, la nature en sa sagesse infinie cache à l’homme les deuils futurs, ceux du passé suffisant à lui infliger toute la douleur qu’il peut supporter.

Et involontairement, ils abrégèrent le dernier adieu de Napoléon.

Celui-ci les vit ; devinant à leur attitude qu’un événement sérieux justifiait leur présence en ce lieu, il posa le roi de Rome sur le tapis, serra tendrement la main de Marie-Louise, et vint aux deux visiteurs en repoussant la porte derrière lui.

Excuses, explications… Vidal exprima le tout en quelques phrases brèves. Napoléon, chassant de son esprit les tristesses du moment, l’écouta attentivement. Puis d’une voix nette, précise :

— Vous avez raison, il faut savoir quel intérêt ont les princes alliés au mariage de Mlle  de Rochegaule. Vidal, tu partiras aussitôt après que j’aurai confié l’Impératrice et son fils aux officiers de la garde nationale. Qu’ils les défendent, que, quoi qu’il arrive, ils empêchent ces êtres chers de tomber aux mains de l’ennemi.

Mais dominant l’attendrissement qui se faisait jour dans ces dernières paroles, l’Empereur poursuivit :

— Je quitte Paris demain matin. Je serai le soir à Châlons, je prendrai le lendemain Saint-Dizier, où les alliés s’installent. Tu m’y retrouveras. Va. Je garde mon jeune ami Espérat.

Et resté seul avec le gamin :

— Écoute, Espérat. Tu es courageux, intelligent, adroit. Je veux te charger d’une mission.

— Oh merci, s’exclama Milhuitcent avec feu, Sire, je vous remercie.

Comme Vidal tout à l’heure, Napoléon passa sa main sur les cheveux de l’enfant :

— Que n’ai-je cent mille petits amis comme toi. Je serais assuré de triompher.

Il eut un mouvement de tête volontaire :

— On doit vaincre avec les ressources que l’on possède, grommela-t-il comme s’il se gourmandait…

Puis baissant la voix :

— Écoute. Tu connais bien les environs de Saint-Dizier.

— Oui, Sire, pas un sentier que je n’aie parcouru, pas un massif d’arbres que je n’aie exploré.

— Bien. Alors l’endroit que l’on nomme La Croix des Cosaques… ?

— Tout le pays sait que cette croix lut élevée à la mémoire de deux habitants de la ville tués par les Autrichiens en 1792.

— Par les Autrichiens ?… pourquoi ce nom… : Croix des Cosaques.

— Je l’ignore… les paysans ne sont pas des géographes bien remarquables…

— Tu as raison, laissons cela. Tu vas te rendre aux écuries.

— Bien.

— Tu feras seller un cheval.

— Pour quitter Paris ?

— Oui.

— Alors deux chevaux, Sire, je vous en prie, supplia le gamin.

— Pourquoi deux ?

— Parce que j’ai promis à mon ami Bobèche de faire campagne avec lui… Vous ne voudriez pas me faire manquer à ma parole.

L’Empereur pinça gaiement l’oreille de son jeune interlocuteur.

— Tu as raison, va pour Bobèche. Tu feras seller deux chevaux, sans avertir Vidal…

— Je ne l’avertirai pas.

— Tu fileras sur Saint-Dizier. Pour les relais ne t’inquiète de rien, voici un ordre de ma main.

Tout en parlant Napoléon avait tracé quelques mots sur une feuille arrachée à son calepin.

Espérat la prit avec respect :

— J’arrive à Saint-Dizier, Sire… et…

— Tu tâches d’apprendre ce qui s’est passé exactement au château de Rochegaule.

— J’essaierai.

— Et surtout…

— Surtout ?

— Assure-toi que Vidal ne court aucun danger, c’est de la Croix des Cosaques que doit partir le coup.

— Vous craignez, Sire… ?

— Oui, mon ami. Je ne vois pas en quoi l’union de Mlle  Lucile pourrait jamais me nuire, mais je vois très bien la satisfaction qu’aurait le vicomte d’Artin à attirer mon brave capitaine dans un guet-apens.

Le jeune garçon tressaillit. La lumière se faisait en son esprit. Oui, l’Empereur avait du premier coup distingué la vérité. C’était à Marc Vidal certainement que l’on en voulait.

— Bon, fit-il les yeux étincelants, avec Bobèche, nous serons à la parade.

— Oh ! oh ! plaisanta Napoléon, tu fais des mots maintenant ?

— Cela ne m’empêchera pas de mourir s’il le faut pour le service de votre Majesté.

— Je le crois ; va donc, petit, mais ménage-toi. Je désire te revoir après demain soir au quartier général.

Le gamin saisit la main de son interlocuteur, la porta à ses lèvres et s’élança à travers les salles où la foule augmentait toujours.

Une heure après, monté sur un superbe cheval, en tenant un second en main, Espérat passait sous l’arc de triomphe du Carrousel.

Sur le quai, il trouvait Bobèche qui l’attendait.

— Aussitôt prévenu, mon vieil Espérat, déclara le pitre, j’ai envoyé une lettre d’adieu à mon directeur. Je me retire du monde pour un temps, lui ai-je affirmé. Je suis donc libre comme l’air et tout à ton service… À celui de l’Empereur aussi, ajouta-t-il après un silence, car, quoi qu’en pense Sa Majesté, la recherche de Mlle  de Rochegaule par Enrik Bilmsen ne menace pas seulement Vidal… Cela, personne ne me l’ôtera de la tête, personne… à moins d’ôter la tête tout entière avec le célèbre instrument de M. Guillotin.

Et sautant en selle.

— Allons, mon vieil Espérat, en route.

Les deux cavaliers rendirent la main, et les chevaux prirent un trot rapide.