La Mort de notre chère France en Orient/02

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II

LES TURCS


Janvier 1919.

Notre chère et plus que jamais admirable France est, je crois, le pays du monde où l’on vit dans la plus tranquille ignorance de ce qui se passe chez le voisin. La Turquie, par exemple, qui fut pourtant notre alliée pendant des siècles, est aussi inconnue de nous que les régions du Centre-Afrique ou de la Lune. Ainsi n’ai-je pas vu à Constantinople, où l’hiver est plus dur qu’à Paris, des touristes de chez nous arriver en décembre avec des vêtements de toile ! N’ai-je pas lu dans de grands journaux parisiens, pen­dant que mon navire, là-bas, se débattait depuis des semaines au milieu des rafales de neige : « Qu’il est heureux, M. Pierre Loti, d’être au Bosphore, le pays de l’éternel printemps ! » — C’est que, vous comprenez, ce pays-là est en Orient, n’est-ce pas ; alors, pour la plupart des Français moyens, qui dit Orient, dit ciel bleu, soleil, palmiers et chameaux… Et, dans leur amusante ingénuité, ils confondent Turc avec Kurde, Osmanli avec Levantin, etc… ; pour eux, tout ce qui porte un bonnet rouge, c’est toujours des Turcs.

Allez donc essayer d’ouvrir les yeux à certains bourgeois de chez nous qui, de père en fils, se sont hypnotisés — crétinisés, oserai-je dire — sur la prétendue férocité de mes pauvres amis les Turcs ! Au début de la guerre balkanique, ai-je été assez bafoué, injurié, menacé pour avoir pris leur défense, pour avoir osé dire que les Bulgares, au contraire, étaient de cruelles brutes et que leur Ferdinand de Cobourg (pour qui toutes nos femmes s’étaient emballées et dont elles portaient les couleurs) n’était qu’un monstre abject.

De celui-là, par exemple, du Cobourg, je suis vengé aujourd’hui, car il a surabondamment prouvé ce que j’avançais : cinq fois traître en dix ans et tirant dans le dos de ses alliés sans crier gare, je ne vois pas ce que l’on pourrait demander de mieux ! Quant à ses soldats, — descendants des Huns par filiation presque directe, — j’ai eu beau relater de visu leurs atrocités, j’ai eu beau citer les rapports écrasants des commissions internationales envoyées sur les lieux, personne n’a voulu entendre. Non, c’étaient les Turcs, toujours les Turcs sur qui l’on persistait à crier haro, et, comme paroles d’Évangile, on acceptait chez nous de périodiques petits communiqués du paladin Ferdinand, qui répétaient ce refrain : « Les Turcs massacrent, les Turcs continuent d’assassiner et de commettre les pires horreurs, etc., etc. »

Pour différentes raisons, je me tairai sur les agissements de quelques-uns des alliés chrétiens qu’avaient en ce temps-là nos bons Bulgares…

Mon but, aujourd’hui, est seulement d’affirmer une fois de plus cette vérité, notoire du reste pour tous ceux d’entre nous qui ont pris la peine de se documenter, à savoir que les Turcs n’ont jamais été nos ennemis. Les ennemis des Russes, oh ! cela incontestablement oui, ils le sont, et comment donc ne le seraient-ils pas, sous la continuelle et implacable menace de ces derniers, qui ne prenaient même plus la peine de cacher leur intention obstinée de les détruire. Ce n’est pas à nous qu’ils ont déclaré la guerre, mais aux Russes, et qui donc à leur place n’en eût pas fait autant ? Plus tard, l’histoire dira, en outre, comment elle a été commencée, cette guerre-là, par quelques sauvages d’Allemagne, montés sur des petits navires au pavillon des sultans et qui, pour rendre la chose irrévocable, n’ont pas craint de tirer sans préambule sur la côte russe avant même qu’Enver, qui hésitait peut-être encore, en eût été informé. Que nous devaient-ils d’ailleurs, les Turcs ? Depuis l’expédition de Crimée, nous n’avons cessé de marcher avec leurs ennemis, et, en dernier lieu, pendant la guerre balkanique, pour les remercier sans doute de l’affectueuse hospitalité qu’ils nous avaient de tout temps donnée dans leur pays, nous les avons grossièrement insultés, à jet continu, dans presque tous nos journaux, ce qui leur a causé, je le sais, la plus douloureuse stupeur. C’est en désespoir de cause, pour échapper à l’écrasement par la Russie, qu’ils se sont jetés dans les bras de l’Allemagne détestée, — je dis détestée, car je me porte garant qu’à part une infime minorité, au fond, ils l’exècrent. Comment donc leur en vouloir sans merci d’une fatale erreur qui avait tant de circonstances atténuantes et pour laquelle ils sont tout prêts à faire amende honorable ?

Oh ! quel préjudice porté à la France, s’il avait fallu donner aux Russes ce Constantinople, qui était une ville si française de cœur, une ville où nous étions pour ainsi dire chez nous et d’où les Russes, à peine arrivés, nous auraient graduellement expulsés comme d’indésirables intrus ! Et quel manquement à ce principe des nationalités, invoqué cependant aujourd’hui par tous les peuples, quel manquement s’il avait fallu exécuter certain accord signé dans l’ombre, qui, en plus de Stamboul, arrachait encore à la patrie turque le berceau même de sa naissance et toutes ces villes asiatiques, Trébizonde, Kharpont, conquises jadis par les armes, il est vrai, mais qui, avec les siècles, sont devenues des centres de pure turquerie ! Mais ce ténébreux accord Sazonow, tout récemment divulgué par les Bolcheviks, la défection russe l’a fait tomber en déliquescence, et maintenant, au jour des règlements solennels, la question de la nationalité turque va être soumise aux membres de la Conférence de la Paix ; c’est donc en eux que je mets tout mon espoir, pour mes pauvres amis Osmanlis, bien qu’on les ait déjà circonvenus, je le sais, afin de les rendre défavorables à leur cause ; mais j’ai confiance en eux quand même, car ils ne pourront manquer d’être, ici comme en toutes choses, d’impeccables et magnifiques justiciers.

Je disais qu’ils n’étaient pas nos ennemis, ces Turcs si calomniés, et qu’ils ne nous avaient fait la guerre qu’à contre-cœur. Je disais, en outre, et j’ai dit toute ma vie qu’ils composaient l’élément le plus sain, le plus honnête de tout l’Orient, — et le plus tolérant aussi, cent fois plus que l’élément orthodoxe, qui est l’intolérance même, bien que cette dernière assertion soit pour faire bondir les non initiés. Or, sur ces deux points, voici tout à coup, depuis la guerre, mille témoignages qui me donnent raison, même devant les plus entêtés. Des généraux, des officiers de tous grades, de simples soldats qui étaient partis de France pleins de préjugés contre mes pauvres amis de là-bas et me considérant comme un dangereux rêveur, m’ont spontanément écrit, par pur acquit de conscience, pour me dire à l’unanimité : « Oh ! comme vous les connaissez bien, ces gens chevaleresques, si doux aux prisonniers, aux blessés, et les traitant en frères ! Comptez sur nous au retour pour joindre en masse nos témoignages au vôtre. » Je voudrais pouvoir les publier toutes, ces innombrables lettres signées, si sincères et si touchantes, mais elles formeraient un volume !

Pour terminer, voici une anecdote, que je choisis entre mille, parce qu’elle est typique. En 1916, un hydravion français tomba désemparé en Palestine, près d’un poste militaire turc ; les officiers qui commandaient là, après avoir, avec courtoisie, fait nos aviateurs prisonniers, télégraphièrent au pacha gouverneur de Jérusalem pour demander des ordres, et il leur fut textuellement répondu ceci : « Traitez-les comme les meilleurs de vos parents ou de vos amis. » La recommandation était du reste prévue, car ils l’avaient devancée en accueillant comme des frères ces camarades tombés du ciel. Et quelques jours après, quand ils reçurent l’ordre de les diriger sur Jérusalem, les sachant dépourvus d’argent, ils se cotisèrent pour leur prêter de quoi faire confortablement le voyage.

Et enfin, sans crainte d’être désavoué par nos combattants de là-bas, j’ose prétendre que la plupart de nos chers soldats, revenus de la folle équipée des Dardanelles, auraient été fauchés sur les plages si les Turcs n’avaient mis beau coup de bonne volonté à les laisser se rembarquer : en général, ils cessaient le feu sur les canots français chaque fois qu’il n’y avait plus derrière eux quelque brute allemande pour les talonner. Ai-je besoin de rappeler aussi que pendant toute la guerre, quelques milliers de nos nationaux sont restés à Constantinople, où personne n’a songé à les inquiéter. Je citerai même une Française, dont j’ai l’honneur d’être respectueusement l’ami et qui n’a pas cessé d’habiter seule un village du Bosphore, côte d’Asie, où elle n’a cessé d’être entourée des égards les plus chevaleresques. Et ne sait-on pas en outre qu’à Constantinople, le grand lycée de Galata-Seraï a tout le temps conservé ses professeurs français et son enseignement fait dans notre langue.

Et voilà les hommes de qui un pauvre petit journaliste parisien a osé écrire : « De tous nos ennemis, les Turcs sont non seulement ceux que nous devons le plus haïr, mais ceux qu’il nous faut mépriser le plus ! »