La Mort de la Terre - Contes/La Mort de la Terre/III

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III

La planète homicide

Ces planeurs parurent frôler la Dent de Pourpre, inclinée sur l’abîme ; une ombre orange les enveloppait ; puis ils s’argentèrent au soleil zénithal.

— Les messagers des Terres-Rouges ! s’écria Manô.

Il n’apprenait rien à ses compagnons de route : aussi bien ses paroles n’étaient qu’un cri d’appel. Les deux escadrilles hâtaient leur marche ; bientôt, les masses pâles s’abaissèrent vers les pennes émeraude des Hautes-Sources. Des salutations retentirent, suivies d’un silence ; les cœurs étaient lourds ; on n’entendait que le ronflement léger des turbines et le froissement des pennes. Tous sentaient la force cruelle de ces déserts où ils semblaient siller en maîtres.

À la fin, Targ demanda, d’une voix craintive :

— Connaît-on l’importance du désastre ?

— Non, répondit un pilote au visage bistre. On ne le connaîtra pas avant de longues heures. On sait seulement que le nombre des morts et des blessés est considérable. Et ce ne serait rien ! Mais on craint la perte de plusieurs sources.

Il pencha la tête avec une calme amertume :

— Non seulement la récolte est perdue, mais beaucoup de provisions ont disparu. Toutefois, s’il n’y a pas d’autre secousse, avec l’aide des Hautes-Sources et de la Dévastation, nous pourrons vivre pendant quelques années… La race cessera provisoirement de se reproduire et peut-être n’aurons-nous à sacrifier personne.

Un moment encore, les escadrilles volèrent de conserve, puis le pilote au visage bistre changea la direction : ceux des Terres-Rouges s’éloignèrent.

Ils passèrent parmi les pics redoutables, au-dessus des gouffres, et le long d’une pente qui eût, jadis, été couverte de pâturages : maintenant, les ferromagnétaux y multipliaient leur descendance.

— Ce qui prouve, songea Targ, que ce versant est riche en ruines humaines.

De nouveau, ils planèrent sur les vallées et les collines ; vers les deux tiers du jour, ils se trouvaient à trois cent kilomètres des Terres-Rouges.

— Encore une heure ! s’écria Manô.

Targ fouilla l’espace avec son télescope ; il aperçut, indécises encore, l’oasis et la zone écarlate à qui elle avait emprunté son nom. L’esprit d’aventure, engourdi après la rencontre des grands planeurs, se réveilla dans le cœur du jeune homme ; il accéléra la vitesse de sa machine et devança Manô.

Des vols d’oiseaux tournoyaient sur la zone rouge ; plusieurs s’avancèrent vers l’escadrille. À cinquante kilomètres de l’oasis, ils affluèrent ; leurs mélopées confirmaient le désastre et prédisaient des secousses imminentes. Targ, le cœur serré, écoutait et regardait, sans pouvoir articuler une parole.

La terre désertique semblait avoir subi la morsure d’une prodigieuse charrue ; à mesure qu’on approchait, l’oasis montra ses maisons effondrées, son enceinte disloquée, les récoltes presque englouties, de misérables fourmis humaines grouillant parmi les décombres…

Soudain, une immense clameur déchira l’atmosphère ; le vol des oiseaux se brisa étrangement ; un effrayant frisson secoua l’étendue.

La planète homicide consommait son œuvre !

Seuls, Targ et Aria avaient poussé un cri de pitié et d’horreur. Les autres aviateurs continuaient leur route, avec la tristesse calme des Derniers Hommes… L’oasis fut là. Elle retentissait de plaintes sinistres. On voyait courir, ramper ou panteler de pitoyables créatures ; d’autres demeuraient immobiles, frappées par la mort ; parfois, une tête sanglante semblait sortir du sol. Le spectacle devenait plus hideux à mesure qu’on discernait mieux les épisodes.

Les Neuf planèrent incertains. Mais le vol des oiseaux, d’abord enfiévré par l’épouvante, s’harmonisait ; aucune autre secousse n’était prochaine : on pouvait atterrir.

Quelques membres du Grand Conseil reçurent les délégués des Hautes-Sources. Les paroles furent rares et rapides. Le nouveau désastre, exigeant toutes les énergies disponibles, les Neuf se mêlèrent aux sauveteurs.

Les plaintes parurent d’abord intolérables. Des blessures atroces avaient raison du fatalisme des adultes ; les cris des enfants étaient comme l’âme stridente et sauvage de la Douleur…

Enfin, les anesthésiques apportèrent leur aide bienfaisante. L’ardente souffrance sombra au fond de l’inconscient. On n’entendait plus que des clameurs éparses, les clameurs de ceux qui gisaient dans la profondeur des ruines.

Une de ces clameurs attira Targ. Elle était craintive, non douloureuse ; elle avait un charme énigmatique et frais. Longtemps, le jeune homme ne put la situer… Enfin, il découvrit un creux d’où elle jaillissait plus nette. Des blocs arrêtaient le veilleur, qu’il se mit à écarter avec prudence. Il lui fallait constamment interrompre le travail devant les menaces sourdes du minéral : des trouées se formaient, brusques, des pierres s’éboulaient ou bien on entendait des vibrations suspectes.

La plainte s’était tue ; la tension nerveuse et la fatigue couvraient de sueur les tempes de Targ…

Soudain, tout sembla perdu : un pan de paroi croulait. Le fouilleur, se sentant à la merci du minéral, baissa la tête et attendit… Un bloc le frôla ; il accepta la destinée ; mais le silence et l’immobilité se refirent.

Levant les yeux, il vit qu’une grande cavité, presque une caverne, s’était ouverte vers la gauche : dans la pénombre, une forme humaine était étendue. Le jeune homme enleva péniblement l’épave vivante et sortit des décombres, à l’instant où un nouvel éboulement rendait le boyau impraticable…

C’était une jeune femme ou une jeune fille, vêtue du maillot argentin des Terres-Rouges. Avant toute chose, la chevelure émut le sauveteur. Elle était de cette sorte lumineuse, que l’atavisme ramenait à peine une fois par siècle chez les filles des hommes. Éclatante comme les métaux précieux, fraîche comme l’eau jaillissant des sources profondes, elle semblait un tissu d’amour, un symbole de la grâce qui avait paré la femme à travers les âges.

Le cœur de Targ se gonfla, un tumulte héroïque emplissait son crâne ; il entrevit des actions magnanimes et glorieuses, qui ne s’accomplissaient plus jamais parmi les Derniers Hommes… Et, tandis qu’il admirait la fleur rouge des lèvres, la ligne délicate des joues et leur pulpe nacrée, deux yeux s’ouvrirent, qui avaient la couleur des matins, quand le soleil est vaste et qu’une haleine douce court sur les solitudes…