La Mort de notre chère France en Orient/05

La bibliothèque libre.


V

LES MASSACRES D’ARMÉNIE


Arborer un tel titre équivaut pour moi à déployer un petit étendard de guerre, — guerre contre les idées fausses les plus enracinées, contre les préjugés les plus indestructibles. Je sais d’avance que je vais, une fois encore, récolter beaucoup d’injures, mais je suis quelqu’un que rien n’atteint plus : à l’heure qui vient de sonner dans ma vie, je ne désire plus rien et par suite ne redoute plus rien ; il n’est rien qui puisse m’obliger à taire ce que ma conscience m’impose de dire et de redire, de toutes mes forces. Il y a des années cependant que j’hésitais à aborder de front ce sujet sinistre, retenu par une compassion profonde malgré tout pour cette malheureuse Arménie dont le châtiment a peut-être trop dépassé les fautes… Ces massacres, des esprits malveillants se figurent, paraît-il, que j’ai la naïve impudence d’essayer de les nier, d’autres me méconnaissent jusqu’à croire que je les approuve ! Oh ! si l’on retrouvait quelque jour mes lettres de 1913 à l’ancien prince héritier de Turquie, ce Youzouf-Izeddin, assassiné depuis par les Boches, ce prince ami de la France qui avait autorisé mon franc-parler avec lui, on verrait bien ce que je pense de ces tueries !

Pour commencer, je reparlerai d’abord des Turcs, — mais je désigne par ce nom les vrais, ceux du vieux temps qui, Dieu merci, constituent là-bas une majorité innombrable ; je n’entends pas ceux des nouvelles couches qui sont des exceptions, qui renient tout le passé ancestral, qui veulent plutôt renchérir sur nos déséquilibrements et notre modernisme ; et j’entends moins encore ces Levantins, métis de tous les sangs, que notre étonnante ignorance des choses orientales nous fait confondre avec les purs Osmanlis. Pour les juger impartialement, eux, les vrais, il faut les considérer, je l’accorde, comme un peuple qui retarde de quelques siècles sur le nôtre, — et je ne leur en fais point de reproche, bien au contraire. Leurs petites villes immobilisées de l’intérieur, leurs villages, leurs campagnes, sont les derniers refuges, non seulement du calme, mais de toutes les vertus patriarcales qui, de plus en plus, s’effacent de notre monde moderne : loyauté, honnêteté sans taches ; vénération des enfants pour les parents poussée à un degré que nous ne connaissons plus ; inépuisable hospitalité et respect chevaleresque pour les hôtes ; élégance morale et délicatesse native, même chez les plus humbles ; douceur pour tous — même pour les animaux ; — tolérance religieuse sans bornes pour quiconque n’est pas leur ennemi ; foi sereine et prière. Dès qu’on a quitté, pour arriver chez eux, notre Occident de doute et de cynisme, de tapage et de ferraille, on se sent comme baigné de paix et de confiance, on croit avoir remonté le cours des temps jusque vers on ne sait quelle époque imprécise, voisine peut-être de l’âge d’or.

Tout ce que j’avance là n’est plus contestable que pour les ignorants obstinés ; des témoins par milliers sont prêts à l’affirmer et tous nos combattants de cette dernière guerre 116 demandent qu’à déposer très affectueusement pour les Turcs, devant le grand tribunal de l’humanité. Des lettres continuent de m’arriver chaque jour, d’officiers, de soldats, même de prêtres catholiques, qui ont été à même de les connaître de près aux Dardanelles et qui restent stupéfaits de les avoir rencontrés tels que je les décrivais. Une des plus touchantes peut-être, est d’un petit soldat blessé qui fut longtemps leur prisonnier, qui est rentré par faveur spéciale et qui me demande de le prévenir quand les courriers seront rétablis avec Constantinople, pour lui permettre d’exprimer à nouveau sa tendre reconnaissance aux Turcs qui l’ont si fraternellement soigné. Dieu merci, malgré les entêtements qui ne raisonnent plus, la vérité sur eux commence à faire son chemin chez nous.

Pauvres Turcs ! Mais ils ont, hélas ! si je puis dire ainsi, les défauts de leurs qualités ; auprès de leurs vertus antiques, ils ont tout à coup le nationalisme aveugle, dès que l’Islam est plus directement menacé, dès que le Khalife a levé l’étendard vert et jeté l’appel d’alarme ; alors, comme des lions exaspérés, ils se déchaînent contre ceux que, depuis des siècles, on leur a dénoncés comme les plus dangereux responsables de tous les malheurs de la patrie. On pense bien que, si peu documentés qu’ils soient, ils n’ignorent pas que n’importe ce qu’ils feront en Europe, c’est toujours à eux que l’on donnera tort, c’est toujours eux qui seront les insultés et les spoliés, toujours eux qui paieront ; la coalition inavouée de tous les peuples dits chrétiens ne désarmera jamais. Et ils savent aussi que ces malheureux Arméniens ne cesseront pas, même aux heures les plus tranquilles, d’être contre eux de funestes et hypocrites délateurs. C’est à ces moments de fièvre rouge que l’Europe, qui se targue d’être la haute civilisatrice, a par trop mal agi en ne s’employant pas à calmer tout de suite la crise de ces grands enfants égarés ; or, au lieu de cela, des peuples chrétiens, des souverains chrétiens, désireux de pêcher ensuite en eau trouble, n’ont pas craint d’envoyer chez eux des agents provocateurs ? Parmi ces princes que j’accuse, et au premier rang, bien entendu, je citerai l’immonde Kaiser de qui on est toujours sûr de trouver les mains, ou plutôt les tentacules altérés de sang, partout où quelque plaie a chance de s’ouvrir ; je pourrais avec certitude en citer d’autres, mais la censure effacerait leurs noms. Hélas ! oui, les Turcs ont massacré ! Je prétends toutefois que le récit de leurs tueries a toujours été follement exagéré et les détails enlaidis à plaisir ; je prétends aussi, et personne là-bas n’osera me contredire, que la beaucoup plus lourde part des excès commis revient aux Kurdes dont je n’ai jamais pris la défense[1].

Je prétends surtout que le massacre et la persécution demeurent sourdement ancrés au fond de l’âme de toutes les races, de toutes les collectivités humaines quand elles sont poussées par un fanatisme quelconque, religieux ou antireligieux, patriotique ou simplement politique ; mais voilà, les Turcs sont les seuls à qui on ne le pardonne pas !

Nous Français, nous avons eu la Saint-Barthélemy, — à quoi l’on chercherait en vain un semblant d’excuse, — et puis les dragonnades, et puis la Terreur, et qui sait, hélas ! ce que demain nous réserve encore… L’Espagne a eu l’inquisition ; elle a cruellement persécuté et expulsé les juifs, qui du reste se sont réfugiés en Turquie, où, ne faisant point de mal, ils ont été accueillis avec la plus absolue tolérance et sont devenus de dévoués patriotes ottomans. Aux Balkans, chez les chrétiens, le massacre et la persécution subsistent depuis des siècles à l’état chronique : orthodoxes contre catholiques, exarchistes contre uniates et contre musulmans ; comitadjis brochant sur le tout et, sans choisir, massacrant pour piller. Pendant la guerre déclarée en 1912 à la Turquie déjà aux prises avec l’Italie, les massacreurs ont été odieusement du côté de certains alliés chrétiens ; dans un précédent livre je crois en avoir donné d’irréfutables preuves, en publiant mille témoignages autorisés et signés, et des rapports dûment authentifiés de commissions internationales. N’ai-je pas prouvé aussi qu’en Macédoine les musulmans avaient été massacrés par milliers, de la plus hideuse manière. Mais cela ne fait rien, pour le public d’Occident, ces crimes-là n’ont d’importance que s’ils sont commis par les Turcs. Non, ce sont les Turcs, toujours les Turcs ! Aux autres, nous pardonnons tout. Nous n’en avons point voulu aux Russes de l’énormité de leur trahison, ni des horreurs sanglantes de leur bolchevisme. Sans peine nous avons pardonné aux Grecs le récent assassinat de nos chers matelots à Athènes ; — nous ont-ils jamais fait l’équivalent d’une pareille traîtrise, ces pauvres Turcs, qui n’ont point cessé de nous aimer malgré nos outrages ? — Non, mais qu’importe, ce sont les Turcs, toujours les Turcs !…

Parler maintenant de la race arménienne m’est plus pénible que l’on ne voudra le croire, car l’excès de ses malheurs me la rendrait presque sacrée ; aussi ne le ferai-je que dans la mesure de ce qu’il faudra pour défendre mes amis par trop calomniés. Si j’ai pu prétendre et soutenir que tous les Français qui ont habité la Turquie, même nos religieux et nos religieuses, donnent aux Turcs leur estime et leur affection, par contre je crois bien que l’on trouverait à peine un d’entre nous sur cent qui garde bon souvenir de ces malheureux Arméniens. Tous ceux qui ont noué avec eux des relations quelconques, mondaines ou d’affaires, — d’affaires surtout, — s’en détournent bientôt avec antipathie. En ce qui me concerne, je suis mal tombé peut-être, mais je puis attester qu’à de rares exceptions près, je n’ai rencontré chez eux que lâcheté morale, lâchage, vilains procédés et fourberie. Et comme je comprends que leur duplicité et leur astuce répugnent aux vrais Turcs, qui sont en affaires la droiture même ! Leurs pires ennemis sont les premiers à le reconnaître.

J’oserai presque dire que les Arméniens sont en Turquie comme des vers rongeurs dans un fruit, drainant à eux tout l’or[2], par n’importe quel moyen, par l’usure surtout, comme naguère les Juifs en Russie. Jusque dans les villages les plus perdus, jusqu’au fond des campagnes, on les trouve, prêtant à la petite semaine, et bientôt il faut, pour les rembourser, vendre les bœufs et la charrue, et puis la terre, et puis la maison familiale. Tout cela, il va sans dire, augmente l’exaspération qu’ils causent déjà par ce rôle qu’on leur attribue, non sans raison, d’être de continuels délateurs qui excitent contre l’Islam tous les chrétiens, catholiques ou orthodoxes, et qui ameutent tout l’Occident contre la patrie turque.

Dans un précédent chapitre, j’ai conté une anecdote turque ; ici, j’en conterai une essentiellement arménienne. Dans une ville d’Asie, lors des massacres de 1896, le Consul de France, qui avait abrité le plus d’Arméniens possible au Consulat sous le pavillon français, venait de monter sur sa terrasse pour regarder ce qui se passait alentour, quand deux balles, venues par derrière lui, sifflèrent à ses oreilles ; s’étant retourné il aperçut, le temps d’un éclair, un Arménien qui l’avait visé par la fenêtre d’une maison voisine. Appréhendé et interrogé, le sournois agresseur répondit : « J’avais fait cela pour que les Turcs en fussent accusés, et dans l’espoir que les Français s’ameuteraient contre eux après ce meurtre de leur Consul. »

Mais tous ces griefs — et tant d’autres encore — sont-ils des raisons pour les exterminer ? À Dieu ne plaise qu’une telle idée m’ait effleuré un instant ! Au contraire, si mon humble voix avait quelque chance d’être entendue, je supplierais l’Europe, qui a déjà trop tardé, je la supplierais d’intervenir, de protéger les Arméniens et de les isoler ; puisqu’il existe entre eux et les Turcs, depuis des siècles, une haine réciproque absolument irréductible, qu’on leur désigne quelque part en Asie une terre arménienne où ils seront leurs propres maîtres, où ils pourront corriger leurs tares acquises dans la servitude, et développer dans la paix les qualités qu’ils ont encore, — car ils en ont, des qualités ; j’accorde qu’ils sont laborieux, persévérants, que certain côté patriarcal de leur vie de famille commande le respect. Et, enfin, bien que ce soit peut-être secondaire, ils ont la beauté physique, qui en Occident s’efface de plus en plus par l’excès de l’instruction, le surmenage intellectuel, l’usine meurtrière et l’alcool ; je ne puis penser sans une spéciale mélancolie à ces femmes massacrées qui, pour la plupart sans doute, avaient d’admirables yeux de velours…

Plus d’une fois, à Paris, quand il m’est arrivé dans la conversation d’attribuer aux Arméniens la part de responsabilité qui leur incombe dans leurs souffrances, des petits messieurs suffisants, qui parlaient des questions orientales comme un aveugle parlerait des couleurs, m’ont répondu, croyant être spirituels : « Alors, c’est le lapin qui a commencé ? » — Eh bien ! mais… tout au moins pour les massacres de 1896 qui furent les plus retentissants, c’était carrément le lapin !… Ici, je m’excuse de me citer moi-même ; je veux cependant reproduire ce passage d’un livre intitulé Turquie agonisante, que j’ai publié en 1913 :

« Avant de rejeter sur les Turcs toute l’horreur de ces massacres de 1896, il faudrait d’abord oublier avec quelle violence le « parti révolutionnaire arménien » avait commencé l’attaque. Après avoir annoncé l’intention de mettre le feu à la ville, qui « à coup sûr, disaient les affiches effrontément placardées, serait bientôt réduite à un désert de cendre » (sic), un parti de jeunes conspirateurs s’était emparé de la banque ottomane pour la faire sauter, tandis que d’autres mettaient en sang le quartier de Psammatia. Il y eut dix-huit heures d’épouvante pendant lesquelles la dynamite fit rage ; un peu partout les bombes arméniennes, lancées par les fenêtres, tombèrent dru sur la tête des soldats, et la musique du Sultan, qui se rendait au palais pour la prière du vendredi, fut particulièrement atteinte.

« Eh bien ! quelle est la nation au monde qui n’aurait pas répondu à un pareil attentat par un châtiment exemplaire ? Certes un massacre n’est jamais excusable ; et je ne prétends pas absoudre mes amis Turcs, je ne veux qu’atténuer leur faute, comme c’est justice. En temps normal, débonnaires, tolérants à l’excès, doux comme des enfants rêveurs, je sais qu’ils ont des sursauts d’extrême violence, et que parfois des nuages rouges leur passent devant les yeux, mais seulement quand une vieille haine héréditaire, toujours justifiée du reste, se ranime au fond de leur cœur, ou quand la voix du Khalife les appelle à quelque suprême défense de l’Islam… »

Pauvres Turcs ! ce serait une erreur préjudiciable à nous tous, une injustice, un crime contre le principe des nationalités si souvent invoqué de nos jours, que de leur arracher ce sol, conquis jadis par les armes, il est vrai, mais qui, avec les siècles, est devenu leur vraie patrie. Ils continueront de nous y donner plus que jamais, et à nous Français surtout, cette complète et affectueuse hospitalité à laquelle ils nous ont habitués depuis leur arrivée en Europe. Pour ce qui est de leur tolérance religieuse, je voudrais que tant de catholiques de chez nous, qui les accablent, pussent interroger nos prêtres et nos bonnes sœurs qui là-bas les coudoient chaque jour ; ils apprendraient ainsi que même toutes les manifestations extérieures du culte sont largement protégées chez eux, et que les processions, les bannières, interdites en France, circulent librement dans les rues de Constantinople, où les Turcs sont les premiers à les saluer au passage. Que l’on essaie donc de faire défiler une procession catholique dans certains pays orthodoxes ou exarchistes !… Et qu’adviendra-t-il en Palestine, quand on n’aura plus, comme gardiens aux portes du Saint-Sépulcre, les bons Turcs toujours prêts à mettre le holà, quand les représentants des différentes sectes chrétiennes levantines qui s’exècrent les uns les autres, commencent d’ensanglanter les basiliques, en s’y battant comme des chiens, à coups de croix d’argent ou d’encensoirs d’or !… Ah ! oui, qu’on laisse les Turcs à Constantinople ; avec leur tendance à s’immobiliser, que critiquent certains psychologues à courte vue, mais qui est leur suprême sagesse au contraire, ils maintiendront là un centre bienfaisant de paix et de loyauté inaltérable, surtout quand ils s’y trouveront vraiment en sécurité ; quand on les aura un peu débarrassés de l’élément levantin, quand ils ne se sentiront plus les parias à qui l’Europe donne toujours tort et vers qui convergent toutes les convoitises effrénées, — surtout quand ils n’auront plus la continuelle menace de ces innombrables multitudes russes, qui ne cessent de loucher de leur côté et de répéter à qui veut l’entendre, sur la fin de tous leurs banquets : il faut en finir avec les Turcs !… Les Russes, malgré leurs trahisons, aucun de nous n’arrive à les haïr, mais enfin qu’on nous dise tout de même sur quoi ils se basent pour revendiquer Constantinople ! Ils n’ont à cela ni droit héréditaire, ni droit ethnographique, ni excuse quelconque, et leur présence, à l’entrée de ce couloir le plus important du monde, serait un perpétuel danger pour l’Europe. Mais ce que je viens de dire là est tout à fait en dehors de cette défense des Turcs que ma conscience m’oblige à soutenir. Ce qui d’ailleurs confirme ma foi dans la justice de ma cause c’est que, si j’entends à mes trousses les criailleries, les injures et les rires de ceux qui ne savent pas, j’ai pour moi les seuls témoignages qui comptent, ceux de presque tous les Français qui ont vécu sur les lieux et qui ont pu comparer entre elles les nations si diverses de l’Orient.

Je vais être maladroit sans doute en terminant mon plaidoyer par un point de beaucoup moindre importance. Je veux cependant dire encore ceci. Il n’y a pas dans l’espèce humaine que des spéculateurs et des électriciens, il y a aussi, et grâce à Dieu il y a de plus en plus, des artistes, des poètes, des rêveurs ; leur nombre même va croissant, à mesure que grandit l’épouvante de voir la laideur tout envahir. Qu’on leur laisse au moins et que l’on respecte pour eux, comme un éden, ce petit coin de la Terre qui est encore le moins défiguré par le modernisme. Il faut savoir gré aux pauvres Turcs d’enchanter encore un peu nos yeux par ce qui reste de leurs conceptions esthétiques. De Stamboul et d’Andrinople, ils avaient fait les villes merveilleuses que l’on sait. De ce Bosphore, qui eût été sans eux un détroit quelconque, ils avaient fait un décor unique, par tant d’étrange beauté qu’ils avaient su épandre sur ses deux rives : palais, mosquées, minarets, demeures aux aspects de mystère, à demi plongées dans l’eau qui court ; — et par tant de beauté aussi qu’ils avaient semée même sur ses eaux rapides et bruissantes ; costumes éclatants de toute la peuplade des rameurs, élégance exquise des milliers de caïques dorés et des grands voiliers dont les poupes se relevaient comme des châteaux. Tout cela, je le sais, est déjà gravement endommagé par la barbarie de tant d’étrangers ou de Rayas ottomans, grecs, arméniens et juifs, qui sont venus s’y établir et qui, par une stupéfiante inconséquence, ont travaillé chacun pour sa part à détruire peu à peu ce charme, qu’ils avaient pourtant vaguement compris, puisqu’ils s’y étaient laissé prendre. Qu’on ne me dise pas que la séduction infinie de ces centres d’Islam pourra subsister quand les Turcs n’y seront plus ; non, la séduction, ils l’avaient apportée avec eux et elle s’éteindra le jour de leur bannissement cruel ; la paix, le mystère et l’immense rêverie s’évanouiront à leur suite. Ce sera fini de l’adorable sortilège de ce pays quand on ne rencontrera plus, dans le labyrinthe des petites rues musulmanes, les mêmes passants, les mêmes femmes voilées, les mêmes Osmanlis pensifs et graves, en turban et en longue robe ; quand il n’y aura plus tous ces accueillants petits cimetières, disséminés au milieu des vivants pour adoucir l’idée de la mort ; surtout quand, aux heures des cinq prières, on aura cessé d’entendre planer, au-dessus de toutes les choses silencieuses et recueillies, les hautes vocalises éperdues des muezzins.


P.-S. — Mes premiers réquisitoires contre les Arméniens étaient moins durs, et cette pitié, qu’ils m’inspirent cependant toujours, était plus profonde parce que je les connaissais moins. Il est regrettable pour eux, — du reste comme pour les Grecs, — que la guerre ait permis à trop de témoins européens de pénétrer au cœur de leur pays et de les voir à l’œuvre ; alors beaucoup de légendes sont tombées. On sait à présent que, s’ils ont été massacrés, ils ne se sont jamais fait faute d’être massacreurs. Maints rapports officiels en font foi. J’ai envoyé dernièrement à l’Illustration des photographies de charniers de Turcs préparés par leurs mains chrétiennes et où figuraient au tableau surtout des femmes et des enfants, car ces plus récentes tueries avaient été opérées dans des villages d’où les hommes étaient partis pour la guerre. Seulement les Turcs n’ont pas, comme eux, fatigué de tout temps les oreilles du monde entier par l’excès de leurs plaintes. Surtout ils ne sont pas chrétiens, les pauvres Turcs, et c’est là, aux yeux de l’Europe, une tare capitale. Les Arméniens et les Orthodoxes en ont-ils assez usé, abusé et surabusé, de ce titre de chrétien qui chez nous impressionne même les matérialistes et les athées !

Quant au chiffre de victimes accusé par les Arméniens, il dépasse de plus du double celui de leur population totale ; or, il en reste encore partout, des centaines et des centaines de milliers ; des régions entières en sont peuplées là-bas, — sans compter tous ceux dont l’occident de l’Europe est encombré…

Quant aux insultes et aux menaces dont je ne cesse d’être accablé par les Levantins, si j’en fais mention, c’est uniquement parce qu’elles fournissent une sorte de critérium des mentalités diverses et, dans une certaine mesure, elles peuvent servir à juger les peuples de qui elles émanent. Celles des Grecs ont été en général discrètes et même camouflées sous un semblant de courtoisie ; celles des Bulgares étaient brutales et sauvages ; mais le record de l’immonde appartient sans contredit aux Arméniens et surtout aux Arméniennes. Je connaissais de longue date la fourberie des gens de cette race et leur âpreté au gain ; j’ai pu constater maintenant cette grossièreté foncière, en même temps que ce côté haineux et rageur de leur nature que j’avais entendu signaler tant de fois par les Turcs. En Suisse, pays infesté d’Arméniens, fonctionnait récemment une véritable officine d’immondices à mon intention, et c’en était comique ; on m’envoyait de mes portraits, découpés dans les journaux et autour desquels on avait écrit des horreurs : mon secrétaire lui-même, qui restait cependant en dehors du débat, se voyait appliquer des épithètes que la plus élémentaire convenance m’interdit de reproduire, — et je le regrette, car elles étaient vraiment drôles. Comme polémique, de la bave de fureur ; comme arguments, de l’ordure. Un seul Bulgare, ou soi-disant tel, avait atteint ce niveau d’ignominie dans ses lettres à moi adressées, mais on m’a expliqué plus tard qu’il était d’origine arménienne.

  1. Sait-on qu’à une des dernières séances de la Chambre à Constantinople, des députés musulmans, après avoir stigmatisé avec violence les massacres, ont fait l’éloge de gouverneurs de province pour avoir protégé les Arméniens malgré l’ordre d’extermination venu du Sultan.
  2. Il faut cinq Grecs pour faire un Arménien. (Proverbe oriental.)