La Mort de notre chère France en Orient/30

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XXX

QUELQUES PETITES CONSIDÉRATIONS
GÉNÉRALES


Janvier 1920.

Je disais plus haut combien il avait été désastreux pour les Grecs d’avoir été vus de trop près par les Alliés. Mes pauvres amis Turcs au contraire, combien ils ont gagné à être un peu moins mal connus ! Chez tous ceux des nôtres qui les ont approchés, même en tant qu’ennemis, les préjugés sont tombés comme châteaux de cartes ; dans toutes nos armées d’Orient, c’est avec une ardente sympathie que l’on chante leurs louanges et leur affection toute particulière pour nous. J’ai déjà publié plusieurs des innombrables lettres à moi adressées par des officiers, des matelots, des soldats pour me soutenir dans ma campagne en leur faveur, — et je ne puis assez dire du reste combien je m’honore d’encouragements si spontanés, si unanimes, qui me viennent d’une telle source, la plus noble en même temps que la plus autorisée. On devine si, auprès de ces attestations magnifiques, les impertinences démentes que je reçois de quelques petits énergumènes du parti adverse, me font pitié !… Je veux terminer ce dernier plaidoyer par une adjuration solennelle à mes amis connus ou inconnus, — car, si je suis maintenant très injurié, calomnié et détesté, par contre je sais que j’ai des amis, des amis par milliers, avec qui je marche accompagné dans la vie ; à tous les coins du monde, je sens leurs sympathies ardentes et pures, tous les courriers m’en apportent les preuves souvent exquises et toujours touchantes. En général le temps me manque absolument pour répondre, mais qu’ils sachent bien, ces frères lointains, que leur pensée vient presque toujours jusqu’à mon cœur. Eh bien ! je veux ici les conjurer de me croire, je veux leur crier à tous : oui, croyez-moi, fiez-vous à ma loyauté, j’ose même dire, fiez-vous à ma clairvoyance. Si, depuis des années, je me suis fait un devoir de défendre à mort le peuple turc, — en soulevant sur ma route un tollé d’insultes et de menaces, salariées ou simplement imbéciles, — c’est que je sais ce que je dis. J’ai du reste conscience de la responsabilité que j’accepte en ramenant ainsi l’opinion vers les pauvres calomniés de Stamboul, — car l’opinion, il est incontestable, n’est-ce pas, que j’ai contribué pour ma part à l’éclairer, et c’est peut-être le seul acte de ma vie dont je me fais honneur, à la veille du moment où mon petit rôle terrestre va prendre fin. Oui, je sais ce que je dis ; j’ai longtemps vécu en Orient, je m’y suis mêlé à toutes les classes sociales et j’ai acquis la plus intime certitude que les Turcs seuls, dans cet amalgame de races irréconciliables, ont l’honnêteté foncière, la délicatesse, la tolérance, la bravoure avec la douceur, et qu’eux seuls nous aiment, d’une affection héréditaire, restée solide malgré tous nos lâchages, malgré les révoltantes injures de certains d’entre nous.

Avant d’affirmer cela à mes amis avec cette énergie, j’ai tenu à m’interroger profondément : n’étais-je pas leurré par des mirages, par le charme, la couleur, les radieux souvenirs de ma jeunesse ? — Eh ! bien, non, mon attachement et mon estime pour les Turcs tiennent à des causes beaucoup moins personnelles : j’ai la conviction qu’il serait non seulement inique, mais néfaste, d’anéantir ce peuple loyal, contem­platif et religieux, qui fait contrepoids à nos déséquilibrements, nos cynismes et nos fièvres.

Et puis voilà cinq cents ans qu’il est là chez lui, ce qui constitue un titre de propriété, et, sous ses cyprès, devenus hauts comme des tours, le sol de ses adorables cimetières est tout infiltré de la décomposition de ses morts.

Depuis longtemps déjà, tous nos compatriotes fixés en Orient pensaient comme moi, et aujour­d’hui la guerre a amené aux Turcs ces milliers de défenseurs nouveaux, tous nos combattants, convaincus comme je le suis moi-même.

Certes, à un autre point de vue aussi, il faudrait à tout prix conserver ce que les incen­diaires grecs nous ont laissé de l’imposant et calme Stamboul. Certes ce serait un irréparable attentat contre la beauté de la Terre que de bannir les Turcs de leur Constantinople qu’ils ont tant imprégné de leur génie oriental et dont ils emporteraient avec eux tout l’enchantement ; mais, pour nous Français, il y avait déjà des motifs plus graves de ne pas souscrire à leur expulsion, — en admettant qu’elle fût possible, même en versant des flots de sang dont la Marmara serait rougie, — c’est que les derniers lambeaux de notre influence, jadis souveraine, s’en iraient du même coup. Et par surcroît voici que, pour l’Europe entière, semblent surgir soudain des raisons par trop terribles, desquelles nos diplomates commencent à s’épouvanter ; dernièrement, lorsque, sans excuse, ils avaient lancé sur l’Anatolie des bandes de massacreurs et d’incendiaires, ils n’avaient pas prévu le danger de l’entreprise. Aujourd’hui, devant la menace d’un soulèvement général de l’Islam, qui se déclancherait en même temps que le bolchevisme s’étend vers l’Ouest comme une gangrène, que faire ?…

Le moyen de s’en tirer, oh ! je crois bien qu’il n’y en a plus qu’un seul : reconnaître les lourdes fautes commises, renoncer à une folle gloutonnerie de conquêtes, tendre la main à l’Islam, qui nous a fourni sans marchander tant de milliers de braves combattants, cesser de l’insulter, de vouloir l’asservir, et respecter au bord du Bosphore le trône encore formidable de son khalife.