La Muse au cabaret/Le Premier Moutardier du Pape

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La Muse au cabaretLibrairie Charpentier et Fasquelle (p. 162-165).


LE PREMIER MOUTARDIER DU PAPE


À Franc-Nohain.


Un Dijonnais jadis fut pape,
Dont le nom, pour l’instant m’échappe.
Alors, dans le monde chrétien,
Pour devenir chef de l’Église,
Pas besoin — sans que j’en médise —
D’être prélat Italien.

À peine ce pape… barbare
Eut-il ceint la triple tiare,
Qu’une manière de croquant,
En sa magnifique innocence,
Vint demander une audience
À la porte du Vatican :


— « Dites au Pape, votre maître,
Que j’ai fait plus d’un kilomètre
Pour le voir… que je le connais…
Insistait-il — ne vous déplaise !
Je suis né sur terre française,
Mieux que ça, je suis Dijonnais ».

« — Un compatriote ! Qu’il entre !
Dit le Pape, averti. Que diantre !
La consigne n’est pas pour lui ».
Or, dès qu’il le vit : « Hé ! mon brave,
Quelle aventure heureuse ou grave
Me vaut de te voir aujourd’hui ? —

— Eh bien, voici — dit le pauvre homme
J’ai donc quitté Dijon pour Rome,
Afin d’y trouver un emploi ;
Comptant, tout le long de l’étape,
Qu’un de chez nous, devenu pape,
Ferait quelque chose pour moi.

— Mais encore ?… fit le Saint-Père.
Conte-moi ce que tu sais faire.
Quel fut, à Dijon, ton métier ? —
— J’étais fabricant de moutarde…
— De la moutarde ! Je te garde.
Tu seras mon grand moutardier !


D’autant plus qu’en cette Italie
Leur moutarde n’est pas jolie.
Elle est un peu faiblarde, hélas !
Je ne sais trop ce qu’ils y mêlent,
De quelles fleurs ils l’hydromellent…
Trop de fleurs ! aurait dit Calchas. »

À dater de là, dit l’Histoire,
Notre homme, en son laboratoire,
Fut installé commodément.
Et le Pape, tout à son aise,
Dans de la moutarde française,
Put relever ses aliments.


Un temps après, chez le Saint-Père
Survint un second pauvre hère,
Également un Dijonnais.
— « Tu fais aussi de la moutarde ?
Lui dit il — que le ciel te garde !
Mais voilà ce que je craignais…

« Tu sauras que, dans mes offices,
On s’occupe de mes épices.
J’ai déjà mon moutardier. Vois
Si la chose te va quand même,
D’être mon moutardier deuxième,
Si l’autre y consent toutefois. »


Or, l’autre, gonflé d’importance,
Fut trop heureux, comme l’on pense,
D’avoir un second — du métier.
Car du fait de ce partenaire,
Notre orgueilleux fonctionnaire
Devenait premier moutardier !