La Mort de notre chère France en Orient/51

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FRAGMENT D’UN REMARQUABLE ARTICLE
PARU LE 5 FÉVRIER 1920
DANS LE JOURNAL « L’ŒUVRE »


Les grands crimes reprochés aux Ottomans, dans le passé, sont leurs sanglantes mesures de police à l’égard de leurs sujets chrétiens. Mais qui, dans le dessein de désorganiser, sinon de détruire leur empire, souleva contre eux ces popu­lations qui n’avaient aucun désir, ni même aucune idée de s’émanciper avant que les gouvernements européens fissent d’elles les instruments de leurs ambitions ? La Russie n’a-t-elle pas fait des Grecs d’abord, puis des Serbes (qui s’étaient mis, jadis, volontairement sous la domination du sultan pour échapper à celle du pape), ensuite des Bulgares (qui, en 1828 encore, ignoraient leur nationalité), enfin des Arméniens, ses espions et ses agents provocateurs ? L’Angleterre n’a-t-elle pas, au milieu du XIXe siècle, pour servir ses calculs diplomatiques, allumé dans le Liban une guerre civile qui faillit causer l’extermination des Maronites ? La France et l’Angleterre, par complaisance pour la Russie, n ont-elles point, avec une patience et un aveuglement concertés, donné aux Turcs, pour les massacres des Arméniens, le bénéfice de circonstances très atténuantes ? Un Livre bleu britannique de 1897 excusa officiellement les sévérités de la Porte à l’égard « des intrigues insensées et criminelles d’une poignée de révolutionnaires, dirigés et contrôlés par quelque comité central étranger… » Et ce que l’on regardait seulement comme un regrettable incident de politique intérieure en temps de paix, on veut en faire, en temps de guerre, une inexpiable violation du droit des gens. Les Turcs ont lieu de dire que notre morale est bien artificielle !

Ils ont pour nous taxer d’injustice d’autres raisons, et plus graves. Ils peuvent soutenir, avec trop d’apparences de vérité, que nous continuons de suivre l’affreuse maxime de ce légat du pape qui, au mépris d’un serment solennel, déchaîna, il y a quatre siècles, la guerre atroce des Hongrois contre les Ottomans : Traiter avec les infidèles, déclara-t-il, est un péché ; observer ce traité, un péché plus grand encore. »

Nous avons traité avec les Turcs, en leur imposant et en nous imposant à nous-mêmes la convention d’armistice du 31 octobre 1918. Il nous a été loisible d’en rédiger les vingt-cinq articles avec précaution et même avec sévérité, mais, une fois signés, ces articles ont limité les droits des vainqueurs aussi bien que les obligations des vaincus. Or, nous avons abusé de nos droits, non seulement en prolongeant, depuis plus de quatorze mois, en Turquie, les effets anarchiques d’une convention, par définition provisoire, mais encore en faisant occuper la ville de Smyrne, sans motif et sans provocation, par les Grecs, les plus injurieux ennemis des Ottomans. Ces abus ont provoqué le réveil du nationalisme turc, ou, pour parler plus exactement, la formation d’un nationalisme turc.

Aujourd’hui, il est question de faire pis encore. M. Lloyd George veut réaliser un projet dont plusieurs de ses collaborateurs les plus avertis lui ont pourtant montré les dangers : celui d’expulser le gouvernement ottoman de Constantinople et de s’emparer de cette capitale que Napoléon appelait « la clef du monde ». Une telle spoliation serait une grave imprudence politique, un malheur, une iniquité. Les Ottomans ont capitulé sur la foi des déclarations du président Wilson ; il serait indigne des Alliés de le nier, sous le prétexte que la convention d’armistice du 31 octobre ne fait pas expressément mention de ces déclarations. Et le 14e article wilsonien affirme : « Aux régions turques de l’Empire ottoman actuel devra être assurée une souveraineté non contestée. » Cela est catégorique. Qui oserait prétendre que Stamboul n’est pas turc, n’est pas l’organe vital, nécessaire de toute souveraineté turque ?

Soumettre l’Empire ottoman à une prudente tutelle économique et administrative, tel est le devoir des Alliés. Le priver de sa capitale, et, par ce moyen détourné, le rejeter dans une barbarie misérable, et cela pour l’unique raison que le seul de nos ennemis qui n’ait pas pris les armes dans un but d’agression est le plus faible des vaincus, ce serait violer le principe même de la Société des Nations : le droit des gens.

CHARLES SAGLIO.