La Mort de notre chère France en Orient/50

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L

LETTRE D’UN MÉDECIN MILITAIRE
DE L’ARMÉE D’ORIENT


Paris, 29 mars 1920.
Commandant,

Je ne vous apporte certes aucune idée nouvelle, mais je désire me joindre à ceux qui vous applaudissent quand vous parlez des vrais Turcs.

Permettez-moi de vous citer deux faits que je ne serais pas seul à pouvoir certifier exacts ; tous les officiers et sous-officiers de mon bataillon auraient signé après moi si j’étais encore au milieu d’eux, mais je suis démobilisé depuis quelque temps.

J’ai passé vingt mois en Orient, comme médecin auxiliaire, et j’ai parcouru avec de braves tirailleurs de Mostaganem tout le pays qui sépare l’Égypte d’Adana, eu Cilicie, sans compter un long séjour avec les troupes arabes dans le Hedjaz, à Yamboh et à Akabah. Mon impression sur l’Orient est que tous les gens qui se disent chrétiens, qu’ils soient Syriens, Grecs ou Arméniens, sont souverainement écœurants.

En décembre 1918, le capitaine M…, commandant le 9e bataillon du 2e tirailleurs algériens, était gouverneur d’Alexandrette. Malheureusement il n’avait pu empêcher l’envoi dans son sandjak de troupes arméniennes de la Légion d’Orient. Une compagnie de ces Arméniens était cantonnée dans le village de Beilan, sur le col qui mène à Antioche et à Alep. Ceux-ci commencèrent sans délai à tuer les Turcs qu’ils attrapaient : c’était fatal. Or, un matin, on apprend qu’un vieux paysan turc a été trouvé mort dans un chemin. Le capitaine M… donne alors ordre au médecin de la municipalité de Beilan de faire l’examen du cadavre et de rédiger le certificat de médecine légale nécessaire à l’enquête. Or, ce médecin était Arménien, civil, avait été désigné spécialement par l’autorité française pour s’occuper de la municipalité de Beilan et était régulièrement payé pour cela. Son compte rendu porte qu’après examen du cadavre il a constaté une blessure par « balle de fusil Mauser non extraite ». (Or, dans la région de Beilan, seuls quelques Turcs ou Kurdes avaient encore en main des fusils allemands.) Le capitaine M… trouve ce certificat étrange, il me le montre ; je dis ignorer comment on peut reconnaître la nationalité d’une balle non extraite d’après l’aspect de la blessure. Et le capitaine M… monte aussitôt, en auto, à Beilan ; il fait découvrir le corps du Turc et, devant plusieurs sous-officiers français, est constatée l’existence de multiples coups de baïonnettes françaises (on sait que la baïonnette française est le seul instrument au monde laissant sur un corps des blessures triangulaires et caractéristiques) ; et pas de trace de coup de feu. Or, dans les environs de Beilan, à cette date, il n’y avait de baïonnettes françaises qu’entre les mains des soldats arméniens. Peu importent les suites de l’histoire.

Voilà donc un Arménien, cultivé, parlant parfaitement la langue française, docteur en médecine de je ne saurais dire quelle faculté, et qui certifie sur son honneur de médecin, en un document officiel, des choses manifestement contraires à la vérité.

D’autre part, en janvier 1919, au village arménien de Durtyol (ou Chokmerjumen) en Cilicie, eurent lieu des troubles ; Durtyol était occupé par une compagnie de la Légion d’Orient. Étaient revenus dans ce village beaucoup d’Arméniens qui en avaient été déportés depuis la guerre. (Il y aurait probablement beaucoup à dire sur la part des responsabilités qui incombe au général allemand Liman von Sanders en ce qui concerne ces déportations.) Toujours est-il qu’en ce début de janvier 1919, on apprenait à chaque instant à Alexandrette que des Turcs étaient assassinés dans la région de Durtyol. Le 11 janvier, au soir, fusillade entre Durtyol et la partie est de ce village, située plus haut, sur les pentes de la montagne, et occupée par des Kurdes.

Or, dans la partie arménienne du village, et sous la direction de l’officier français de la Légion d’Orient, était officiellement resté un lieutenant de gendarmerie turc, avec ses gendarmes turcs. Eh bien, ce lieutenant est allé, seul, à découvert, dans l’après-midi du lendemain 12, en son uniforme d’officier turc, dans la direction des Kurdes, les sommant de cesser leur tir contre les Arméniens, et il a été blessé, ce faisant, d’une balle kurde qui lui a traversé les deux avant-bras. Au reste, l’effervescence a été calmée par l’arrivée subite, en ce dimanche, 12 janvier, du commandant français C…, alors gouverneur du sandjak, et d’une poignée de mes braves tirailleurs dont les deux mitrailleuses et les tromblons V. B. ont vivement impressionné les uns et les autres. J’avais personnellement accompagné mes tirailleurs, et j’ai vu et soigné, dès mon arrivée à Durtyol, c’est-à-dire deux heures après sa blessure, le lieutenant turc. Ce sont des gradés arméniens de la Légion d’Orient qui m’ont raconté tous ces détails ; eux-mêmes rendaient hommage à ce Turc qui avait exposé sa vie pour les protéger.

Je tiens donc à insister en France sur cette idée que les vrais Turcs sont, à l’heure actuelle, autrement nobles que tous ceux qui se disent, en Orient, disciples de Jésus le Nazaréen. Il faudrait se rappeler que François Ier a possédé les plus radieuses qualités françaises et qu’il a eu l’intuition de tendre la main aux Ottomans, se rappeler que l’on ne connaît des Turcs que ce que les Levantins fourbes et vils viennent nous en dire à grand renfort de signes de croix, et s’apercevoir qu’il est grand temps de changer de manière de faire, si l’on ne veut pas commettre d’injustice envers des gens avec qui on peut s’entendre quand on est Français.

Il me reste, Commandant, à vous remercier d’avoir pris et de prendre la parole pour dire bien haut ce que ceux des Armées d’Orient pensent bien fermement maintenant.

Veuillez agréer, Commandant…

Signé : PHILIPPE GUIBERTEAU,
Médecin auxiliaire au 9e bataillon
du 2e tirailleurs algériens,
Détachement français de Palestine.