La Mort de la Terre - Contes/La Mort de la Terre/IV

La bibliothèque libre.

IV

Dans la terre profonde

C’était après le crépuscule. Les constellations avivaient leurs flammes fines. L’oasis, taciturne, cachait sa détresse et ses douleurs. Et Targ promenait une âme fiévreuse près de l’enceinte.

L’heure était affreuse pour les Derniers Hommes. Successivement, les planétaires avaient annoncé d’immenses désastres. La Dévastation était détruite ; aux Deux-Équatoriales, à la Grande-Combe, aux Sables-Bleus, les eaux avaient disparu ; elles décroissaient aux Hautes-Sources ; l’Oasis-Claire et le Val-de-Soufre annonçaient ou des secousses ruineuses ou des fuites rapides du liquide.

L’humanité entière subissait le désastre.

Targ franchit l’enceinte en ruines, il entra dans le désert muet et terrible.

La lune, presque pleine, rendait invisibles les plus faibles étoiles ; elle éclairait les granits rouges et les piles violettes des ferromagnétaux : une phosphorescence pâle ondulait par intervalles, signe mystérieux de l’activité des nouveaux êtres.

Le jeune homme avançait dans la solitude, inattentif à sa grandeur funèbre.

Une image brillante dominait les navrements de la catastrophe. Il emportait comme un « double » de la chevelure vermeille ; l’étoile Véga palpitait ainsi qu’une prunelle bleue. L’amour devenait l’essence même de sa vie ; et cette vie était plus intense, plus profonde, prodigieuse. Elle lui révélait, dans sa plénitude, ce monde de beauté qu’il avait pressenti, et pour lequel il valait mieux mourir que de vivre pour le morne idéal des Derniers Hommes. Par intervalles, comme un nom devenu sacré, le nom de celle qu’il avait retirée des décombres venait à sa lèvre :

— Érê !

Dans le farouche silence, le silence du désert éternel, comparable au silence du grand éther où vacillaient les astres, il avançait encore. L’air était immobile autant que les granits ; le temps semblait mort, l’espace figurait un autre espace que celui des hommes, un espace inexorable, glacial, plein de mirages lugubres.

Pourtant, une vie était là, abominable d’être celle qui succéderait à la vie humaine, sournoise, terrifique, inconnaissable. Deux fois, Targ s’arrêta pour voir agir les formes phosphorescentes. La nuit ne les endormait point. Elles se déplaçaient, pour des fins mystérieuses ; la façon dont elles glissaient sur le sol ne s’expliquait par aucun organe. Mais il se désintéressait vite d’elles. L’image d’Érê l’entraînait ; il y avait une relation confuse entre cette marche dans la solitude et l’héroïsme éveillé dans son âme. Il cherchait confusément l’aventure, l’aventure impossible, l’aventure chimérique : la découverte de l’Eau.

L’Eau, seule, pouvait lui donner Érê. Toutes les lois de l’homme le séparaient d’elle. Hier encore, il aurait pu la rêver pour épouse : il suffisait qu’une fille des Hautes-Sources fût, en échange, accueillie aux Terres-Rouges. Après la catastrophe, l’échange devenait impossible. Les Hautes-Sources recevraient des exilés, mais en les condamnant au célibat. La loi était inexorable ; Targ l’acceptait comme une nécessité supérieure…

La lune fut claire ; elle étalait son disque de nacre et d’argent sur les collines occidentales. Hypnotisé, Targ se dirigeait vers elle. Il vint dans un terroir de roches. La trace du désastre y restait ; plusieurs s’étaient renversées, d’autres fendues ; partout, la terre siliceuse montrait des crevasses.

— On dirait, murmurait le jeune homme, que la secousse a atteint ici sa plus grande violence… Pourquoi ?

Son rêve s’éloignait un peu, l’ambiance excitait sa curiosité.

— Pourquoi ? se redemanda-t-il… Oui, pourquoi ?

Il s’arrêtait à chaque moment pour considérer les rocs et aussi par prudence ; ce sol convulsé devait être plein de pièges. Une exaltation étrange le saisit. Il songea que, si une route existait vers l’Eau, il y avait bien des chances pour qu’elle se décelât dans cet endroit si profondément remanié. Ayant allumé la « radiatrice » qu’il ne quittait jamais en voyage, il s’engagea dans des fissures ou des corridors : tous se rétrécissaient rapidement ou se terminaient en cul-de-sac.

À la fin, il se trouva devant une fente médiocre, à la base d’une roche haute et très large, que les secousses n’avaient que faiblement entamée. Il suffisait d’examiner la cassure, par endroits étincelante comme du cristal, pour deviner qu’elle était récente. Targ, la jugeant négligeable, allait s’éloigner. Des scintillations l’attirèrent. Pourquoi ne pas l’explorer ? Si elle était peu profonde, il n’aurait que quelques pas à faire.

Elle se révéla plus longue qu’il ne l’eût espéré. Néanmoins, après une trentaine de pas, elle commença de se rétrécir ; bientôt, Targ crut qu’il ne pourrait aller plus loin. Il s’arrêta, il examina scrupuleusement les détails des murailles. Le passage n’était pas encore impossible, mais il fallait ramper. Le veilleur n’hésita guère ; il s’engagea dans un trou, dont le diamètre excédait à peine la largeur d’un homme. Le passage, sinueux et semé de pierres aiguës, devint plus étroit encore ; Targ se demanda s’il lui serait possible de revenir en arrière.

Il était comme encastré dans la terre profonde, captif du minéral, petite chose infiniment faible qu’un seul bloc réduirait en particules. Mais la fièvre de la chose commencée palpitait en lui : s’il abandonnait la tâche, avant qu’elle ne fût tout à fait impossible, il se haïrait et se mépriserait ensuite. Il persévéra.

Les membres trempés de sueur, il avança longtemps dans les entrailles du roc. À la fin, il eut une défaillance. Les battements de son cœur, qui faisaient comme un grand bruit d’ailes, s’affaiblirent. Il n’y eut plus qu’une palpitation chétive ; le courage et l’espoir tombèrent comme des fardeaux. Quand le cœur reprit quelque force, Targ se jugea ridicule d’être engagé dans une aventure aussi primitive.

— Ne serais-je pas un fou ?

Et il commença de ramper en arrière. Alors un désespoir atroce l’accabla ; l’image d’Érê se dessina si vive qu’elle semblait être avec lui dans la fissure.

— Ma folie vaudrait encore mieux que l’affreuse sagesse de mes semblables… En avant !

Il recommença l’aventure ; il joua sauvagement sa vie, résolu à ne s’arrêter que devant l’infranchissable.

Le hasard parut favorable à son audace ; la crevasse s’élargit, il se trouva dans un haut corridor de basalte dont la voûte semblait soutenue par des colonnes d’anthracite. Une joie aiguë le saisit, il se mit à courir ; tout parut possible.

Mais la pierre est aussi pleine d’énigmes que, jadis, la forêt verte. Soudain, le couloir se termina. Targ se trouva devant une muraille ténébreuse dont la radiatrice tirait à peine quelques reflets… Néanmoins, il ne cessait d’explorer les parois. Et il découvrit, à trois mètres de hauteur, l’ouverture d’une autre crevasse.

C’était une fente un peu sinueuse, inclinée d’environ quarante degrés sur l’horizontale, assez large pour admettre le passage d’un homme. Le veilleur la considérait avec un mélange de joie et de désappointement. Elle attirait sa chimérique espérance, puisqu’enfin la voie n’était pas définitivement close ; par ailleurs, elle se manifestait décourageante, puisqu’elle reprenait vers le haut.

— Si elle ne redescend pas, il y a plus de chances qu’elle me ramène à la surface que dans le sous-sol ! grommela l’explorateur.

Il eut un geste d’insouciance et de défi, un geste qui lui était étranger, comme à tous les hommes actuels, et qui répétait quelque geste ancestral. Puis, il se mit en devoir d’escalader la paroi.

Elle était presque verticale et lisse. Mais Targ avait emporté l’échelle en fibres d’arcum, que les aviateurs n’oubliaient jamais. Il la tira de son sac d’outils. Après avoir servi à plusieurs générations, elle était aussi souple et solide qu’aux premiers jours. Il déroula sa fine et légère structure et, la saisissant par le milieu, il lui imprima l’élan utile. C’était un mouvement qu’il exécutait dans la perfection. Les crochets qui terminaient l’échelle s’agriffèrent sans peine au basalte. En quelques secondes, l’explorateur atteignit la fente.

Il ne put retenir un cri de mécontentement. Car si la crevasse était parfaitement praticable, en revanche elle remontait par une pente assez forte. Tant d’efforts auraient donc été vains !

Toutefois, ayant replié l’échelle, Targ s’engagea dans la fissure. Les premiers pas furent pénibles. Puis, le terrain s’aplanit, un couloir se montra où plusieurs hommes auraient pu marcher de front. Malheureusement, la pente montait toujours. Le veilleur supputa qu’il devait se trouver à une quinzaine de mètres au-dessus du niveau de la plaine extérieure ; le voyage souterrain devenait une ascension !…

Il marcha vers le dénouement, quel qu’il fût, avec une tranquille amertume et tout en se reprochant la folle aventure : qu’avait-il fait pour aboutir à une découverte qui dépasserait en importance tout ce qu’avaient trouvé les hommes depuis des centaines de siècles ? Suffirait-il qu’il eût un caractère chimérique, une âme plus révoltée que les autres, pour réussir là où l’effort collectif, appuyé d’un outillage admirable, avait échoué ? Une tentative comme la sienne ne réclamait-elle pas une résignation et une patience absolues ?…

Distrait, il ne s’apercevait pas que la pente se faisait plus douce. Elle était devenue horizontale lorsqu’il se réveilla, avec un grand sursaut : à quelques pas devant lui, la galerie commençait à descendre !…

Elle descendit régulièrement, sur une longueur de plus d’un kilomètre ; large, plus approfondie au milieu que sur les bords, la marche y était généralement commode, à peine interrompue par quelque bloc ou par quelque fissure. Sans doute, à une époque lointaine, un cours d’eau souterrain s’y frayait passage.

Cependant, les déblais s’accumulèrent, parmi lesquels il en était de récents, puis l’issue parut de nouveau bouchée.

— La galerie ne s’arrêtait pas ici, fit le jeune homme. Ce sont des remaniements de l’écorce terrestre qui l’ont interrompue, mais quand ? Hier…, il y a mille ans…, il y a cent mille ans ?

Il ne s’arrêta pas à examiner les éboulis, parmi lesquels il eût reconnu la trace de convulsions récentes. Toute sa perspicacité se concentrait à découvrir un passage. Il ne tarda pas à apercevoir une fissure. Étroite et haute, dure, hérissée, rebutante, elle ne le trahit point : il retrouva sa galerie. Elle continuait à descendre, toujours plus spacieuse ; à la fin, sa largeur moyenne atteignait plus de cent mètres.

Les derniers doutes de Targ s’évanouirent : un véritable fleuve souterrain avait, jadis, coulé là. A priori, cette conviction était encourageante. À la réflexion, elle inquiétait l’Oasite. De ce que l’eau avait jadis abondé, il ne s’ensuivait aucunement qu’elle fût prochaine. Au contraire ! Toutes les sources actuellement utilisées se trouvaient loin des endroits où le liquide de vie avait afflué… C’était presque une loi.

À trois reprises encore, la galerie parut finir en cul-de-sac ; chaque fois, Targ retrouva un passage. Elle se termina, cependant. Un trou immense, un gouffre apparut aux yeux de l’homme.

Las et triste, il s’assit sur la pierre. Ce fut un moment plus terrible que lorsqu’il rampait, là-haut, dans une galerie étouffante. Toute nouvelle tentative serait une amère folie. Il fallait revenir ! Mais son cœur se révolta contre sa pensée. L’âme des aventures s’éleva, accrue par l’étonnant voyage qu’il venait de faire. Le gouffre ne l’épouvanta plus.

— Et quand il faudrait mourir ? s’écria-t-il.

Déjà, il s’engageait entre des pointes de granit.

Abandonné à des inspirations rapides, il était descendu par miracle à une profondeur de trente mètres, lorsqu’il fit un faux mouvement et bascula.

— Fini ! soupira-t-il.

Il s’écroula dans le vide.