La Mystification fatale/Première Partie/XV

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§ XV. — Destitution de Photius par l’empereur Basile ; sa réinstallation approuvée par Jean VIII.


Sur ces entrefaites, l’empereur Basile, après avoir assassiné son collégue et bienfaiteur Michel, qui l’avait associé au pouvoir suprême, eut la témérité, peu de jours après ce crime, de se présenter à l’église où Photius officiait, pour y recevoir de ses mains la sainte communion, sans aucun acte de pénitence préalable, sans signe de repentance, sans aucune préparation canonique pour recevoir l’absolution. Photius le repoussa donc, en lui rappelant son crime, et son impiété de vouloir participer à la sainte Table, dans un tel état de péché mortel. Basile extrêmement irrité ne pense qu’à tirer vengeance de cette réprimande qu’il a si justement méritée, mais qu’il considère comme une offense. Il rappelle Ignace, il expulse Photius du siége patriarcal, et fait assembler un concile pour faire prononcer sa déposition. Profitant du dépit et de la malveillance qu’on entretenait à Rome contre ce dernier, il invite aussi le Pape à y prendre part, en y envoyant ses légats. Nicolas ne vécut point assez pour jouir d’un triomphe que lui procurait ce double crime de l’empereur. Adrien II, qui lui avait succédé, y envoya les siens. Baronius, selon son habitude, a eu l’extrême impudence de vouloir nier que ce fut pour ce motif que Michel fit déposer Photius ; il a été suivi par quelques-uns de nos modernes photiomaques ;[1] mais tout ceci a été réfuté par plusieurs, et dernièrement par M. Valetas, dans l’édition des épîtres de Photius, dont je rapporte le passage, pour le lecteur qui veut sincèrement s’éclairer.[2] Il suffit de dire ici, que le fait de ce motif nous a été consigné par divers historiens contemporains de cet événement, et surtout par les ennemis les plus acharnés de Photius : Siméon le Magistre[3] et Léon le Grammairien. Que veut-on de plus ?

Adrien II mourut en l’an 872, Jean VIII lui succéda, et en l’an 879 survint la mort d’Ignace. En attendant, l’empereur Basile s’apercevant des désastres que son injuste aussi bien qu’aveugle colère avait amenés et à l’Église de Constantinople, et aux intérêts de l’État, consentit au rétablissement de Photius. De son côté, Jean VIII voyant que tout motif de dissension avait cessé au sein de l’Église de Constantinople, et qu’il n’y avait plus de prise pour les agissements ordinaires de la Papauté, se conforma au nouvel état de choses, envoya ses légats au concile de la réintégration de Photius, et reconnut comme régulière cette réinstallation. Voici la lettre qu’il adressa à Photius ; je copie exactement ce que je trouve dans l’histoire ecclésiastique de Fleury. « Nous sçavons les mauvais rapports que l’on vous a faits de nôtre église et de nous ; et qui ne sont pas sans apparence : mais j’ai voulu vous éclaircir, avant même que vous m’en écriviez. Vous sçaviez, que votre envoïé nous aïant consulté depuis peu sur le symbole, a trouvé que nous le gardions tel que nous l’avons reçû d’abord, sans y avoir rien ajoûté, ni en avoir rien ôté ; sçachant bien quelle peine meriteroient ceux qui l’oseroient faire. C’est pourquoi nous vous declarons encore, pour vous rassurer touchant cet article, qui a causé du scandale dans les églises ; que non seulement nous ne parlons pas ainsi, mais que ceux qui ont eu l’insolence de le faire les premiers, nous les tenons pour des transgresseurs de la parole de Dieu ; et des corrupteurs de la doctrine de Jesus-Christ, des Apôtres et des péres qui nous ont donné le symbole ; et nous les rangeons avec Judas, comme déchirant les membres de Jesus-Christ : Mais je croi que vous n’ignorez pas, étant aussi sage que vous êtes, qu’il n’y a pas peu de difficulté d’amener le reste de nos évêques à ce sentiment ; et de changer promptement un usage de cette importance, affermi depuis tant d’années. C’est pourquoi nous croïons qu’on ne doit contraindre personne à quitter cette addition faite au symbole : mais user de douceur et d’œconomie, exhortant peu à peu les autres à renoncer à ce blasphême. Ceux donc qui nous accusent, comme étant dans ces sentiments, ne disent pas la vérité : mais ceux-là ne s’en éloignent pas, qui disent, qu’il y a encore des gens parmi nous qui osent parler ainsi. C’est à vous à travailler avec nous, pour ramener avec douceur, ceux qui se sont écartés. »

Fleury, comme de nécessité, tâche d’amoindrir la portée de ces expressions, comme il le fait pour celles Léon III, et pour des motifs dont nous avons déjà parlé plus haut. Ce sont là des efforts impuissants. Les expressions de Jean VIII sont tellement claires, que tout ce qu’on serait tenté de dire, pour les obscurcir, ne seraient que de pures inepties. Il n’y a pas besoin de commentaires. L’intention de Jean est tellement manifeste que, d’après l’expression énergique de la langue française, elle crève les yeux de son évidence. Là est condamnée formellement, non seulement l’addition ou soudure du Filioque dans le corps du symbole, mais aussi la doctrine qu’elle contient, le dogme qu’elle tente d’établir.

Cela dérange impitoyablement les prétentions à l’infaillibilité. Quoi et comment faire ? Vite le remède ordinaire : cette lettre de Jean est fausse ou falsifiée par Photius. Pourquoi et comment ? On vous imaginera diverses raisons plus absurdes les unes que les autres ; mais la raison souveraine que l’on garde in petto est que cela ne cadre pas avec cette impérieuse nécessité. Si un érudit tel que le cardinal Maï n’a eu rien autre à ajouter, sinon de dire que : « si cela était vrai, Photius n’aurait pas manqué de citer les expressions mêmes de son contenu ? » Qu’on s’imagine tout le reste. Et en quoi cela pourrait-il servir ? Ne seriez-vous pas tout prêts à dire de même que ces paroles n’appartiennent pas à Jean, ou que Photius les a falsifiées ? (Cité par Hergenrother dans ses notes sur la Divine Mystagogie, pag. 382, § 89).

D’autres ont encore voulu, après le cardinal Maï, mettre en doute l’authenticité de cette lettre de Jean VIII, sur le seul fondement, que Photius étant un faussaire émérite, il devait avoir forgé cette lettre, ou au moins l’avoir falsifiée : ressource habituelle en toute occasion où le papisme se trouve à l’étroit. Je ne puis pas répéter ici tout ce qui a été écrit pour réfuter cette calomnie, et je renvoie aux ouvrages suivants : Zernicavius, tom. Ier, pag. 158 à 80 ; 452 à 58. — Réfutations du Papisme, tom. II, pag. 248. — Sophocle Iconomos — Valetas, pag. 198.[4]

De mon côté, j’ajouterai une seule considération, qui je crois n’a été faite par aucun de ceux qui se sont occupés de cette question. Pour parler de la sorte, les papistes devraient nous montrer intact le registre qui contenait les épîtres de Jean VIII, pour voir si une telle lettre s’y trouve, et dans quel état. Mais la dernière partie des lettres de Jean VIII est disparue, et voici ce que dit Philippe Jaffe de celles qui nous sont parvenues, dans l’avis qu’il a mis en tête de la collection de ces lettres, dans l’édition de la Patrologie de l’abbé Migne : « Quel que soit le mérite de l’étendue du fragment du registre de Jean VIII, qui nous a été conservé, et qui renferme 308 lettres, il est pourtant à regretter qu’il ne nous soit pas parvenu en un meilleur état ; car, soit à cause de l’incurie de son notaire, soit plutôt à cause de celle des copistes, non seulement un grand nombre de lettres qu’il contient sont en grande partie altérées et mutilées, mais encore la succession chronologique y fait complètement défaut… Ce registre, extrait du code primitif, n’a du être composé que vers le onzième siècle, comme l’atteste Pertius. — Quantumque merito habetur amplum et grande quod superest registri Joannis VIII fragmentum, epistolas 308 comprehendens, dolendum tamen est quod non meliore conditione ad nos pervenit. Incuria enim sive ipsius notarii, sive, aut probabilius est, eorum qui transcripserunt, non modo corruptae magnopere et truncatae haud paucae epistolae sunt, sed nec temporis in iis disponendis ubique ratio est… Cum praesertim quo ex codice expressum registrum est, eum undecimo demum saeculo confectum esse testetur Pertius. » Ici encore nous voyons se produire un accident bien significatif, semblable à celui de la lettre d’Adrien Ier à Charlemagne, dont nous avons parlé (pag. 24). Le cardinal Maï dans ses annotations sur la Divine Mystagogie (§ 89—90), nous apprend que, dans la collection des épîtres des papes, faite par le cardinal Carraffa, existe une immense lacune à commencer du temps de Jean VIII, jusqu’à celui de Léon IX. Et que l’on remarque bien qu’il ne dit pas après Jean VIII, mais du temps de Jean VIII.


  1. Je ne crains point d’employer ce mot, qui n’exprime pas encore assez, à mon gré, la haine aveugle dont sont animés à l’égard de cet illustre patriarche un trop grand nombre d’ultramontains, haine qui va jusqu’au mensonge systématique. Qu’il me suffise, pour le démontrer, de citer un exemple entre tant d’autres.
    Ab uno disce omnes.

    Un canon du concile de Nicée défend d’élever à la prêtrise ceux qui volontairement se sont fait mutiler, et non ceux qui ont subi cette disgrâce par violence ou par suite d’une maladie. Plusieurs personnes rentrant dans cette catégorie ont été élevées même jusqu’à l’épiscopat, non seulement en Orient, mais aussi en Occident. Or dans cette catégorie figure le nom du patriarche Ignace, dont l’histoire, comme on le sait, est étroitement liée à celle de Photius. Mais Ignace ayant été soutenu dans ces démêlés par le pape Nicolas Ier, que font en cette occasion nos ultra-papistes modernes ? Ils renversent les rôles, et attribuent à Photius la disgrâce dont était frappé Ignace. C’est Baronius qui, le premier, a écrit et propagé cette fausseté ; en vain des critiques postérieurs ont-ils, dans leurs ouvrages, rétabli les faits dans leur réalité : la plupart de ceux qui écrivent de nos jours sur cette question, ne démordent nullement de ce succulent morceau du grand festin des mensonges qui leur est servi par Baronius. Pour ne pas me laisser entraîner trop loin de mon sujet, je me contenterai de dire qu’il faut être bien aveugle pour croire que, si Nicolas Ier avait disposé d’un tel reproche contre Photius, il eût manqué de s’en prévaloir avec le plus grand éclat.

  2. Αλλ’ ουτω των πραγματων εχοντων, μεγαλη τις εν τοις βασιλεισις επιγινεται μεταϐολη, οιαν ταυτην η Παπιϰη παρεσϰευασε ραδιουργια. Ο μεν γαρ Αυτοϰρατωρ Μιχαηλ οπο Βασιλειου του Μαϰεδονος ον αυτον εϰ μιϰρου ϰαι ταπεινου μεγαν ϰαι της βασιλειας ϰοινωνον ανεδειξε, ϰαι θετον υιον ϰαι ϰληρονομον του θρονου ανεϰηρυξεν, απανθρωπως τε ϰαι ασεϐως επεσε δολοφονηθεις αυτος δε Βασιλειος Αυτοϰρατωρ ανηγορευθη εν μηνι Σεπτεμϐριω του 867 ετους, επταϰαιδεϰα δηλον οτι μηνας μετα την του Βαρδα δολοφονιαν. Τουτον δε ο Πατριαρχης ΦΩΤΙΟΣ εχρισε μεν εις βασιλεα ϰατα το ειωθος, ου μεντοι την αχαριστιαν επηνει του ανδρος αλλα ϰαι προτερον ελεγχων αυτου την ωμοτητα, τοτε την πατροϰτονιαν εν παρρησια μαλιστα πρεπουση τω της Εϰϰλησιας προεστωτι φανερος ην αποδοϰιμαζων ϰαι ϰαταϰρινων. Ως ους μετα ταυτα εις ϰοινωνιαν των αχραντων μυστηριων προσηλθεν ο μιαιφονος, αναξιον αυτον της των μυστηριων ϰηρυξας μεταληφεως, ως τω του ευεργετου αιματι μεμιασμενον, απεπεμφε της Εϰϰλησιας. Δια δη τουτο θυμου πλησθεις ο Αυτοϰρατωρ, ΦΩΤΙΟΝ μεν του Πατριαρχιϰου ϰαταϐιϐαζει θρονου, ϰαι εν Σϰεπη, μονη τινι ου πολυ της Κωνσταντινουπολεως απεχουση, ϰαθειργει Ιγνατιον δε το δευτερον Πατριαρχην ϰαθιστησι την 23 Νοεμϐριου του 867 ετους.
  3. Φωτιος δε ο Πατριαρχης, ελθοντος του Βασιλεως εν τη Εϰϰλησια, ϰαι μελλοντος αυτου ϰοινωνειν, ληστην ϰαι φονεα ελεγε, ϰαι αναξιον της θειας ϰοινωνιας. Ο δε θυμωθεις… τουτον του θρονου εξεωσεν ϰαι αναϐιϐαζει παλιν Ιγνατιον τον εν αγιοις Πατριαρχην το δευτερον. (σελ. 688—9 εν τη συνεχ της Θεοφ. χρονογρ.).
  4. Comme ces auteurs sont schismatiques, et par conséquent pourraient être taxés de partialité, je suis heureux de pouvoir citer ici un ouvrage de M. Ffoulkes, auteur catholique.

    « Who can say what view posterity might form of the Greek question were all the documents connected with it, not which ever existed, but which are merely known to be still extant, to be published shortly ? To judge from the contents of the forty-three volumes extracted by the late Cardinal Mai from the recesses of the Vatican, one of his principal achievements in life seems to have been that of having commenced the process of rehabilitating the Greeks in their controversy with the Latins, and in particular of doing justice to Photius. Certain it is that bis late eminence inaugurated a new way of speaking of him very different from what had ever been heard in Rome before, since the schism. Fresh from the task of preparing for the press for the first time two of the most consummate, but long-lost, treatises of his : ‘I am amazed,’ he exclaims, ‘to think how Photius, suddenly elevated to the episcopate from being a layman, incessantly distracted with secular cares and avocations, could have acquired so profound a knowledge of the holy Scriptures, and of theology of the highest kind.’ He might well say so ; for the whole violence of the controversy which ensued on the deepest of subjects has for the last 1,000 years been spent upon Photius, without adding a word in reality to what he said on it the instant it came before him officially :

    ο δε μιν ρέα παλλε και οιος.

    Then what a world of bitterness is proved against his opponents by his distinguished editor in establishing so irrefragably that the fable of pope Joan must have been a contemporary fiction originating in the hatred of the Latin party for the memory of John VIII., not because his theology was defective, or his life immoral, or his rule arbitrary, but solely because he had the courage, the manliness, to appreciate the abilities and desire to cultivate the friendship of the great patriarch, his brofher.

    Lastly, what a mine of wealth is disclosed by the late librarian of the Vatican, in attempting to disprove the genuineness of the celebrated letter of John to Photius on the procession, because he could discover no copy of it in the secret correspondence of a pope who succeeded to office 995 years ago. His eminence seems not to have been aware that the copy published of it in Greek by Beveridge was taken from a collection inscribed with the name of a patriarch of Constantinople, dear to the Latins, propably the very volume brought by the Greeks with them to Florence, and since become the property of the Bodleian library. Still, what is the only corollary to be drawn from the argument which he seeks to build on his researches in the Vatican ? That, to the best of his belief, the regests or authentic collections in manuscript of all the letters ever written by every pope in his official capacity, for the last 1,000 years at least, are preserved entire in the Vatican. We may judge of their intrinsic importance by those which came by some lucky accident into the hands of Baluzius, and were published by him as far as they went, of the great pope of the middle ages, Innocent III. We may judge of their proportions by the tantalising references in the annals of Raynaldus to books three, four, or five, as the case may be, of the epistles of some pope, to which nobody else can have access, and from which he treats us too often by far to some miserably brief or clumsily selected extract. Even the cardinal was not so fortunate as to have lived long enough to print all he would, and in two or three cases he has certainly, for some reason or other, abstained from printing all he could. It is hard to know that there are materials for so much increased information within reach, yet not to have access to them : it seems doubly hard to believe that any of the fugitive manuscripts that flocked to the Vatican in such shoals from Constantinople, when their old home was destroyed, and had such magnificent quarters assigned them for their new domicile, were intended to be kept close prisoners. »