La Muse qui trotte/9

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Calmann Lévy, éditeurs (p. 49-52).


LE BONJOUR AU MONSIEUR





Et comme j’arrivais, ponctuel invité,
Dûment ganté, frisé, pommadé, cravaté,
À l’heure du dîner — sept heures et demie —
Dans le hall somptueux de la maison amie,
Les enfants du logis, frère et sœur, l’air guindé,
Vinrent « dire au Monsieur » le bonjour commandé.

L’un et l’autre, ennuyés de ce devoir morose,
Me tendaient vaguement un front distrait et rose…
J’y posai deux baisers qu’ils ne sentirent pas.
Puis, la tâche achevée, ils s’enfuirent là-bas

D’un seul bond, pour causer et rire en tête à tête,
Sans plus se soucier de la caresse faite.
Qu’importe, n’est-ce pas, à ces heureux élus,
Un sourire, un baiser, ou de moins ou de plus ?

Et voici que soudain revint en ma pensée
Très net, un souvenir de la saison passée.

Par une après-midi d’été, je cheminais
Sur une route grise, au fond du Bourbonnais.
Accablé de chaleur, aveuglé de lumière,
J’avisai la fraîcheur sombre d’une chaumière,
Et j’entrai. Dans le fond, un enfant mal vêtu
Me regardait, les yeux pâles, le front têtu,
Bon visage pourtant, appelant l’embrassade.
Aussi j’allai vers lui, malgré l’accueil maussade
Qu’il me faisait, blotti dans un recoin obscur,
Entre la cheminée immense et le vieux mur.
Mais comme j’arrivais, pris d’une peur subite,
À la hauteur du front levant le bras bien vite

D’un geste naturel, qu’on devinait fréquent,
Il s’enfuit loin de moi, criant et suffoquant.
Je m’étonnai d’abord… Mais j’aperçus la mère,
Paysanne au profil dur, à la bouche amère,
Horrible virago qui n’avait rien d’humain,
Dont le cœur devait être aussi sec que la main…
Et je compris.

Et je compris.Sevré d’amour et de tendresse,
Vivant parmi les coups, ignorant la caresse,
Le petit gars, inculte et sauvage à demi,
En tout nouveau venu flairait un ennemi.
Oh ! celui-là, jamais il n’avait pu connaître
Ni les soins entourant le fils qui vient de naître,
Ni, près du frais berceau tout doré de soleil,
Le sourire joyeux qui guette son réveil ;
Ni les précautions d’une mère attentive
Qu’on sent autour de soi, tendre, indulgente, active,
Évitant tout chagrin à l’être bien-aimé ;
Ni la tranquillité du logis bien fermé ;

Ni, pendant les moments de chagrins ou de fièvres,
Cette fleur du baiser montant du cœur aux lèvres !

Quoi ! rien de tout cela, jamais ! Ah ! songez-y,
Trop fortunés enfants dont l’unique souci
— Enfants riches, enfants choyés, enfants qu’on aime, —
Est de vous amuser, et toujours, et quand même ;
De chercher un sourire en tout, et de saisir
À pleins doigts le furtif papillon du plaisir !
Oui ! dans un cadre exquis de bien-être et de joie,
Quand, vêtus de velours, enrubannés de soie,
Vous tendez « au Monsieur » vos petits fronts blasés
De la pluie incessante et tiède des baisers,
Pour ne mépriser point la caresse légère,
Dont vous frôle, en passant, une bouche étrangère,
Ô vous, qui d’être aimés parfois vous sentez las,
Songez, songez à ceux que l’on n’embrasse pas !