La Mort de notre chère France en Orient/42

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Calmann-Lévy (p. 221-226).


XLII

LETTRE D’UNE FRANÇAISE
HABITANT CONSTANTINOPLE


Commandant,

Me voici de retour à Constantinople. Que de choses je voudrais vous exposer ! des choses tellement tristes que ma plume a de la peine à vous les écrire.

J’ai passé toute une après-midi chez le président de la Société Pierre Loti, Ahmed Ihsan bey, qui avait tenu à me faire connaître le grand écrivain Suleïman Nazif bey dont le discours a été si ignoblement interprété. La visite que je leur ai faite de votre part les a profondément touchés ; j’ai été l’émissaire béni qui leur apportait un peu de bonheur dans les terribles moments qu’ils traversent. Je n’ai jamais été le témoin de sentiments plus émotionnants que celui qu’a manifesté en ma présence la vieille mère d’Ahmed Ihsan bey. Introduite par son fils devant cette octogénaire vénérable, j’ai été reçue en ces termes : « En vous voyant, devant moi, je crois apercevoir la main protectrice de notre grand ami Pierre Loti et pour cet insigne bonheur je bénis le Seigneur. » Et saisissant son mouchoir, elle essuya les larmes qui coulaient de ses yeux. Toute la Turquie reconnaissante était représentée dans cette scène, si angoissante, par le geste sublime de cette auguste créature et par le martyre qui torture ce peuple !

Et maintenant je vais vous parler un peu de la situation politique.

Dès mon arrivée ici, j’ai pu avoir confirmation des manœuvres anglaises dont je vous ai parlé. Les agents britanniques ont exploité les incidents de Marach de manière à retourner l’opinion du monde entier contre les Turcs. Ils ont exagéré les faits, en ont inventé d’autres, associé leurs intrigues à celles des Grecs et des Arméniens, fait appel à tous les sentiments de haine, de vengeance et d’intérêts pour accabler vos amis, paralyser les efforts des Français et détruire à la fois la Turquie et la France d’Orient.

C’est sous cette pression odieuse qu’ils ont procédé, malgré leurs alliés français et italiens, à ce qu’ils ont appelé une occupation disciplinaire et qu’ils se sont livrés à des arrestations dont les procédés ignobles rappellent ceux des Boches et ont révolté la conscience humaine. Heureusement pour l’honneur des pays latins, ni Français ni Italiens n’ont pris part à cette sinistre besogne ! Les officiers anglais, escortés d’Indiens baïonnette au canon, ont violé de nuit le domicile d’honnêtes gens qui n’avaient commis d’autre crime pour la plupart que d’aimer leur pays et de témoigner leur sympathie à la France, leur seconde patrie ! Revolver au poing, ils ont enfoncé les portes et les vitres, ils ont envahi les chambres à coucher des harems, ces asiles inviolables, ils ont dressé la pointe de leurs baïonnettes contre les poitrines toutes nues des femmes et des enfants, ils les ont frappés et brutalisés, ont arraché de force de leur lit et de leurs bras, leur mari ou leur père et les ont emmenés à moitié nus, menottes aux mains, comme de vulgaires assassins. Ils n’ont épargné ni le Prince Impérial Ibrahim Tewfik effendi et sa femme, ni les généraux, ni les hommes de lettres, ni les députés et les sénateurs, pas même les femmes. Je ne me trompe pas : ce sont bien des Anglais et non point des Boches !

Le Prince Impérial Tewfik effendi, de l’aveu unanime, ne s’est jamais occupé de politique. Adonné aux sciences et à la musique, il n’a eu qu’un seul tort vis-à-vis des Anglais : celui d’aimer les Français. Il a été relâché, après trente heures de détention dans un cuirassé, sur l’inter­vention du sultan ; les autorités anglaises ont expliqué sa mise en liberté en disant que son arrestation est le résultat d’une erreur ! Il a fallu trente heures pour reconnaître cette prétendue erreur !

Presque tous ceux qui ont été arrêtés sont également d’ardents partisans de la France ; il serait trop long de vous les énumérer et de vous exposer les preuves de leur attachement à notre pays. Je ne veux vous citer que le cas de Suleïman Nazif bey, le célèbre poète turc dont le discours a été si ignoblement interprété le jour de la grandiose manifestation en votre honneur. L’occasion était belle de coffrer un si ardent ami de la France. Les Anglais ne l’ont pas ratée.

Notre humiliation est extrême. Nos amis sont obligés de nous fuir pour échapper à la vengeance de nos Alliés ! Ils nous supplient pour savoir si nous avons cessé de les aimer et de les protéger afin qu’à leur tour ils cessent de compter sur notre affection, notre esprit de justice et d’humanité.

Votre voix ne pourrait-elle s’élever cette fois, non plus pour défendre les Turcs, non plus pour les plaindre, mais bien pour défendre la France contre les humiliations, les spoliations matérielles et morales dont elle est la victime de la part de ses alliés Anglais et Grecs ! Car, dans la circonstance, qui dit Anglais dit Grecs et qui dit Grecs dit Anglais, tellement les deux races se sont donné la main en Orient pour détrousser leur grande Alliée. Les rues de Péra regorgent de Grecs et d’Arméniens, revêtus d’uniformes anglais, chargés de la police publique et secrète. Car les agents britanniques viennent de reconstituer la fameuse police des espions (hafiés) du sultan Abdul-Hamid. Grecs, Arméniens et Turcs sans patrie, tels sont les instruments d’un pays qui prétend être le pre­mier du monde par son esprit libéral ! L’histoire enregistrera cette honte qui fait rougir tous les Alliés, sauf les Grecs.

Ne voyez dans tout ce qui précède que l’expression de la révolte qui domine tout honnête Français bien averti de ce qui se passe ici.

Nous sommes profondément humiliés et écœurés.

Veuillez, Commandant…