La Mort de notre chère France en Orient/06

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VI

UN CRI D’ALARME


Août 1919.

J’admire avec épouvante, chez nos rivaux séculaires d’outre-Manche, l’accomplissement, poursuivi avec une ténacité merveilleuse, d’un programme depuis longtemps élaboré, un programme qui commença de s’exécuter jadis aux Indes, qui se continua en Égypte et que les inqualifiables maladresses de nos diplomates en Turquie viennent de faciliter d’une façon inespérée pour nos adversaires.

Après la guerre et malgré la guerre, au moment de l’armistice, les Turcs ne voyaient encore que par la France et ils demandaient à grands cris qu’elle acceptât un mandat chez eux ; ils désiraient ardemment le protectorat français ; nos représentants officiels là-bas l’ont assez dit, ont assez souvent transmis leurs vœux à Paris, où l’on n’a rien voulu entendre. C’est que nous avons, hélas ! au gouvernement, et tout près du grand chef, un influent politicien dont chacun connaît depuis longtemps les rancunes personnelles contre, la Turquie ; il a été un des principaux auteurs de l’impitoyable accueil que les Turcs ont rencontré chez nous, et il vient de causer ainsi à notre pays un désastreux préjudice. Ces Turcs, qui n’avaient jamais cessé, au fond, de nous aimer et de nous donner sans conteste le premier rang parmi les nations européennes, ces pauvres Turcs, nous les avons tellement déçus et tellement insultés que non seulement nous venons de perdre à jamais en Orient cette suprême prépondérance, acquise par des siècles d’effort, mais que même nous ne sommes pas loin de nous y faire haïr ? L’agression grecque sur Smyrne a porté le dernier coup à notre influence.

Hélas ! quelle aberration nous a fait sacrifier ainsi nos propres intérêts pour servir la mauvaise cause des Grecs ? Après Smyrne, il est maintenant question de leur donner aussi la Thrace ! Ne sait-on donc pas chez nous que ces ambitieux, rééditant la fable de la grenouille et du bœuf, seront absolument incapables de se maintenir sur ces trop grands territoires et qu’il faudra que ce soit nous qui y combattions encore pour les maintenir !

Voici déjà de premiers résultats que notre Politique vient d’acquérir : devant la commission d’enquête américaine qui siégeait ces jours-ci à Constantinople, les Turcs ont réclamé le mandat anglais ou américain, et de la France, il n’a même plus été question ! En Turquie, il se forme une société des « Anglophiles » qui recrute chaque jour de nouveaux adhérents. Bien plus, il paraît qu’en Syrie les musulmans ont déclaré à la commission américaine qu’ils ne désiraient plus le mandat français, parce que la France ne s’occupait que des chrétiens et écrasait l’Islam. Il est vrai que les Anglais (sans parler des Italiens) nous font là-bas partout une guerre au couteau : ils répandent l’or à pleines mains, dans des manœuvres de dénigrement où ils nous représentent comme une nation ruinée. En Cilicie même, ils réussissent à créer un courant antifrançais. Bref, la mainmise anglaise s’étend sur toute l’Asie, depuis l’Inde jusqu’à Suez. Tout ce qui est riche comme territoire est pour les Anglais. À nous, les coins sans valeur ; à nous surtout le soin de faire les affaires des Grecs avec notre argent et le sang de nos soldats ; à nous de monter la garde en Bulgarie, en Hongrie, et même ailleurs, chez les Arméniens. Après notre victoire de Macédoine, alors que, poursuivant notre rêve généreux d’être des émancipateurs, nous portions nos soldats en Russie, en Pologne, en Hongrie, les Anglais, eux, allaient à leurs petites affaires et mettaient la main sur les morceaux de choix, sur les pétroles de la Caspienne et sur le pays de Bagdad[1] !

Dans ce cri d’alarme que je jette, j’éprouve le besoin de dire aussi combien j’ai été effrayé, ces jours derniers, en causant avec ceux de nos soldats que l’on envoie encore dans le Levant. Je les avais vus partir pleins d’une merveilleuse ardeur pour la guerre contre l’Allemagne, d’où ils revenaient à peine ; ils espéraient rentrer enfin dans leurs foyers ; mais non, on les faisait repartir pour porter secours à ces Levantins de malheur ! Alors ils s’indignaient contre les ordres reçus, et, eux si soumis naguère et si braves, exaspérés maintenant jusqu’à la rage, ils ne parlaient de rien moins que de se révolter, d’incendier, de tuer… Ils ne l’auraient pas fait, bien entendu ; oh ! non, docilement ils seraient allés où l’erreur de nos politiciens les envoyait et ils s’y seraient battus à leur manière française ; mais, qu’ils aient eu ce premier mouvement de fureur, on ne le comprend que trop bien !

  1. On connaît, parmi tant d’autres faits, la récente arrestation scandaleuse, par les autorités anglaises, de l’Émir Saïd et de Moujdirdbey, deux puissants chefs amis de la France.