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La Musique religieuse d’Anton Bruckner

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Le Ménestrel, 90e année, n° 7, 1928
Fritz Münch

La Musique religieuse d’Anton Bruckner
Ce texte est considéré comme dans le domaine public aux États-Unis, car publié il y a plus de 95 ans. Mais encore soumis aux droits d’auteur dans certains pays, notamment en Europe. Les téléchargements sont faits sous votre responsabilité.



Nous croyons intéressant de publier cette étude en vue de la première exécution, à Paris, de la Messe en fa mineur d’Anton Bruckner, qui doit avoir lieu le 10 mars, à la Salle Pleyel, par les soins de la Société Saint-Guillaume de Strasbourg.


Les lignes qui suivent n’ont d’aucune façon la prétention d’ouvrir sur l’œuvre de Bruckner de nouvelles perspectives. Elles sont la reproduction d’une conférence faite à Strasbourg en novembre 1927, quelques jours avant l’audition de la « Messe en fa mineur » et du « Te Deum », exécutés par le chœur de Saint-Guillaume. Ces quelques indications avaient simplement pour but de présenter au public un compositeur peu connu chez nous et de lui faciliter la compréhension de ses œuvres. Nous avons consenti à l’impression dans l’espoir qu’à l’heure où l’intérêt pour Bruckner va grandissant, ce modeste travail pourrait rendre quelques services au public français en général.

F. M.


Le Chœur de Saint-Guillaume a eu, il faut bien le dire, le courage de s’intéresser à un compositeur, Anton Bruckner, qui n’a pas encore son public ni à Strasbourg ni ailleurs en France. Les quelques rares occasions d’entendre de la musique de Bruckner, que les Parisiens ont eues, n’ont pas eu de lendemain. Dans son propre pays Bruckner a dû attendre bien longtemps la gloire. Né le 4 septembre 1824, dans un petit village de la Haute-Autriche, mort le 11 octobre 1896, à Vienne, il a dû subir pendant toute sa vie les attaques acharnées d’adversaires décidés, et le vingt-cinquième anniversaire de sa mort ne lui avait pas encore rendu justice. Depuis, c’est-à-dire depuis 1921, la situation a change. Le nombre des exécutions des symphonies de Bruckner rivalise aujourd’hui, dans certains centres musicaux, avec celui des symphonies de Beethoven et une littérature importante a surgi en quelques années. On a l’impression que dans son pays Bruckner, aujourd’hui, est à la mode. Ne s’agit-il ici vraiment que d’une question de mode ou d’intérêt local, ou avons-nous à faire à un mouvement justifié en faveur d’un grand dans le royaume de la musique ? Le mouvement brucknérien est, nous semble-t-il, devenu assez puissant pour nous imposer le devoir d’examiner cette question avec soin.

La question est évidemment celle-ci : pourquoi Bruckner, s’il est vraiment un musicien de grande taille, n’a-t-il pas réussi comme ses contemporains Wagner et Brahms, par exemple, à s’imposer à son temps, qui pourtant, en accueillant finalement, même avec enthousiasme, des esprits aussi opposés que Wagner et Brahms a montré qu’il était ouvert à toutes les directions, surtout que Bruckner ne cachait ni dans ses paroles ni dans sa musique la profonde admiration qu’il avait pour Wagner, le dieu de cette époque. Il y a deux possibilités pour répondre à cette question : ou bien le génie de Bruckner a été trop faible pour s’imposer à côté de ces deux grands maîtres et n’a, par conséquent, pu remporter des succès que dans une époque moins dominée par leurs œuvres ; ou bien l’œuvre de Bruckner contient des éléments trop étrangers à son époque pour qu’elle ait pu la goûter, et ces éléments répondent précisément à un besoin de l’époque actuelle. Dans ce dernier cas, ce serait un devoir bien naturel de faire à Bruckner une large place dans notre vie musicale.

C’est la vie extérieure de Bruckner qui pourra nous aider à résoudre le problème que pose la vie intérieure exprimée dans son œuvre.

Bruckner a vécu jusqu’à sa trente-septième année complètement en dehors du mouvement de son temps. Ansfelden, son village natal, était en 1824 un endroit très reculé d’un pays qui avait fidèlement conservé les idées de l’autorité de l’Église et de l’État. Déjà, le grand-père de Bruckner avait enseigné dans l’école où il est né. Et, comme son grand-père, son père était, en sa qualité d’instituteur, le fidèle serviteur de son Église, chargé des fonctions d’organiste et de tous les petits services du culte catholique. Antoine, l’aîné de onze enfants, dut aider son père de bonne heure dans toutes ces obligations. Les sons de l’orgue et le chant liturgique sont les premiers éléments dont l’âme musicienne de Bruckner pourra se nourrir. L’enfant commence à jouer de l’orgue, du violon et du clavecin ; à l’âge de onze ans, son père l’envoie chez un cousin, instituteur à Hœrsching, chez lequel il apprend les éléments du jeu de l’orgue, donc aussi la basse chiffrée ; mais au bout d’un an, il lui faut rentrer pour seconder son père, devenu souffrant, à l’orgue et à l’école. C’est à cette époque, en 1837 probablement, que Bruckner écrit sa première composition, « Abendklasnge », pour piano et un deuxième instrument. Dans la même année son père meurt, sa mère quitte l’école d’Ansfelden, et, par l’entremise du cousin de Hœrsching, le jeune Anton est admis à l’internat du couvent de Saint-Florian près de Linz. C’est dans ce milieu reculé, rempli de solennité hiérarchique et de la plus intense piété catholique, que Bruckner passe les années décisives de son développement. Son évolution musicale est dirigée par les émotions de la musique du culte, l’orgue et le chant liturgique. Il a l’occasion de faire des études d’orgue, de piano, de violon, de chant, mais son occupation principale est la préparation à la carrière d’instituteur, à laquelle Bruckner doit se vouer comme ses ascendants. En 1841, il termine ses études à Linz et se voit nommé aide-instituteur à Windhaag, un petit endroit de deux cent cinquante habitants. Avec un traitement de 120 florins, il était chargé des fonctions de pédagogue, de sacristain, d’organiste et de chef des chœurs. Pour pouvoir vivre, il est obligé d’augmenter ses ressources et de faire de la musique à toutes les foires, noces et fêtes paysannes des environs. Deux violons, une contrebasse, une clarinette, une trompette, voilà l’orchestre dans lequel il occupe sa modeste place. En 1843, il échange Windhaag contre Kronstorf, non sans avoir reçu de la part de son pasteur un certificat, qui relève son dévouement envers son Église. Kronstorf n’a que cent cinquante habitants, mais Bruckner a la chance de trouver un paysan, qui est l’heureux propriétaire d’un clavecin, et les villes de Steyr et de Enns avec leurs belles orgues ne sont pas loin. Bruckner exploite à fond toutes les ressources de cette situation, jusqu’en 1845, où l’examen final fait de l’aide-instituteur un instituteur en titre ; en cette qualité, il se voit nommé à son cher Saint-Florian. En 1848, il devient organiste suppléant ; trois ans après, il est chargé définitivement de ces fonctions. Ces années, il peut les consacrer presque exclusivement à la musique. Il travaille, par jour, dix heures le piano, trois heures l’orgue, il compose et trouve l’occasion de faire exécuter ses œuvres. On voit que Bruckner ne pourra pas rester toujours à Saint-Florian. Il ne fait que s’y préparer pour une mission plus grande. En 1856, il se place premier au concours pour le poste d’organiste à la cathédrale de Linz. Et c’est dans cette ville qu’il trouve la protection énergique du grand évêque Rudigier. Celui-ci comprend que Linz, malgré ses ressources musicales relativement importantes, ses concerts symphoniques, ses chœurs et son théâtre, ne pouvait suffire à Bruckner. Il lui accorde un congé annuel pour aller à Vienne et suivre dans la capitale l’enseignement du célèbre maître du contrepoint Simon Sechter, professeur au Conservatoire. On peut se faire une idée des soins minutieux que le maître et le disciple apportaient à leur travail si l’on songe que le cours d’harmonie prit trois années, le contrepoint simple une quatrième, le contrepoint double, triple et quadruple une cinquième, le canon et la fugue une sixième année d’études. Des feuilles remplies d’exercices innombrables couvrent en hautes piles le plancher delà chambre de Bruckner. Mais en 1861, les études terminées, Sechter nomme son disciple un maître accompli, et après l’examen le célèbre Herbeck avoue : « il aurait dû, lui, nous examiner nous ! »

Bruckner a maintenant trente-sept ans. Et où en est-il à cet âge ? Il n’a fait qu’apprendre. Il a appris beaucoup, il possède à fond son métier, il a composé pas mal de petites œuvres qui ne trahissent que cette entière maîtrise de la technique du contrepoint et de l’harmonie. Quel est le sens de l’existence de cet éternel élève ? Va-t-il continuer à être élève encore ? En effet, Bruckner veut encore apprendre. Il se fait élève d’Otto Kitzler, chef d’orchestre du Théâtre de Linz, afin d’apprendre de lui ce que Sechter ne lui avait pas appris, la composition de la Sonate et de la Symphonie. C’est cette rencontre avec Kitzler qui est décisive.

On voit que la vie de Bruckner s’était écoulée jusque-là dans des cadres extrêmement rigides. L’autorité absolue de son Église et les lois scolastiques de la méthode sechtérienne avaient tracé à son évolution personnelle, comme à celle de son génie musical, un chemin à suivre nettement limité. Bruckner n’a jamais souffert de l’autorité que son église exerçait sur lui. Elle lui semble non seulement la chose la plus naturelle, mais aussi la plus nécessaire du monde. L’Église catholique était pour sa piété personnelle la terre bénie dont elle recevait une nourriture abondante et riche. Se soumettre à elle n’était pas une contrainte, mais une grâce pour lui. C’est dans la foi catholique qu’il a toujours voulu vivre et mourir. On a l’impression que l’âme brucknérienne était prédestinée à la piété catholique. Son Église n’est dans sa vie qu’une source de bienfaits. C’est pourquoi il lui voue la plus profonde reconnaissance. C’est par elle qu’il a reçu ses premières émotions musicales, c’est dans son sein qu’il s’est développé, c’est à son évêque qu’il doit une protection puissante. Il est et reste tout naturellement et librement son fils fidèle. Pour son génie musical, il en était autrement. Ni la musique liturgique traditionnelle, ni l’école sechtérienne n’avaient pu donner à son génie musical son essor. Il est comme emprisonné. Bruckner écrit, écrit, écrit toujours, mais il ne produit pas. Il reste élève. Mais son dernier maître, Kitzler, met l’élève sur la voie de la liberté. Kitzler travaille avec Bruckner la sonate et la symphonie classique. Il fait plus. Kitzler connaît les partitions du Holländer, de Lohengrin ; à Linz même, il prépare une exécution de Tannhäuser. Il introduit Bruckner dans le monde wagnérien. C’est là l’événement décisif de la vie de Bruckner.

On ne pourrait s’imaginer collision de mentalités plus différentes que cette rencontre .de Bruckner et de Wagner. Bruckner, l’enfant d’un petit village de la Haute-Autriche, l’élève d’une école de couvent, l’homme qui avait reçu sa culture exclusivement de l’Église catholique dans sa forme la plus élémentaire, cet esprit moyenâgeux — j’emploie, bien entendu, ce terme dans un sens favorable — voit subitement se dresser devant lui la figure gigantesque du grand génie du romantisme musical. Bruckner entre ainsi en contact avec un monde jusqu’alors absolument inconnu de lui : le monde du romantisme.

L’esprit du romantisme est, quoi qu’on en dise, et malgré l’intérêt que prend le romantisme littéraire et scientifique au moyen âge, étranger à l’esprit de l’Église catholique. L’Église catholique a dû se défendre contre l’esprit du XIXe siècle tout comme contre celui du « siècle des lumières ». Le XIXe siècle exige l’autonomie complète de l’individu et prêche le subjectivisme à outrance. Il est donc, dans son essence, opposé à l’idée d’autorité, qui est la base de l’Église catholique. Le grand déclin de la musique catholique cultuelle en est la conséquence naturelle. Le XIXe siècle ne produit plus la mentalité d’un Palestrina. C’est un siècle profane. Le Beethoven de la troisième période est le porte-drapeau de ce nouvel esprit. Mais le subjectivisme de Beethoven devient chez les romantiques un culte de la personnalité. La musique des romantiques est remplie de leur propre personnalité, de leurs sentiments, de leurs émotions. Elle ne veut et ne peut dire autre chose. Elle abandonne les grandes formes, elle s’épanche dans les petits morceaux de genre. Elle y analyse le « moi », elle mêle la réflexion à la musique, Schumann donne des titres à ses morceaux pour piano, le lied est son domaine principal. La génération d’après lui a retrouvé le besoin du monumental. Mais elle ne maîtrise plus la grande forme symphonique, elle est obligée d’emprunter la grande forme à la pensée, à la parole. Elle crée la musique à programme, elle s’attache à l’évolution dramatique. Ses grandes créations sont le poème symphonique et le drame musical. La musique abandonne ses formes à elle ; il faut qu’elle suive les péripéties du drame, les nuances du sentiment, elle devient descriptive et émotionnelle, elle dit des choses purement humaines. C’est l’époque de Berlioz et de Wagner, de la Symphonie fantastique et de Tristan. L’extraordinaire objectivité de l’inspiration catholique, qui a créé la Messe, la papauté, les grandes Sommes, perd pied à cette époque. Les Messes de Schubert, tout comme la musique religieuse de César Franck, sont de la musique catholisante, mais non catholique.

C’est avec cet esprit que Bruckner se voit maintenant aux prises. Et cet esprit s’empare de lui comme un grand courant de mer s’empare d’un bateau sans direction et l’entraîne de force dans le pays de la liberté musicale. Déjà, pendant les leçons de Kitzler, Bruckner salue dans les œuvres de Beethoven, avec un plaisir particulier, tout ce qui allait contre les règles sechtériennes. Maintenant, il accueille avec enthousiasme les harmonies et les sonorités nouvelles de l’orchestre wagnérien. Il se déplace exprès pour entendre les opéras de Wagner et la Damnation de Berlioz. Mais pendant que son génie musical boit avec avidité cette nouvelle musique, toute sa personnalité est en pleine crise. Il n’en pouvait pas être autrement. Ce nouveau monde dans lequel il se voit entraîné est le monde humain, le monde sensuel. Le monde dans lequel il avait vécu jusque-là, avait été le monde austère de son Église. Maintenant, son sang se réveille en entendant le sang de ses frères. Sa personnalité se forme, il commence à devenir lui-même. Sa musicalité est touchée par le souffle créateur. Il écrit sa première œuvre importante, une Messe en ré mineur. Mais elle ne marque que le tout premier commencement de son évolution. Son génie a besoin de créer, mais c’est encore le passé qui lui fournit l’inspiration. Sa deuxième œuvre est une Symphonie. La crise bat son plein. Bruckner est maintenant libre. Il écrit, d’après son propre aveu, « comme il veut ». Et sa volonté est celle d’un champion de la liberté. Il y a dans cette symphonie une certaine attitude beethovénienne. Toutes les forces sont déchaînées. C’est le « Sturm und Drang » dans la plus nette acception du mot. Bruckner joue avec les formes musicales comme un jeune géant avec des blocs de granit. On le voit, cette œuvre est une œuvre de transition ; Bruckner se cherche, mais il ne se trouve pas encore. La synthèse entre l’esprit romantique et son âme humble et croyante ne se trouvera pas si vite. Mais il y a un fait important qui ressort de cette lutte : Bruckner ne se laisse pas subjuguer par le romantisme. On a l’impression qu’il n’y aura que deux alternatives : ou Bruckner trouvera une synthèse véritable, ou il périra dans ce conflit. Bruckner n’est pas fait pour se mettre simplement à la remorque d’un mouvement. Cette première symphonie révèle déjà une première victoire de sa personnalité sur les tendances de son époque. Bruckner n’écrit pas un poème symphonique, il écrit une symphonie. Il reste dans le domaine de la musique absolue. Il adore Wagner ; il apprend tout ce qu’on peut apprendre de lui, mais il ne devient pas wagnérien. Il faut qu’il trouve la solution du conflit lui-même. Mais ce conflit est si fort qu’il ébranle même sa santé d’une façon inquiétante. Finalement, nous voyons Bruckner chercher encore une fois un refuge dans le texte de la Messe. Il se met à écrire sa deuxième Messe pour chœur à huit voix et quinze instruments à vent, œuvre extrêmement profonde, mais presque cruellement sévère et ascétique. C’est une œuvre écrite par une âme qui ne peut dans sa détresse qu’élever son Kyrie eleison vers Dieu. Mais cet appel est exaucé. Avant de terminer cette œuvre austère, Bruckner reprend le texte de la Messe, et maintenant il le traite d’une autre manière, dans une autre attitude d’esprit. Il écrit sa troisième, sa grande Messe en fa mineur. Cette Messe, c’est la guérison, la solution de la crise. Bruckner s’est trouvé. À partir de cette Messe, il écrit ses chefs-d’œuvre. Son génie se déploie dans les formes qui lui sont propres, il n’exprime dorénavant ni le monde romantique, ni le monde catholique, il exprime le monde brucknérien.

Le domaine dans lequel Bruckner se meut maintenant est le domaine de la symphonie. Ce sont ces œuvres qui posent le véritable problème de la musique brucknérienne. Dans cette conférence, nous n’avons pas à nous occuper de détails. Néanmoins, nous ne pourrions parler des œuvres de Bruckner sans faire au moins mention de leurs traits caractéristiques les plus essentiels. Le fait que la crise intérieure de Bruckner trouve sa solution dans une Messe est extrêmement significatif. Il nous indique très nettement quels sont les éléments de l’âme brucknérienne qui ont remporté la victoire dans sa lutte avec l’esprit de son temps. Bruckner reste l’enfant de son Église ; l’élément religieux est l’élément fondamental de sa vie intérieure. Bruckner n’a pas succombé aux démons du sang romantique, ce n’est pas le domaine de la vie humaine qui est l’objet de son inspiration artistique. Bruckner n’a pris contact avec son époque que pour s’éloigner d’elle. Il ne parle, dans sa musique, ni de lui-même, ni de ses frères humains. Mais alors, de quoi parle-t-il ? Je crois bien qu’il faut, en réponse à cette question, dire qu’il ne parle de rien. Il fait simplement de la musique. Bruckner n’a pas été, comme Wagner, Liszt, Schumann, Berlioz, un intellectuel. Il garde jusqu’à la fin de sa vie quelque chose de l’enfant qui est tout à fait en dehors du mouvement littéraire, artistique, politique. Il n’a jamais, comme Beethoven, lutté avec les problèmes de son époque. Ces problèmes ne l’atteignent pas du tout. Mais en approfondissant ce côté de la vie de Bruckner, on arrive à reconnaître que c’est la Providence qui a ainsi protégé son élu pour l’appeler à exprimer dans son langage des choses plus importantes que les choses humaines. Bruckner n’a aucune préoccupation quelconque. C’est un individu qui ne possède que deux choses : la foi de son église et une maîtrise absolue de l’écriture musicale. Il est le vase sacré prédestiné à recevoir l’inspiration. De cette force mystérieuse, il est l’instrument idéal. Et elle joue sur lui à volonté et lui fait dire les mystères d’un domaine inaccessible à l’intelligence. Que Bruckner n’ait pas été compris de son époque, cela n’est que trop naturel, et nous ne sommes pas même étonnés de voir que même ses admirateurs les plus fervents n’ont pas saisi l’essence de son être. Quand nous lisons les essais d’interprétation que son fidèle disciple Schalk a fait de certaines de ses œuvres, et qui ne sont au fond que de vains efforts pour comprendre le mystère par la pensée (efforts bien romantiques) , nous n’en reconnaissons que mieux l’énorme distance qui séparait Bruckner de son époque. Mais ces disciples ont eu du moins le mérite d’avoir eu une intuition musicale plus sûre que leur intelligence. Le problème Bruckner a dû être, pour son époque, d’autant plus troublant que ces romantiques voyaient en lui un homme de leur génération bien employer leur langage, mais disant des choses absolument étranges et incompréhensibles. Car Bruckner parlait bien la langue musicale romantique. Bruckner est un maître de cette harmonie que les classiques ont mise au premier plan et que les romantiques ont divinisée. Par ses études avec Sechter, il a appris tous les secrets de la technique, et par le contact avec Wagner, son génie harmonique a été enflammé et est devenu créateur. C’est pour cela que le style de Bruckner n’est, en aucune façon, apparenté au style polyphonique de Palestrina ou de Bach. On n’y trouve qu’une polyphonie apparente qui résulte de la maîtrise avec laquelle Bruckner sait conduire les différentes voix de l’harmonie. Même ses fugues ne sont que polyphonisantes, non polyphoniques dans le véritable sens du mot. Aussi, le travail thématique chez Bruckner s’inspire de l’esprit romantique. Il ne connaît plus le thème limité de la symphonie classique, son essor mélodique s’inspire de la mélodie wagnérienne, à laquelle on a fait l’éloge ou le reproche, selon le point de vue, de n’avoir point de fin. La liberté du rythme et du mouvement trahit également la parenté avec la musique romantique. Mais c’est surtout le coloris, l’emploi et le mélange des couleurs orchestrales qui ont, chez Bruckner, la grande importance qu’ils trouvent chez Wagner et chez Berlioz. L’instrumentation est, chez Bruckner, un élément essentiel de la composition. Mais tous les éléments du langage musical romantique sont, chez lui, employés dans un esprit tout différent. Il manque aux symphonies de Bruckner l’appui de la pensée, que les romantiques cherchaient dans le poème, le drame, le lied. Mais il manque aux symphonies de Bruckner aussi le caractère de la symphonie classique. Une musique composée des éléments que nous venons de mentionner ne pouvait plus entrer dans la forme du cadre classique. Voilà le fond de l’antinomie entre Wagner et Brahms. Brahms se rattache à la sonate et à la symphonie classiques. Il reconnaît dans le camp wagnérien un esprit opposé à sa sonate et à sa symphonie. S’il s’était laissé entraîner par ce courant, c’eût été la fin de sa musique de chambre et de sa musique pour orchestre. Mais une symphonie classique posthume n’était pas dans les possibilités de Bruckner. Bruckner n’est pas l’homme du passé. C’est pour cela qu’il n’est pas compris. Mais quand on ne peut pas être un homme du passé, il faut créer du neuf. Là se révèle la supériorité de Bruckner sur Wagner. Pour Wagner, la Neuvième Symphonie de Beethoven est la fin de la musique absolue. Il ne voit que l’humanisation de la musique par son œuvre. Une pareille musique, incontestablement, ne peut plus être de la musique absolue. Mais, là où Wagner voit une fin, Bruckner met un nouveau commencement. Voilà sa supériorité, sa supériorité comme musicien. Bruckner réussit à créer, dans le langage du romantisme, une nouvelle forme symphonique. Et là, nous ne pouvons pas ne pas reconnaître la main de la providence, qui avait fait de Bruckner un élève de Saint-Florian. C’est là-bas que son âme avait trouvé une protection contre tout conflit et qu’il avait appris à prendre l’humble attitude de celui qui reçoit la grâce. Pour créer cette nouvelle forme de la musique absolue, il fallait un musicien avec une âme naïve et sereine, habituée à recevoir les dons les meilleurs de l’au-delà, du domaine transcendant. C’est seulement dans un pareil musicien que l’inspiration a pu devenir assez forte pour accomplir tout son œuvre. Dans l’âme de Bruckner, la musique peut se mouvoir librement, elle peut être elle-même. Elle peut créer ses nouvelles lois, qu’il lui faut, pour répondre à ses nouveaux moyens que l’intelligence humaine avait mis à sa disposition. Voilà, nous semble-t-il, la genèse toute naturelle de la nouvelle forme symphonique de Bruckner, qui a suscité de si violents débats parmi les professionnels et qui a attiré à ce grand enfant tant d’adversaires, dont les méchancetés ont assombri sa vie jusqu’à ses derniers jours.

Le musicien Bruckner est un méditatif, on l’a même nommé, non sans raison, un clairvoyant, qui sait observer l’éclosion du germe musical en lui, auquel se révèlent toutes les forces dynamiques et constructives du thème qui lui est donné ; il ne fait alors que suivre le chemin où le conduisent ses idées musicales. Il ne fait que mettre toute sa science, qui est tout autant la science sechtérienne que la science wagnérienne, à leur disposition. Le développement de ses symphonies commence vraiment « au commencement » , et la forme que suivra ce développement ne pourra pas être une forme schématique, mais en quelque sorte un élément vivant, dirigé, non par des lois rigides, mais par la force innée au thème musical. Le principe constructeur de ses symphonies sera donc la gradation, et la quatrième partie sera la conclusion de la totalité de l’œuvre.

Il ne peut être ici question d’entrer dans les détails, qui feraient l’objet non pas d’une, mais de plusieurs autres conférences. Mais la question, à laquelle nous allons être obligés de répondre, au sujet de la musique religieuse de Bruckner, c’est la question du sens de cette musique absolue.

Le sens de la musique romantique est facile à trouver. Il est indiqué par son programme. Rien de semblable ne nous aide à comprendre la musique brucknérienne. Même chez Beethoven, la tâche est plus facile que chez Bruckner. Chez Beethoven, nous sentons immédiatement que c’est la vie humaine avec ses luttes et renoncements, ses joies et ses souffrances, qui est la source de son inspiration. Là, nous avons l’intuition facile. Et Beethoven ne va-t-il pas dans ses dernières œuvres jusqu’à interpréter lui-même sa musique par la parole ? Mais Bruckner ne parle ni de lui, ni de nous. Il n’est pas le sujet, mais l’objet de l’inspiration, son instrument. L’interprétation de ce phénomène est évidemment un acte de foi. On pourrait nous dire que de la musique de ce genre n’a aucun sens. Et nous n’aurions aucun moyen de combattre une pareille thèse. Nous ne pouvons qu’en émettre une autre, mais à l’appui de laquelle nous aurons le consentement de tous les grands inspirés, musiciens et autres. C’est la conviction qu’une pareille inspiration ne joue pas dans le vide, mais qu’elle émane d’un autre monde, supra-humain, transcendant, divin, et qu’elle révèle ainsi, « comme il est écrit, des choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, et qui ne sont point montées cœur de l’homme, des choses que Dieu a préparées pour ceux qui l’aiment » . C’est ce qu’on a appelé le caractère cosmique de la musique brucknérienne. Dans la symphonie brucknérienne, la musique se révèle de nouveau l’art le plus profond et le plus mystérieux, auquel il est donné de dire des choses qui sont inaccessibles à la pensée. Voyons comment le langage de la musique wagnérienne se transforme sous la forme de l’inspiration de Bruckner. D’abord, Bruckner ne connaît pas l’élément dramatique dans sa musique. Ses gradations ne sont pas celles du conflit dramatique, ce sont des gradations de croissance musicale. Il n’y a pas d’éruptions de tempérament — le péché des chefs d’orchestre de l’école wagnérienne, à l’égard de Bruckner, est d’avoir voulu mettre du tempérament dans sa musique et de l’avoir humanisée de cette manière — la puissance du langage musical croît chez Bruckner naturellement, tranquillement, comme la force d’un arbre gigantesque, elle se meut sur le char lumineux d’un rythme puissant qui est comme porté par des ailes à travers l’espace, bien loin au-dessus des affaires des hommes, avec une force qui entraîne non pas par la violence, mais par la douceur d’un attrait irrésistible. Même si un thème de Bruckner semble rappeler un thème de Wagner, il reste toujours cette différence essentielle. Faire à Bruckner le reproche de copier Wagner, prouve qu’on n’a pas compris que la musique de Bruckner se meut sur un tout autre plan. C’est la même chose pour le problème de l’harmonie. La partition de Tristan se trouvait toujours sur le piano de Bruckner. Mais dans tout son œuvre, il n’y a pas un accord qui reflète l’atmosphère de ce drame humain.

Les harmonies de Bruckner sortent d’un monde absolument pur. Même ses dissonances sont des harmonies. Jamais Bruckner n’a écrit une dissonance criarde. Et, tout de même, il en a écrit qui sont d’une hardiesse extraordinaire. Nous n’avons qu’à examiner à ce point de vue, par exemple, le finale du Te Deum ! Le moyen technique de la dissonance est, chez Bruckner, un moyen pour augmenter la tension intérieure, pour augmenter l’éclat de la lumière, pour pousser toujours plus vers en haut l’émotion musicale. Ce caractère de l’harmonie brucknérienne est peut-être un des phénomènes les plus extraordinaires et — croyons-nous — les plus probants pour notre interprétation de son œuvre.

Sa musique ne fait jamais de mal, elle fait toujours du bien. C’est qu’elle émane de ce monde où le bien a remporté la victoire sur le mal. Il en est de même pour le coloris de son instrumentation. Il emploie la technique wagnérienne, mais la sonorité de son orchestre n’est jamais ambiguë, équivoque ou troublante. Elle est toujours simple et claire malgré son raffinement. Bruckner ne fait pas de la musique nerveuse, ni de la musique sensuelle. Il fait de la musique pure, de la musique absolue, et pour ses Adagios surtout, on pourrait répéter le mot de Goethe sur une fugue de Bach : « Es ist als ob die ewige Harmonie sich mit sich selber unterhielte. »

Mais ne sommes-nous pas maintenant amenés à aller jusqu’au bout de ces idées, ne sommes-nous pas obligés de dire : cette musique pure est de la musique religieuse ? Pour Bruckner, cette formule est certainement juste. Sa musique est de la musique religieuse. C’est son attitude religieuse qui crée son attitude musicale. Son élément vital est ce que Goethe a nommé « ewige Ruh’ in Gott dem Herrn ! » L’œuvre et l’homme font un. La conséquence toute naturelle en est que Bruckner parle absolument le même langage dans ses symphonies et dans ses Messes. Les deux genres disent la même chose. L’expression de la solennité s’identifie toujours chez Bruckner avec la sonorité majestueuse du grand orgue ; son émotion profonde parle le langage du Crucifixus, sa joie celui du Gloria, la monumentalité de sa musique s’inspire du Credo et du Te Deum, sa suavité du Benedictus. Seulement, les symphonies disent tout cela d’une façon absolue. C’est pour cela que Bruckner ne peut écrire autrement qu’il ne le fait. Il se défend contre les adversaires avec cette reflexion touchante : « Sie wollen, dass ich anders schreibe. Ich könnts ja auch, aber ich darf nicht. Unter tausenden hat mich Gott begnadet und dies Talent mir, gerade mir gegeben. Ihm muss ich einmal Rechenschaftablegen. Wiestûnde ich dann vor unserem Hergott da, wenn ich den anderen folgte und nicht ihm ! » En humble chrétien il efface sa personne terrestre pour n’obéir qu’à l’appel de la voix divine.

Il y a un nom dans l’histoire de la musique qui s’impose avec force quand on parle de Bruckner. C’est le nom de Bach. Voilà l’autre qui a fait de la musique pure, qui était de la musique religieuse. Bach a vécu avant que la musique soit descendue dans le royaume des hommes. Bruckner a vécu longtemps après lui, mais son éducation lui avait transmis l’héritage essentiel de Bach, sa foi inébranlable, sa communion permanente avec l’au-delà, et dans ce sens, le musicien Bruckner est, par-dessus Beethoven et Wagner, l’héritier direct du musicien Bach.

Pour aborder la musique de Bruckner, on fait bien de commencer par ses compositions vocales, les trois Messes et le Te Deum, qui sont plus faciles à comprendre que les symphonies. Le Chœur de Saint-Guillaume va donner la plus importante des Messes, celle en fa mineur, avec la Messe en si de Bach et la Missa solemnis de Beethoven, certainement la plus grande qui ait été écrite depuis l’époque de Palestrina. Et c’est peut-être en comparant ces trois grandes Messes que les particularités de celle de Bruckner ressortiront le mieux.

Il est naturellement impossible d’entrer ici dans une analyse et une appréciation détaillées. Nous ne pouvons que très rapidement faire ressortir les différences pour faire voir ce qui nous semble être les traits caractéristiques de la Messe de Bruckner. La Messe de Bach nous semble se distinguer tout d’abord et de celle de Beethoven et de celle de Bruckner par deux qualités importantes. Malgré qu’elle n’ait pas été écrite d’un jet et que Bach ait employé pour certains numéros de la musique écrite primitivement dans un autre but, elle est, c’est là le secret du génie, une entité une et indivisible, conçue et formée avec une simplicité et une assurance intérieure, que la Messe de Beethoven ne connaît pas. Elle est encore écrite avec la supériorité et la maîtrise du génie, qui est au sommet de son inspiration, but que Bruckner n’avait pas atteint en 1868. Mais la différence fondamentale est que Bach écrit en protestant. La source de sa vie religieuse est le mystère du Golgotha. Le Christ, crucifié pour les péchés du monde, est le centre autour duquel gravitent ses pensées musicales. C’est à lui que s’adresse la supplication saisissante de son Kyrie, qui ainsi a une importance bien plus grande que celle d’être simplement l’introduction d’un acte cultuel. Et le Crucifixus est encadré par l’Incarnatus et le resurrexit. C’est la remissio peccatorum par la mort du Christ qui est l’événement essentiel de l’histoire du monde. Et c’est par le Fils que Bach arrive au Père. La résurrection acquise aux hommes par le Fils le place vis-à-vis de Dieu, auquel il chante alors le Sanctus avec les anges du ciel d’après la vision saisissante du prophète Esaïe. Avec ce Sanctus, Bach a dit ce que le texte de la messe lui donnait à dire de plus important. Le Benedictus et l’Agnus, d’une sublime beauté, bien entendu, ne sont que l’ « Abgesang ». La Messe de Bach est la messe d’un protestant, pour qui le centre de la messe s’est déplacé.

La Messe de Beethoven a bien ses origines dans le culte catholique, mais elle s’est éloignée de ses origines. Beethoven n’est plus l’enfant de son église, il est l’enfant de l’idéalisme, bien entendu de l’idéalisme humain. Beethoven est obligé de lutter avec son texte. Il le décompose, tâche de tirer de chaque phrase ce qu’elle peut lui dire au point de vue humain. Son Credo n’est pas l’expression d’une foi forte et saine. Il est déchiré. L’émotion personnelle conduit l’inspiration. Beethoven est pris par le frisson devant le mystère de l’Incarnatus. Il souffre avec le Christ crucifié comme avec un frère qui passe par ces terribles souffrances. Le Credo concernant l’Église est liquidé très brièvement. C’est dans l’espérance du et vitam venturi que son âme se lance avec toute l’ardeur de sa passion surhumaine. Au point de vue religieux c’est là le point culminant de l’œuvre. Mais dans le Benedictus Beethoven sent pourtant mieux que Bach le sens de la messe. Lui, qui a tant souffert de la nature humaine, peut se représenter ce que cela doit être pour l’homme, quand Dieu lui-même descend dans sa misère pour faire de lui un racheté. Et cette idée lui donne l’inspiration sublime du solo de violon. Mais les fanfares de guerre, qui déchirent la partie finale, prouvent que Beethoven lui-même n’est pas un racheté qui trouve dans la messe la paix de son âme. Sa messe n’a pas de conclusion. Elle finit, le laissant seul avec le cri Dona nobis pacem sur les lèvres, un pauvre lutteur, qui n’a qu’une espérance, mais qui n’a pas la certitude, parce qu’il n’a pas la foi. Il ne peut donner une conclusion à son œuvre que lorsqu’il peut chanter le chant de l’amour des hommes « Seid umschlungen, Millionen » ! Voilà ce que sa musique humaine pouvait et devait dire.

Avec la Messe de Bruckner nous entrons dans un monde tout à fait différent. Bruckner n’a pas besoin de lutter avec son texte. Il lui appartient entièrement. Ce texte résume sa foi, sa vie, le sens de son être. Il ne pourrait pas du tout en interpréter les détails. Il enveloppe le tout des grands flots de son inspiration. Dès le Kyrie il ne se trouve plus sur la terre. Rien d’un appel déchirant, qui n’aurait pour Bruckner aucun sens. Il se trouve si près de Dieu, que son Kyrie eleison est tout imprégné de confiance, de lumière d’en haut. C’est un appel qui se sait exaucé. Et le Gloria n’est qu’un torrent de musique lumineuse dans laquelle Dieu chante lui-même sa gloire. Peut-on s’imaginer un Miserere, qui interprète moins le sens du mot ? Avec sa sonorité argentine, il porte en lui-même la réponse consolante. Le Credo est le centre de la messe. C’est le centre de la vie de Bruckner. C’est un Credo forgé en airain, auquel ni la mort ni la vie, ni les choses présentes, ni les choses à venir ne pourront jamais rien changer. Et, chose frappante, l’Incarnatus et le crucifixus sont fait des mêmes éléments thématiques. L’Incarnatus ne donne pas de frisson, le crucifixus pas de souffrance. Tous deux n’expriment que le même mystère de l’amour divin. Le crucifixus se prononce seulement avec des accents plus graves. Mais ils ne sont que l’introduction nécessaire de l’Et resurrexit, qui a ouvert le ciel à Bruckner. Et dans cet Et resurrexit, nous voyons en effet comme au début du Te Deum, l’espace infini du ciel s’ouvrir devant nous. Le judicare n’est pas un événement dramatique qui remue le ciel et la terre. Nous voyons seulement les lumières célestes s’empourprer un instant de la lueur des feux de l’enfer. Et, chose encore très caractéristique pour Bruckner, l’espérance de l’Et vitam venturi saeculi ne reste pas une espérance. La fugue sur ces paroles est comme entrecoupée des Credo que le tutti du chœur et de l’orchestre lance à travers le texte original, que Bruckner corrige à sa manière, comme s’il voulait dire qu’il ne peut s’agir d’espérance mais de certitude ! Et maintenant arrive le moment solennel parmi tous où Dieu descend lui-même dans l’homme. Le Sanctus de Bruckner est l’homme à genoux, le regard dirigé vers en haut, prêt à recevoir la grâce indicible, qui l’unit entièrement à son Dieu. On comprend que le Benedictus soit pour Bruckner le moment de la plus grande émotion intérieure. Mais le Benedictus de Bruckner ne descend pas, comme celui de Beethoven, du Ciel sur la Terre pour chercher l’homme. Quand Bruckner chante son Benedictus, il est déjà uni à Dieu. Ne l’était-il pas déjà pendant toute la messe ? Cette mélodie du Benedictus n’est plus de ce monde. Et celle de l’Agnus se joint à elle dans la même élévation. Tous les éléments musicaux de la Messe s’unissent à cet Agnus, qui est ainsi la conclusion, musicale et religieuse de toute l’œuvre. Tout à fait à la fin, revient le Kyrie du début, mais maintenant le fa mineur a pénétré dans le fa majeur ; il s’élève et entre dans l’espace infini du royaume de Dieu.

Cette Messe a été la conclusion naturelle des œuvres que Bruckner a composées sur des textes sacrés. Dorénavant, Bruckner appartient à la symphonie. Mais quinze ans plus tard il reviendra encore une fois à un texte sacré, le Te Deum. La façon élémentaire dont ce Te Deum éclate, semble montrer l’éruption volcanique de forces, qui n’avaient pu se dégager dans l’œuvre symphonique. Pour tirer la conclusion de sa vie, Bruckner a besoin de l’antique texte de Saint Ambroise. Et dans une œuvre relativement courte, il confie à ce texte sa confession dernière. C’est une composition qui n’a pas besoin d’explications. Elle est écrite avec une puissance et une maîtrise égale. Elle nous montre Dieu dans sa majesté et dans sa clarté céleste, devant qui se présente alors humblement l’âme humaine, dans une prière émouvante, qui grandit toujours pour devenir un chant de confiance, qui dépasse finalement toutes les mesures humaines, quand il se met à lancer son non confundar in aeternum dans les espaces infinis de l’Univers. Quand Bruckner eut remarqué que les forces lui manqueraient pour achever le finale de sa neuvième symphonie, il exprima le désir de voir considérer son Te Deum comme la conclusion de sa dernière composition. C’est qu’il devait avoir l’impression d’y avoir dit l’essentiel. Un autre jour, il dit que, si Dieu lui demandait le compte de ses péchés, il lui présenterait la partition de son Te Deum, espérant que Dieu lui serait un juge clément.

Telle aujourd’hui l’œuvre se présente à nos yeux. Nous nous étions demandé au début, si le grand intérêt que Bruckner provoque en ce moment dans son pays, était une affaire de mode ou non. Il nous semble qu’une musique comme celle de Bruckner ne peut pas être une victime de la mode. C’est une musique vis-à-vis de laquelle il faut être absolument sincère. Alors il ne nous reste à adopter que la deuxième alternative, et la musique de Bruckner répond à un besoin profond de notre époque. Elle répond au besoin de sortir du subjectivisme à outrance qui a été la faiblesse du XIXe siècle, et elle répond au besoin de sortir du matérialisme qui nous a fermé les yeux devant la réalité la plus importante. Ne trouvons-nous pas en elle les éléments essentiels de la nouvelle orientation qui semble caractériser la génération d’après guerre ? En tout cas, nous avons pensé qu’un pareil homme avait le droit d’être écouté aujourd’hui, et le Chœur de Saint Guillaume considère comme son devoir de lui frayer un chemin chez nous.

Fritz MUNCH.