La Mystification fatale/Première Partie/XII

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Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. 43-47).
§ XII. — Conclusions qui résultent du fait de l’érection des boucliers d’argent.


Il y a certains événements dans l’histoire ecclésiastique, et celui dont nous nous occupons ici tient la primauté, il y a de ces événements, qui sont des questions de vie ou de mort, pour l’infaillibilité. Comment faire pour la sauver de ces coups fatals ? Le comte Joseph de Maistre, dans son ouvrage du Pape, nous a montré, en succinct, le remède dont on se sert en pareilles occasions, là où il s’occupe de la chute du pape Honorius dans l’hérésie : Plier les phénomènes, c’est-à-dire, tordre les faits tels qu’ils nous sont présentés par l’histoire, pour les faire cadrer avec ses intentions. Pliez les faits, autant que vous voudrez, il suffit de ne pas falsifier les textes où ils sont attestés, et c’est à quoi les vôtres ont souvent recouru. Pliez les autant que vous voudrez, la saine et loyale critique est tellement forte, qu’elle les redressera à l’instant dans leur droiture, qui est la vérité. Mais si le chêne ne s’y prête point ? alors la hache, la cognée : niez le fait totalement.

Heureusement que ces attestations des trois Pierre sont indéniables, indiscutables ; et c’est sur ces trois pierres que les têtes sifflantes du mensonge seront broyées sous le talon de la vérité. Mais, si ces auteurs eussent négligé de rapporter ces particularités, si leurs ouvrages eussent été perdus, si ce fait n’eût été rapporté que par le seul Photius dans sa Divine Mystagogie, on n’aurait plus eu besoin de recourir à ces inepties. Vite, pour sauver la sacro-sainte infaillibilité, on aurait dû dire que ceci n’avait pu être qu’une sotte fable inventée par Photius ; ou que s’il y avait eu quelque chose de réel, cela avait dû être travesti par ce schismatique. C’est ce que fait le cardinal Maï, pour un autre fait dont nous allons nous occuper plus loin.

Nous disions que ces écussons furent placés par Léon III, dans l’église de St-Pierre, et suspendus au dessus du tombeau de St-Paul qui s’y trouve, puis qu’au onzième siècle, ils ont disparus. Dans cet entre-temps, il arriva un accident bien intéressant et pour aussi dire miraculeux. Le Vatican et l’église de St-Pierre se trouvaient alors hors les murs, du côté de la porte d’Ostie. Peu de temps après cette manifestation de Léon III, et sous le Pontificat d’un de ses successeurs Léon IV, des corsaires Sarrasins, en remontant le Tibre, pénétrèrent par surprise jusqu’aux murs de Rome, du côté de cette porte, et pillèrent tout ce qui se trouva à leur portée. (Fleury, liv. 48 ch. 36). C’est depuis cet événement que Léon IV élargit les murs de la ville, pour comprendre le Vatican dans l’enceinte de Rome, d’où cette partie fut appelée : cité Léonine. Comment ces écussons d’argent massif échappèrent-ils à leur rapacité ? Ne pourrait-on dire avec des expressions communes en de telles occasions, que ces Sarrasins furent frappés d’aveuglement, ou que le soin que l’on prit pour les sauver, à la première alerte, dès l’approche à l’improviste de ces barbares, fut un fait providentiel ? Si ce monument avait disparu à peine érigé, et pas assez connu pour laisser des traces ineffaçables dans la mémoire des hommes, qui sait, si cette tradition eût pu échapper à la destruction du temps.

Devant une telle démonstration de la permanence de ces écussons en cet endroit, jusqu’au delà de la moitié du onzième siècle, laquelle manifestait l’attachement des papes et du peuple de Rome à l’ancienne foi, que répond Beccus, un des grecs convertis au Filioque, après les invasions des croisades ? Le voilà : « pourquoi se sont-ils comportés de cette façon ? Certainement pour montrer que leur piété ne consistait pas dans les mots, mais dans la pensée ; s’il n’en était pas ainsi, ils n’auraient pas hésité à ajouter dans le texte de l’Évangile les mots qu’ils ont ajoutés dans le symbole. »[1] Alors pourquoi dans la suite ont-ils détruit le monument qui repoussait ces mots ? Pourquoi, si ce n’était, parce que les paroles de Léon III étaient la damnation même de cette pensée ? Remarquer cependant la démence du renégat : on peut se permettre d’altérer la texte même de l’Évangile, pour le faire cadrer avec ses pensées ! Ce Beccus, pour me servir d’une expression de St-Jean Chrysostôme, ce Beccus, sans s’en apercevoir, prophétisait comme Caïphe, οὐϰ εἰδὼς ἐπροφήτευε, il prophétisait l’avenir lorsque le papisme arrivé au comble de son délire, produit fatal de ses succès, mettrait, la main sur le Nouveau Testament et en modifierait les textes, au soutien de ses calculs ; lorsque ses théologiens déclareraient que le Pape est le maître des SS. Écritures, et qu’il peut en disposer à son gré. Je parlerai de ceci en une autre occasion, car on ne peut tout dire à la fois. Pour n’en citer pourtant qu’un spécimen, je dois rapporter les deux cas suivants.

Dans l’abjuration de la religion évangélique, comme elle y est qualifiée, que les jésuites ont fait signer à ce fameux Frédéric-Auguste électeur de Saxe, pour être reconnu comme roi de Pologne, ils lui faisaient professer entre autres choses dans l’article X : « j’avoue que le pape a le droit de modifier l’Écriture, de l’augmenter, de la diminuer, d’après sa volonté. » (Voir Histoire des Cours européennes pendant le dix-huitième siècle, par Fœrster, cité dans le Fremdenblatt de Vienne, au commencement de Janvier 1870). Dans la formule d’abjuration qu’on imposait à ceux, qui de gré ou de force, abjuraient le protestantisme en Bohème et en Moravie, il est dit dans l’article troisième : « si le Pape énonce, établit et promulgue un dogme nouveau, qu’il soit renfermé dans l’Écriture ou non, nous croyons et nous professons que ce dogme est sacré et divin etc ; » et dans l’article onzième « Nous croyons et nous professons que le Pape a le droit de modifier les Écritures, d’en retrancher ou d’y ajouter ce qu’il veut et même de les brûler tout entières. » (Voir l’opuscule, la Destruction du protestantisme en Bohème, par Rodolphe Reuss 1868, Strasbourg, pag. 118—120.)


  1. Τί τουτο ποιουντες ; Πάντως ως ους εν λέξεσιν αλλ’ εννοίαις τί ευσεβειν σπουδαζεται παρ’ αυτοις. Ει μη γαρ τουτ’ ην ουκ αν ωκνήσαιντο καν τη ευαγγελικη προσθειναι πυξίδι (πτυκτίδι ;) την εν τω συμβόλω γενομένην προσθήκηη. Hallatius, Graecia orthodoxa, t. 1. De Unitate ecclesiarum, p. 173. Je reviendrai sur ce Beccus, lorsque nous en arriverons à la falsification qu’il a commise sur un passage de Saint-Grégoire de Nysse.