La Muse qui trotte/10

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Calmann Lévy, éditeurs (p. 53-58).


LES GRAND’MÈRES





Au bois, dans les routes tranquilles,
Avant l’heure où, par longues files,
Viennent les mondains triomphants,
Les bonnes grand’mères seulettes
S’en vont, minces ou rondelettes,
Promener leurs petits-enfants.


La nourrice ou la gouvernante
Les suit d’une marche traînante,
Les bras ballants, le nez au vent,
Tandis que, proprets et bien sages,
En rang, comme des jeunes pages,
Les petits trottent par devant.

Bientôt on avise une allée
Pas trop à l’ombre, bien sablée ;
On s’arrête, et l’on va chercher
Dans le coupé qui stationne
Les larges pliants en cretonne
Sous les jambes du vieux cocher.

Et là, sans penser à grand’chose,
On s’installe, on respire, on cause,

— Menus sujets cent fois traités ! —
Les nourrices sont écarlates…
Les bonnes mamans sont béates…
Et les petits font des pâtés.

Ô bonnes grand’mères chéries,
Parmi ces verdures fleuries
Dont s’ombragent vos blancs cheveux,
Goûtez-les, ces heures suaves,
Et soyez doucement esclaves
Du blond tyran qui dit : « Je veux ! »

D’un regard qui vit tant de choses
Caressez-les, ces bébés roses !
Contemplez bien leurs traits aimés,
Pour qu’un jour, quand en viendra l’heure,
Fidèle, l’image demeure
En vos yeux à jamais fermés !


Oui, soyez faibles, soyez lâches !
Méprisez les maussades tâches
Et les principes rigoureux…
Ne songez, — faciles problèmes ! —
Qu’à vous rendre heureuses vous-mêmes
En rendant les autres heureux !

Jadis, jeunes femmes fêtées,
Folles, rieuses, emportées
Dans le tourbillon élégant,
Que de fois êtes-vous venues
Suivre ces mêmes avenues
En quelque équipage fringant !

On vous admirait au passage,
Et peut-être, sous le corsage,
Votre cœur a-t-il palpité
Quand un ami discret et tendre
Qu’on attendait… sans trop l’attendre,
Arrivait de votre côté.


Peut-être, de votre voiture,
Tout heureuses de l’aventure,
Descendiez-vous quelques instants,
Et, sous l’ombre fraîche et complice,
Écoutiez-vous ces mots qu’on glisse
À l’oreille, un soir de printemps…

Ils sont passés ces temps de joie !
Mais qu’importe ? Dieu vous envoie,
Pour éclairer vos derniers jours,
D’autres bonheurs, d’autres tendresses…
Et les enfantines caresses
Valent bien les vieilles amours.

Pressant de vos lèvres fanées
Ces fronts si purs où les années
N’ont mis trace d’aucun émoi,
Vous comblez ce désir suprême
D’aimer toujours, d’aimer quand même,
Que toute femme porte en soi !


Aussi, par les routes tranquilles,
Avant l’heure où, par longues files,
Viennent les mondains triomphants,
Ô bonnes grand’mères seulettes,
Allez, minces ou rondelettes,
Promener vos petits-enfants !