La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch12

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 104-117).


CHAPITRE XII

Un pope, un ivrogne, un espion, un fanatique de napoléon, quatuor en une personne.


Sur le coup de deux heures après-midi, la petite porte sale et disjointe de l’auberge du Dragon vainqueur livra passage à un homme à la face bourgeonnée, à la longue barbe d’un roux éteint, personnage puissant de partout, fait de proéminences assemblées, résolvant le difficile problème de la quadrature du cercle en se montrant à la fois rond et carré.

Une fois sur la route qui conduit de Saint-Dizier à Vitry-le-François, l’homme s’arc-bouta sur ses jambes, avec une difficulté évidente à assurer son équilibre. Ses yeux clignotants se fixèrent un instant sur l’enseigne qui avait donné son appellation à l’auberge. Il parut admirer la feuille de zinc, se balançant en drapeau le long d’une tige de fer et ornée d’un barbouillage demi déteint, où l’observateur attentif discernait confusément un dragon, sabre au poing, lardant en un geste héroïque un brouillard de teinte neutre qui, sans doute figurait l’ennemi.

— Ça, fit le bonhomme, ça, c’est un soldat.

Et d’un air attendri, avec une émotion qui en disait long sur ses habitudes bachiques :

— Ces dragons sont nés coiffés… bien coiffés, les gaillards, d’un casque aussi vaste qu’un seau… Avec un instrument pareil, on doit dédaigner les verres… un casque c’est bien plus commode pour boire beaucoup à la fois.

Ce disant il retira le bonnet haut qui recouvrait son crâne et le tenant devant lui, il reprit piteusement :

— Moi, je n’ai qu’une mitre grecque, la mitre d’un pauvre pope de Russie. C’est de la soie, ça laisse filtrer le liquide. Y mettre du vin serait sacrilège, cela ne peut servir que pour l’eau.

Et avec une grimace :

— L’eau… pouah ! le schnaps des grenouilles. Rien que le mot sur ma langue me donne la nausée… Comment l’homme, ce roi des êtres, peut-il admettre l’eau, après le désastre du déluge… L’homme est imparfait, Messieurs, il l’est… l’expérience ne lui profite pas. Sans cela l’humanité n’aurait que deux occupations : cultiver la vigne d’abord, faire disparaître ensuite les fleuves, rivières, puits, tous ces récipients méprisables de l’eau… ; aqua disent les prêtres de

Rome, et ils ont raison, car l’aqua sert à quoi, vous réduit à quoi ? à l’état de canard, de poule mouillée.

Puis brandissant sa calotte, le personnage dans lequel on a sans peine reconnu un ivrogne, entonna d’une voix tonitruante sur un air lent, solennel, rappelant les rythmes larges des chants sacrés.

Terre
Et tonnerre,
Cœlum
Hum !
De par l’universe boule
Qui dans l’espace roule
Rien n’est divin
Que le vin !

Mais l’homme remit son bonnet, s’appliqua les mains sur la bouche, comme pour empêcher les sons de jaillir au dehors et grommela :

— Tais-toi, Yvan Platzov, tais-toi… Tu te ferais arrêter pour tapage… nocturne.

Nocturne, à deux heures de l’après-midi, était osé. Cependant l’ivrogne s’entêta dans son erreur et, montrant le poing au soleil pâle d’hiver qui brillait au ciel momentanément dégagé de nuages, il acheva :

— D’autant plus que cette nuit, la lune éclaire comme un petit soleil.

Sur ce il se mit en marche avec un effort aussi violent que s’il avait été attelé à une charrette lourdement chargée, et tout en décrivant des festons irréguliers, il bredouillait :

— C’est à la Croix des Cosaques que le chevalier m’attendra… je l’aime ce chevalier que je ne connais pas… car je me souviens… Ah ! ah !

Il rit d’un rire sonore :

— On a beau plaisanter le pope Ivan Platzov, l’appeler sac à vin, futaille sans fond… il a la mémoire.

Et se plantant devant un arbre qui bordait la route :

— Tiens, tu as l’air d’un bon garçon, toi… Écoute si Ivan Platzov se rappelle bien. Le vicomte d’Artin m’a dit : Va à la Croix des Cosaques, un peu après le village de Perthes… tu y rencontreras le chevalier de Mirel, mon jeune frère.

Il se frotta les mains avec satisfaction :

— Hein ? Je récite ma leçon sans broncher.

Puis il poursuivit :

— Tu répéteras ceci au chevalier : Qu’il m’attende à la nuit à la Croix des Cosaques, je viendrai avec les amis qu’il sait. Il faut que nous pénétrions dans le château de Rochegaule, sans être vus de personne. Pour toi, pope, Mirel te conduira à la cave et te laissera en tête à tête avec les fûts et bouteilles.

D’un ton pénétré, le Russe murmura :

— Il n’y a pas de meilleure société.

Brusquement il se pencha vers l’arbre auquel il tenait ce discours.

— Hein ? Tu dis ?… Parfaitement, j’ai compris… il y aura des victimes… Tu penses bien, une cave de gentilhomme contient du noble vin… et je compte lui marquer mon estime… à tout seigneur, tout honneur.

L’ivrogne se secoua :

— Seulement pour boire, il faut marcher… On m’offrait bien un cheval… mais je crains le cheval… ; c’est un animal imparfait… jamais je n’ai pu en rencontrer un qui trotte droit… ils trottent tous de travers… comme les crabes… Du reste qu’attendre d’une bête qui absorbe de l’eau à seaux… évidemment elle ne peut pas être solide sur ses jambes. Aqua est stultitia non virtus… oui, Messieurs, aquatiques hérétiques, je le maintiens du haut de cette chaire auguste : Stultitia, non virtus… Notre Seigneur lui-même a voulu vous indiquer la transmutation, but de la création de l’homme. Aux noces de Cana, il transforma l’eau en vin, vinum… et la Bible, ce livre saint, n’enseigne-t-il pas l’amour du vin, le respect de l’être qui contient beaucoup du précieux breuvage. Noë était ivre et dormait nu, non vestitus, et ses fils le plaisantant furent punis… Maledictio Domini.

Mais tendant les poings à d’invisibles adversaires :

— Au surplus, je vous abandonne à votre hérésie… je vais à la Croix des Cosaques.

Pesamment Ivan Platzov poursuivit son chemin.

Depuis le matin, l’avant-garde du corps russe de Landskoï avait occupé Saint-Dizier, et le pope circulait comme en pays conquis avec sa casaque aux larges manches, sa robe poussiéreuse et sa mitre de soie. Ce prêtre de l’église orthodoxe grecque allait sur la route, aussi paisiblement qu’en sa lointaine patrie, alors qu’il portait d’isba en isba, son ivresse et les consolations de sa religion.

Du reste son allure n’avait rien de conquérant, et quand de pauvres gens, fuyant l’invasion, le dépassaient, fouaillant des chevaux essoufflés qui tiraient des voitures, des charrettes sur lesquelles s’empilaient meubles, matelas, portraits de famille, etc., le pope les saluait d’un amical et retentissant :

Pax vobiscum.

Sans se douter évidemment que souhaiter la paix aux victimes de la guerre constitue une sanglante ironie.

Zigzaguant, monologuant, Ivan atteignit le village de Perthes en partie abandonné par la population. Des chiens errants, oubliés par leurs maîtres dans la précipitation de la fuite, aboyèrent après lui.

Cave canem, gronda-t-il, prends garde au chien, Platzov, ces animaux immondes ne reconnaissent point en toi un vase d’élection ; ce sont des infidèles… mais pratiquant le pardon des injures, je les bénis et j’appelle sur eux la clémence divine.

Mais il s’interrompit à la vue de la branche de houx d’une auberge.

— Un sanctuaire de Bacchus, s’écria l’ivrogne avec extase, templum vini ! Salut, houx sacré, salut, cathédrale de la vigne. Piéton lassé, je vais réparer mes forces en ce lieu.

Cinq minutes plus tard, le pope installé sur un banc, devant un pot de vin blanc de dimension respectable, s’occupait à faire passer le liquide du broc de terre dans son estomac, entremêlant ce travail de transvasement, d’actions de grâces rugies à l’adresse du Très-Haut.

Un second, puis un troisième pot succédèrent au premier. Si bien que le crépuscule venait, lorsque le buveur se décida à poursuivre son voyage.

Il se leva non sans peine, solda son écot, et gagna la porte :

— Courage, murmura-t-il, je dois être bientôt arrivé… toujours tout droit, m’a-t-on dit à Saint-Dizier… Allons donc tout droit.

Mais làs ! Quand on lui avait donné cette indication, le pope était sans doute dans l’axe de la route, tandis qu’à cette heure il se trouvait à l’extrémité d’une perpendiculaire à cet axe. Aussi traversant la rue en quelques enjambées, il alla heurter de l’abdomen le mur de la chaumière faisant face à l’auberge.

Le choc fut violent… si violent, que l’ivrogne recula de trois pas, et conserva son équilibre uniquement par un de ces miracles qui ont fait dire aux gens sobres :

— Il y a un dieu pour les buveurs !

Ivan Platzov oscilla un instant ainsi qu’un pendule, se frictionna l’endroit endolori, et rêveur.

— Ces Français… toujours portés à rire… Voilà qu’ils ont mis une maison au milieu de la route.

Cependant il eut une lueur, revint sur ses pas, et entr’ouvrant la porte de l’auberge demanda :

— De quel côté est la Croix des Cosaques, mon fils ?

Le cabaretier sans se déranger répondit :

— À main gauche.

— Parfait !

Et Ivan referma l’huis.

Mais une nouvelle difficulté surgit. L’ivrogne éleva sa main gauche à hauteur de ses yeux.

— Bon, fit-il, c’est de ce côté…

Par malheur il oscilla sur ses jambes, pivota sur lui-même, et naturellement, sa main exécuta un demi-cercle avec le reste de sa personne.

— Patatras, bredouilla-t-il, ma gauche tourne, c’est une gauche-girouette — sinistra circulans, — si encore j’étais certain que la terre évolue dans le même sens, je pourrais la suivre… mais la certitude me manque.

Une émotion bachique grandissait en lui. Presque pleurant, il tendit les bras vers le ciel.

O Domine ! Si tu ne m’envoies un roi mage, un astronome, ou quelque autre marcheur à l’étoile, ton serviteur va s’égarer.

Soudain le pope eut une exclamation joyeuse. Des pas sonnaient sur la route, et à peu de distance, une silhouette humaine se montrait, se rapprochant du Russe.

— Le Seigneur est le secours et le protecteur de ceux qui se confient à lui, psalmodia Platzov, adjutor et protector corum. Voici le roi mage.

Cependant l’inconnu était parvenu à la hauteur du pope. Celui-ci le salua, pensa choir durant ce mouvement courtois, mais reprenant son aplomb :

— Salut, ô roi de l’étoile, salut. Le Seigneur t’envoie à l’aide d’un malheureux perdu dans la nuit. Sois mon guide, le guide du voyageur égaré dans les ténèbres.

Le promeneur attardé avait d’abord fait mine de se mettre en défense, mais reconnaissant l’état d’ébriété de son interlocuteur, il parut, bannir toute crainte :

— Vous cherchez votre chemin, mon brave homme.

Homo fortis, tu l’as dit, mon fils, s’écria le pope, un adorateur de la vertu, virtutis adorator, que les démons de la nuit enveloppent de ténèbres…

— Ah çà ! murmura à part lui le nouveau venu, il parle comme l’abbé Vaneur, à Stainville.

Et à haute voix :

— Seriez-vous prêtre ?

— Je le suis, mon fils, en vérité. Pope religieux, religiosus, de la sainte Russie, venu en France pour combattre l’erreur et proclamer la vérité !

Son interlocuteur s’était reculé :

— Un Russe, gronda-t-il à mi-voix, un ennemi. Espérat, laisse cet homme ivre et poursuis ton chemin.

Le hasard venait de jeter Milhuitcent en face de l’émissaire du vicomte d’Artin.

Après avoir galopé tout le jour, en compagnie de Bobèche, le jeune garçon avait appris, à Héricourt, agglomération située à quelques kilomètres à l’ouest de Saint-Dizier, l’occupation de la ville par le corps d’armée russe de Landskoï.

Sa résolution fut aussitôt prise. Il laissa le pitre s’occuper du gîte, des chevaux, et s’enfonçant bravement dans la campagne, il avait rejoint, trois cents mètres en deçà de Perthes, la route de Vitry-le-François.

Il se hâtait vers la Croix des Cosaques, quand l’interpellation de l’ivrogne avait suspendu sa marche.

Donc il allait s’éloigner, quand une parole d’Ivan piqua sa curiosité :

— Sois-moi propice comme l’étoile du matin, Stella matutina — enseigne au pauvre pope où perche la Croix des Cosaques.

— La Croix des Cosaques, interrogea avidement le gamin ; vous allez à la Croix des Cosaques ?

— Sans doute, sans doute… puisque ma langue l’affirme — non mendax sum — mais les génies de l’ombre m’emprisonnent dans leurs nuages obscurs… j’ai des oreilles et je ne vois pas, mes yeux seuls me permettent d’entendre… Aures habeo et non video, sed oculi mei audiunt.

Comme on peut le remarquer, les dernières libations du pope lui avaient suggéré des idées bizarres à l’endroit de ses appareils auditif et visuel. Il continua :

— Et vois la malice du démon… mon retard fera attendre un gentilhomme, un jeune gentilhomme de noble race, au nom doux comme le miel… Va, va, mon fils, tu penses peut-être que le vin m’a fait oublier… non, rassure-toi, il s’appelle Henri de Mirel…

— Henry de Mirel, s’exclama Espérat, stupéfait d’entendre prononcer le nom du correspondant de Marc Vidal, de cet adolescent qu’il comptait lui-même trouver à la Croix des Cosaques. Henry de Mirel ?

Son intonation frappa Ivan malgré son ébriété :

— Tu le connais, mon fils ? Plus heureux que moi, tu connais celui vers qui m’envoie son frère vénéré, vicomte d’Artin.

— Son frère, reprit le gamin d’une voix étranglée par l’émotion…

Comme un éclair, le pressentiment de la vérité traversa son esprit. L’empereur lui avait formellement déclaré qu’il craignait un guet-apens contre Marc Vidal… Et voilà que cette crainte vague prenait corps.

— Oh ! pensa Milhuitcent. Je veux savoir… je veux faire parler cet ivrogne.

Au même instant, le pope s’écriait avec une joie débordante :

— Hosannah ! tu as dit : Mon frère… tu t’es trahi, tu es celui que je cherche… La voix du sang — vox sanguinis — a disjoint tes lèvres.

Dans le trouble de l’ivresse, Ivan avait mal entendu.

Espérat frissonna de plaisir. Il n’avait plus besoin de se creuser l’esprit pour délier la langue de son interlocuteur. Celui-ci, s’acharnant dans sa méprise, parlait, parlait sans s’arrêter :

— Oui chevalier, mon fils, le vicomte m’envoie vers toi. Ambassadeur fidèle — fidelis legatus — je t’apporte ses paroles. Vers le milieu de la nuit, attends-le à la Croix des Cosaques. Il y viendra avec ceux que tu sais… Tu les introduiras secrètement dans le château de Rochegaule.

— Secrètement, redit Espérat ?

— C’est-à-dire de façon que nul ne les aperçoive. La nuit est favorable à cette opération.

Puis s’accrochant au bras du jeune garçon qui, machinalement, se dirigeait vers le lieu désigné :

— Sois le bâton du pèlerin fatigué, lassatus sum et non satiatus, lassé, non rassasié. Entends la volonté de ton frère. Il te charge de me conduire aux caves de Rochegaule et de m’enfermer parmi les futailles, les bouteilles… ; et dans l’arôme des vins généreux, plus subtil, plus aimable que les vapeurs de l’encens, mes actions de grâces monteront vers le ciel.

Pris d’un enthousiasme subit à la pensée de ce tableau délectable, Ivan Platzov rugit d’une voix de tonnerre :

La sève vermeille
De la treille
Pétillera,
Coulera
Portant partout à la ronde
L’oubli des fautes du monde

On eût dit un buffle beuglant dans la plaine.

Espérat essaya de se dégager, mais l’ivrogne ne lâcha pas prise :

— Bien… tu n’aimes pas la musique, mon fils ; je mettrai une sourdine à mes vocalises. Tu préférerais peut-être me voir danser comme le roi David devant l’arche. Je le ferais si mes jambes le permettaient. Par malheur, tout ce qu’elles peuvent, c’est marcher.

Et se cramponnant au bras du jeune garçon, entraînant son guide dans les zig zags imprévus de sa déambulation bachique :

— Allons, allons, mon fils. Gagnons la Croix des Cosaques, et de là, les caves du castel de Rochegaule.

À présent, Milhuitcent se trouvait fort embarrassé de son compagnon. Certes, il était ravi d’avoir si aisément obtenu les renseignements de l’ivrogne, mais celui-ci lui serrait le bras comme dans un étau. À cinq cents mètres à peine, tous deux arriveraient au petit carrefour où la Croix des Cosaques dressait ses bras de pierre. Et alors qu’adviendrait-il ?

Si le véritable Henry de Mirel était là, la supercherie se découvrirait. Il faudrait renoncer à percer le mystère que le gamin sentait autour de lui.

Oh ! à tout prix, il importait de se débarrasser du pope.

Soudain Espérat eut un cri de joie :

— Hein, tu trébuches, mon fils, grommela Ivan Platzov, prends garde de tomber, cave ne cadas, remercie le Seigneur, et son humble serviteur d’avoir soutenu tes pas chancelants.

Et son esprit, tourmenté par les fumées du vin, se portant vers les idées sacrées, l’ivrogne entonna ce verset des Psaumes :

Suscitans a terra inopem, et de stercore erigens pauperem. — Il tire l’indigent de la poussière et relève le pauvre de dessus son fumier !

Il aurait continué, si son interlocuteur ne l’eût interrompu :

— Bon pope, une idée me vient.

— Cela est possible, mon fils, fit onctueusement le disciple de Bacchus, profitant de l’occasion pour s’arrêter au milieu de la route.

— La nuit est venue.

— Cela doit être, car il fait noir comme en un four.

— Je ne puis donc vous conduire au château.

Ivan poussa un gémissement de détresse.

Inspiratio diabolica… Chasse cette pensée diabolique… Prétendrais-tu me laisser exposé aux intempéries, dans l’ombre humide, où le ciel pleure la rosée froide. Non, non, tu n’agiras pas ainsi… Le Seigneur se détournerait de toi, chevalier ; il ne bénirait pas la maison d’Israël, il ne bénirait pas la maison d’Aaron.

Comprimant avec peine une violente envie de rire, Espérat répliqua lentement :

— Je dois obéir aux ordres de mon frère aîné.

— Le vicomte d’Artin, sans doute, sans doute… Le frère aîné, en l’absence du père, est le chef de famille, Caput, oui, Caput et dux, tête et général.

— Il m’a commandé de l’attendre à la Croix des Cosaques, la nuit venue. Je suis donc forcé de m’y arrêter, car mon frère y pourrait arriver, tandis que nous ferions route vers le château.

Un soupir, bruyant comme un souffle d’orage, s’échappa de la bouche du pope.

— Tu as raison… cela est juste, fit-il en courbant le front. Loin de moi le désir de semer la division entre les frères… Au pied de la croix, nous nous assoirons sur la terre humide et la pluie des nuées nous transpercera et ce sera l’expiation douloureuse de nos fautes.

Milhuitcent cligna des yeux. Son interlocuteur était dans l’état d’esprit où il avait désiré l’amener :

— Je m’en voudrais d’exposer un saint homme au brouillard sans lui assurer le moyen de le combattre.

Du coup l’ivrogne dressa l’oreille :

— Ah ! mon fils, il n’en est qu’un… la douche intérieure d’un crû généreux. Y a-t-il une auberge aux environs ?

— Non.

— Alors que comptes-tu faire ?

— Nous munir à Perthes d’un broc de vin.

Ivan étreignit le gamin, le pressa sur sa poitrine :

— Tu es inspiré par l’Esprit Saint, Spiritu sancto, la gloire du monde sera la tienne… Viens, enfant béni en ta jeune raison, chevalier de mon cœur, allons quérir le broc, grâce auquel nous vaincrons les maléfices de la nuit.

Cinq minutes après, tous deux pénétraient dans l’auberge délaissée un instant plus tôt par l’ivrogne. Espérat se fit remettre une cruche de vin, où il versa, tandis que son compagnon, assis sur un banc, soufflait d’aise, une bouteille d’eau-de-vie. Puis, ayant payé le cabaretier, il sortit, traînant à la remorque le pope et portant le broc empli de liquide.

Les croix dressées dans la campagne en souvenir d’un événement tragique sont assez rares dans les environs de Saint-Dizier.

Néanmoins, du village de Perthes au château du Rochegaule, il s’en trouvait deux : celle des Cosaques, située sur la grand route, à son croisement avec le chemin d’Arrigny à Sermaize, l’autre entre cette route et les rives de la Marne. Cette dernière s’appelait la Croix Baudouin.

Sans que l’ivrogne en eût conscience, le gamin se jeta avec lui dans un sentier de traverse conduisant à celle-ci. Quelques centaines de pas les amenèrent auprès du monument grossier, et le désignant, Espérat déclara sans sourciller :

— Voici la Croix des Cosaques.

Ne connaissant ni l’une ni l’autre, Ivan Platzov ne pouvait protester. Il s’installa donc sur le sol, le dos appuyé au montant de la Croix Baudouin et, joyeux de se sentir enfin en équilibre stable :

— Passe-moi la cruche, chevalier, le vin n’est pas seulement curatif de l’humidité, il est préventif… réchauffons-nous avant d’avoir froid.

Son interlocuteur s’empressa de déférer à ce désir. L’ivrogne avala une longue lampée, puis déposant le vase à portée de sa main :

— Oh ! oh ! ce tavernier t’a traité en gentilhomme. Ce vin est meilleur que celui qu’il me servit tantôt.

Et hochant la tête d’un air entendu :

— Depuis sept ans que je suis en France, je n’en bus jamais de plus agréable au palais. Ce vin est angélique… Angelicum vinum beatificat cor hominum.

L’eau-de-vie mélangée au breuvage expliquait assez la réflexion de l’ivrogne. Mais les dernières paroles avaient fait tressaillir le gamin ;

— Depuis sept ans, répéta-t-il, vous ne suivez donc pas l’armée russe ?

— La suivre… non pas, chevalier… je l’ai précédée.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ?… Ah ! mon jeune ami… tu es curieux, curiosus scientiæ… C’est une histoire, vois-tu… et les histoires donnent soif… Cependant je parlerai… Car tu es aimable… tu es agréable à voir comme un cep de vigne chargé de grappes… je parlerai. Passe-moi la cruche, vase d’éloquence, vas eloquentiæ, fons ciceronica, source cicéronienne.

Puis après une tendre accolade au broc, il reprit d’une voix pâteuse :

— En 1807, j’étais un pauvre pope, desservant le village d’Orslaïef, près de Saint-Pétersbourg. Pour boisson : de la bière d’orge, du schnaps vulgaire… Je les buvais par esprit de pénitence, espérant arriver à la rémission de mes fautes… Mais le Seigneur veillait sur moi… Un Français émigré, résidant à Orslaïef m’avait enseigné sa langue, la seule digne d’un franc buveur, la seule propre à définir les mérites nuancés du sang de la vigne.

Ivan respira :

— Tu ne bois pas, mon fils ?

— Non, pope, j’écoute, ta voix me réjouit plus que le vin.

— Plus que le vin, murmura le Russe d’un ton pénétré, tu me flattes, chevalier… n’importe, je boirai pour deux.

Une nouvelle caresse à la cruche et Platzov poursuivit, les yeux clignotants, la tête oscillant sur ses épaules :

— Le Tzar avait peur de Napoléon… Il recrutait des espions à envoyer en France…

— Et il vous choisit, pope.

— Je savais le français, mon fils, le Czar en fut informé… Spes et fides, espérance et foi, il mit tout en moi.

Le visage d’Espérat s’était contracté. Ainsi, il avait en face de lui un espion, un homme payé par la coalition européenne pour trahir l’Empereur. Un désir fou de briser le crâne du pope gronda en son esprit… Mais le souvenir de Vidal, de Lucile le retint. Il ne s’appartenait pas. Il devait, suivant l’ordre reçu aux Tuileries, veiller sur le capitaine qui, sans doute, à cette heure galopait à toute bride sur la route de Saint-Dizier.

Oui, il fallait bien vite mettre l’ivrogne, cette brute pesante, dans l’impossibilité de le retenir, de contrarier ses projets. Il souleva la cruche et presque de force, il l’appliqua aux lèvres d’Ivan, obligeant celui-ci à ingurgiter une énorme rasade. Le Russe n’y vit pas malice :

— Merci, mon fils, bégaya-t-il, merci… tu es gracieux comme Rébecca puisant à la fontaine.

Puis lentement :

— Tu me parlais de Napoléon. Voilà sept ans que je vis en France… sept ans… sept fois douze mois, à la fin de chacun desquels j’envoie en Russie un rapport…

Oh ! ça ne me fatigue pas… deux pages à écrire par mois… sans me déranger, car les Français sont aimables, bavards, ils me dictent ce que je dois conter… et mon gouvernement me paie largement, je m’offre les meilleurs vins de France et je bois… à la santé de l’Empereur… de cet homme de génie à qui je dois le bonheur…

Avec attendrissement, il appuya :

— Je lui dois tout… depuis sept ans, j’ai toujours été ivre, toujours,… hein ! mon fils, c’est le ciel sur la terre.

Maintenant Espérat souriait, amusé par la logique bizarre de son interlocuteur.

— Mais alors, demanda-t-il, à moins d’être ingrat, vous devez aimer Napoléon ?

Ivan eut un grand geste :

— Si je l’aime… sans doute… il est mon héros… mon seigneur, mon maître… Avez-vous cru le pauvre pope incapable de reconnaissance… Oh ! ôtez-vous cela de l’esprit… Ministre du Très-Haut, j’élève mes prières vers lui : — Salvum fac imperatorem. — Sauve l’Empereur, souverain de l’espace, sauve-le. Car si les fous qui le combattent réussissaient à le renverser, c’en serait fait de ma félicité, ma carrière serait à jamais brisée.

Et dans un hoquet, d’une voix qui s’empâtait de plus en plus, l’ivrogne clama lourdement :

— Vive l’Empereur !

Cette fois, Milhuitcent dut se tenir pour ne pas céder au rire qui montait à ses lèvres.

Une dernière fois il souleva la cruche, entonna le reste du contenu dans la bouche du pope.

— Merci, soupira celui-ci, et définitivement vaincu par cette suprême rasade, Ivan s’allongea sur le sol, anéanti par le sommeil soudain de l’ivresse.

D’un bond Espérat fut debout :

— Bonne nuit, compère, s’écria-t-il avec un accent de triomphe. À présent, à la Croix des Cosaques.

Et à toutes jambes il regagna la route de Vitry-le-François.