La Néerlande et la vie hollandaise/08

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LA NÉERLANDE
ET
LA VIE HOLLANDAISE

VIII.
LES JUIFS EN HOLLANDE.


Il existe un peuple mystérieux, bien digne d’appeler l’attention des historiens et des moralistes. Né dans le désert, la caravane est son emblème. Il a bu l’eau de tous les fleuves, depuis les ondes tièdes du Nil et de l’Euphrate jusqu’aux ondes glacées de la Néva. Il a suspendu sa lyre, détendue par les pleurs de l’exil, aux palmiers de Babylone, aux chênes de la Gaule et aux noirs sapins de la Norvège. Il est partout et toujours, comme le Dieu de Moïse. Il a bâti les pyramides, il a vu crouler le Parthénon. Sa vie religieuse, politique et civile était concentrée dans le temple de Jérusalem ; le temple est tombé, et lui subsiste encore. Sans patrie, il adopte les mœurs, les coutumes des civilisations qu’il traverse. Tel il figure sur les monumens de l’antique Orient, tel on le retrouve aujourd’hui. Il emprunte quelquefois aux peuples du nord leurs cheveux blonds, leurs yeux bleus, leur mate blancheur ; mais il conserve sous toutes ces transformations locales son ineffaçable caractère, ses traits sémitiques, son grave et vigoureux profil. Ses chants, mêlés aux cérémonies de bien d’autres cultes, remplissent l’univers. Toujours proscrit, toujours debout, il se montre supérieur à ceux qui l’oppriment ; sa patience a lassé toutes les persécutions et vaincu toutes les résistances légales. Emporté, roulé comme une feuille morte, il court le monde, depuis bientôt deux mille ans, à travers les civilisations chrétiennes, qui le regardent comme un vivant témoignage de la vengeance divine.

Une erreur assez généralement consacrée veut que l’ubiquité de la race israélite date de la destruction du second temple par les mains de Titus. C’est bien là en effet l’époque de la grande dispersion des Juifs, mais d’authentiques monumens proclament que l’établissement, soit de certaines familles, soit de nombreuses populations hébraïques dans différentes parties de la terre, remonte plus haut que la ruine de Jérusalem, la construction du second temple n’ayant été saluée que par les débris d’un peuple dont la plupart des tribus étaient déjà dispersées dans l’extrême Orient. On retrouve même dans l’Abyssinie un rameau judaïque dont les traditions s’arrêtent à l’histoire du roi Salomon. Ce qui s’est passé depuis ce temps-là dans Israël est comme non avenu pour ces familles séparées de la tige originelle. L’opinion des voyageurs et des rabbins est que la colonie juive de l’Abyssinie fut implantée en Afrique par la reine de Saba[1]. La Chine est également habitée par des Juifs qui ont quitté leur patrie avant la dernière catastrophe : à Bombay seul, on compte cinq mille de ces Juifs indo-chinois[2], qui s’occupent surtout d’agriculture et de la fabrication de l’huile. Ils ne possèdent point de manuscrit de la loi ; mais leurs cérémonies religieuses et leur foi dans l’unité de Dieu ont résisté à l’influence de l’athéisme qui les entoure. Ils connaissent l’hébreu, quoique imparfaitement, et le prononcent mal, parce que la langue chinoise ne possède point tous les sons nécessaires à l’articulation de leur idiome primitif. Quelques-uns d’entre eux ont été revêtus de la dignité de mandarins. La date de leur émigration est difficile à fixer ; cependant différentes circonstances portent à conclure que les Israélites de Bombay sont venus s’établir en Chine à l’époque de la captivité des dix tribus. Ce qui paraît certain, c’est que leur séjour dans le pays est antérieur à la naissance de Jésus-Christ : ils ont appris ce nom de la bouche des missionnaires. L’Inde a également reçu, dans un temps qui paraît très éloigné, quelques essaims du peuple éparpillé aujourd’hui sur toute la terre. Si les traces de ces anciennes colonies étaient recueillies et si les traditions étaient comparées les unes aux autres, on retrouverait sans doute d’étape en étape toute l’histoire d’Israël et comme une sorte de Bible vivante.

De semblables faits annoncent dans la race hébraïque deux facultés très fortes, le besoin de se répandre, et aussi une merveilleuse ténacité du caractère national. D’autres races de l’Orient, celle des Hindous par exemple, se sont perpétuées à la surface, du globe, et ont maintenu, avec l’intégrité du sang, une partie de leurs usages religieux ; mais il est juste de reconnaître que ces antiques familles du genre humain, ne s’étant point déplacées, ont trouvé dans leur pays des limites naturelles qui les préservent contre les influences de la civilisation moderne. Il n’en est pas de même de la race israélite ; mêlée aux autres peuples, avec lesquels elle s’associe sans se confondre, seule elle présente ce phénomène historique d’une nationalité qui résiste au temps et au contact direct de toutes les formes sociales.

Les Juifs sont disséminés dans tout l’Orient et dans tout l’Occident. Nulle part cependant ils n’ont rencontré, aussi complètement réunies qu’en Hollande, les conditions favorables aux intérêts de leur religion et de leur race. C’est donc la qu’il convient surtout d’interroger la nation juive sur sa grandeur passée comme sur ses destinées futures. Deux classes la représentent sur le territoire hollandais, les Juifs espagnols ou portugais, les Juifs allemands. L’histoire de ces deux émigrations, le caractère qu’elles ont revêtu en Hollande, les institutions et les mœurs qui les caractérisant, les données qu’on peut tirer de leur situation actuelle sur le mouvement général des divers rameaux de la société juive dans quelques autres pays, — ce sont là des points qu’il suffit d’indiquer pour montrer l’étendue des questions que soulève l’état des Juifs en Hollande, et pour marquer en même temps le plan de l’étude destinée à les éclairer. Nous prendrons pour cadre de nos recherches et de nos observations l’ouvrage d’un Juif néerlandais qui s’attache surtout à rétablir le lien historique entre les Juifs des Pays-Bas et ceux de l’Angleterre, de quelques provinces allemandes et du Nouveau-Monde.


I

Il est impossible de ne point remonter aux événemens qui appelèrent les Israélites sur le sol de la Néerlande. À la suite de la prise de Jérusalem par les Romains, quelques familles juives allèrent s’établir en Espagne. Elles y trouvèrent les traces d’anciens établissemens formés dans des temps obscurs par les ancêtres de leur nation. Une raison touchante avait sans doute déterminé les fugitifs à prendre racine dans la péninsule ibérique : il existe entre l’Espagne et la Palestine des traits frappans de ressemblance. Ces familles prospérèrent. La condition des Juifs espagnols différait notablement de la situation qui leur était faite dans les autres pays de la chrétienté durant le moyen âge ; ils continuèrent de cultiver, sous cet heureux ciel de l’Ibérie, les sciences, les lettres et les arts. Leur intelligence, développée par un état social qui remontait à la plus haute antiquité, leur donnait alors une véritable supériorité sur les autres habitans de l’Europe. Les écrits des rabbins servirent, dans ces âges de barbarie, à conserver quelques pages des anciens philosophes et certains monumens littéraires de l’antiquité. Ces Juifs instruits atteignirent ainsi en Espagne un degré de considération auquel ils ne pouvaient prétendre dans les autres pays chrétiens. L’invasion des Mores les plaça pour quelque temps dans une situation pénible. Ballottés entre les nouveaux conquérans et les populations chrétiennes, il leur arriva bien des fois d’être maltraités par les uns et par les autres, et si quelques historiens les accusent d’avoir favorisé les Mores, d’autres assurent que les Juifs prirent les armes pour défendre leurs anciens maîtres contre l’invasion étrangère. Dès que la situation se fut un peu éclaircie, on voit employer les Juifs comme interprètes et comme diplomates, fonctions dont leurs lumières et leur qualité de race intermédiaire les rendaient fort capables. Voilà ce qui accrut encore leur importance sociale. Ils traitèrent avec les nouveaux conquérans sur un pied d’égalité ; leur origine commune (car les Juifs forment, selon toute vraisemblance, un rameau de l’arbre sémitique), leur tournure d’esprit orientale, leur langue nationale, tout les rapprochait des Arabes. Les écoles juives de Cordoue, de Tolède, de Barcelone, de Grenade, s’élevèrent, sous le régime des Sarrazins, à un grand état de splendeur. Fréquentées par un nombre considérable d’étudians, elles entretinrent la flamme sacrée au milieu des épaisses ténèbres de l’époque. Talmudistes, poètes, astronomes, philosophes, juristes, sortirent en foule de ces écoles : le rabbin Judah ben Levi, auteur d’un traité sur les droits de la femme, le poète Gabirol, le fameux Maimonide, plusieurs autres dont le nom et les écrits ont survécu à leur époque, témoignent assez que le rayon de l’intelligence n’était point tombé avec la couronne du front d’Israël[3].

Les docteurs juifs avaient, en Espagne surtout, le monopole de la médecine. Le passage des Israélites sur la terre de l’antique Ibérie a laissé dans le cœur de leurs descendans un long souvenir. Un des poètes lyriques de la Hollande, M. da Costa, appartient à l’une de ces anciennes familles pour lesquelles l’Espagne fut, pendant des siècles, une patrie d’adoption. Quoique converti au christianisme, cet esprit distingué n’a point abjuré sa qualité de Juif. « Tout en me confessant, s’écrie-t-il lui-même, par la grâce de Dieu un disciple de Jésus-Christ, je n’ai point cessé d’être Israélite. » Sous le titre d’Israël et les Gentils, il a écrit en hollandais un ouvrage curieux dans lequel respire un sentiment très vif de nationalité. « Depuis ma première jeunesse, dit M. da Costa, l’histoire de mes ancêtres a été l’objet de mes méditations et de mes études. La partie moderne de cette histoire attira surtout mon intérêt ; c’est le cœur et l’imagination captivés par les destinées d’Israël que j’ai entrepris d’explorer les annales de la dispersion et de l’exil. » Dans ce livre, qui embrasse d’ailleurs toute l’existence, historique du peuple juif, l’auteur s’arrête, non sans émotion, sur le séjour de sa race en Espagne, sur ces siècles révolus qu’il appelle l’âge d’or du judaïsme moderne. « Les traces de cette époque passée et de la vie de nos ancêtres dans la Péninsule constituent, ajoute-t-il, pour les Juifs espagnols, un ter rible, mais imposant souvenir, voilé par une impression de sombre grandeur, comme par un nuage. »

Cependant le vent de la persécution soufflait sur les Juifs de tous les points de la chrétienté[4]. On sait quelle était dans les différens états de l’Europe, au moyen âge, la condition de cette nation infortunée. Couverte d’un manteau légal d’ignominie, séparée des autres classes de la population par des ordonnances injurieuses et par des signes extérieurs qui affichaient l’infamie de toute une race condamnée au fouet et aux violences corporelles, elle achetait partout le droit de vivre au prix d’intolérables sacrifices. Des fables absurdes et perfides excitaient contre elle la multitude. On parlait vaguement d’enfans enlevés et massacrés par les Juifs. L’intérêt conspirait avec la superstition contre le repos de ces malheureux exilés. À la suite des mouvemens provoqués par une rage fanatique, la confiscation, le pillage, la spoliation sous toutes les formes, terminaient invariablement chaque acte de cette longue et sanglante tragédie. Tout était permis contre la nation maudite.

L’Espagne ne pouvait échapper à l’influence de ces haines religieuses et intéressées. Le 2 janvier 1492 avait vu disparaître le croissant de la péninsule ibérique. Infatués de leurs conquêtes, poussés par le bras de l’inquisition, Ferdinand et Isabelle prirent alors une résolution qui devait couvrir leur beau royaume de tristesse et de solitude. Il fut décidé que le sol de l’Espagne ne serait pas plus longtemps souillé par la présence d’hommes qui ne professaient point la religion catholique. Cette nouvelle éclata comme un coup de tonnerre et porta la consternation parmi les Juifs. Cent soixante mille familles, établies depuis un temps immémorial dans le pays, allaient être bannies par un zèle fanatique et par une insatiable avarice d’une terre où étaient les tombeaux de leurs ancêtres. Les Juifs espagnols offrirent au roi une somme considérable pour prévenir l’application de cette mesure cruelle. Le roi hésitait ; mais Torquemada intervint et demanda fièrement à sa majesté catholique si elle voulait suivre l’exemple de Judas Iscariote, qui avait trahi le Christ pour de l’argent[5]. L’édit de Ferdinand et d’Isabelle ordonnant l’expulsion des Juifs fut signé, dans une des salles de l’Alhambra, le 30 mars 1492. Les Juifs étaient les seuls sujets du royaume qui possédassent de grandes fortunes. On leur permit de vendre leurs propriétés ; mais cette condescendance était une pure dérision. Une maison s’échangeait contre un âne, une vigne se donnait pour un manteau. Le jour de la grande dispersion arriva ; ce jour-là, huit cent mille personnes rassemblées de toutes les provinces, femmes, enfans, vieillards, malades, prirent le chemin du second exil, « et, Dieu nous conduisant, dit l’un d’eux, nous partîmes. » Les riches acquittèrent pour les pauvres les dépenses du départ avec une grande charité. Grâce à cette assistance, bien peu des plus nécessiteux se convertirent au christianisme. À pied, à cheval, sur des ânes ou dans des chariots, on voyait, spectacle triste et touchant, ces malheureux s’acheminer vers la mer ou vers la frontière. Les rabbins les encourageaient, ils faisaient chanter les femmes et les enfans, ils faisaient jouer de la flûte et du tambourin pour soutenir l’esprit défaillant de cette multitude. La masse était composée d’ouvriers qui gagnaient honorablement leur vie dans différentes professions manuelles ; une longue pratique, jointe à une intelligence ornée, les avait rendus très supérieurs aux classes laborieuses de la population chrétienne. Une politique aveugle allait ainsi priver l’Espagne des bras qui avaient élevé son industrie à un état florissant, des hommes de science et de talent qui avaient répandu les lumières au milieu d’un temps d’ignorance. La médecine étant presque tout entière dans les mains des Juifs, la population chrétienne se trouva tout à coup privée, après leur expulsion, des secours de l’art. Les fabriques de la Péninsule reçurent un coup mortel. Les académies, les écoles, les sociétés savantes, furent détruites. L’édit défendait aux Juifs proscrits d’emporter or ou argent ; mais ils enlevèrent secrètement de grandes sommes sous la selle de leurs chevaux, quelques-uns même avalèrent des ducats pour tromper les rigoureuses recherches des officiers commis à la garde des frontières. Si importante que fût la masse de numéraire soustraite, la fortune morale qui s’éloignait avec cette population industrieuse et éclairée était plus considérable encore. M. da Costa fait remarquer avec raison que si les Israélites de ce temps-là n’avaient point eu les yeux fixés vers la Palestine comme vers leur seule et véritable patrie, ils auraient été assez forts, dans cette circonstance, pour renverser le gouvernement espagnol.

Chassés de l’Espagne, les Israélites s’embarquèrent de tous les points de la Péninsule pour l’Italie, le Maroc, la Turquie et les côtés du Levant. Une flotte de vingt voiles porta plusieurs de ces familles errantes en Algérie, dans la ville d’Oran, où leurs descendans se retrouvent encore aujourd’hui ; mais le plus grand nombre se dirigea vers le Portugal, qui leur offrait un climat semblable à celui de l’Espagne, presque la même langue et une certaine conformité de mœurs. Les Juifs jouissaient depuis des siècles dans l’ancienne Lusitanie du droit d’asile. Quelques-uns d’entre eux s’étaient élevés, au milieu des douceurs d’un établissement paisible, à une assez grande position sociale. Ils avaient d’ailleurs rendu des services au pays en répandant les premières connaissances de la philosophie, de la botanique, de la médecine et de la cosmographie ; ils avaient introduit l’étude de la langue sacrée ; ils avaient assisté les Portugais dans la découverte des Indes orientales. Malgré ces titres à la reconnaissance publique, le roi de Portugal ne consentit à recevoir les Juifs bannis de l’Espagne que sous des conditions fort dures. Ils devaient payer par tête une somme d’argent, moyennant laquelle il leur serait permis de séjourner huit mois dans le pays ; ce terme expiré, le roi s’engageait à leur fournir des vaisseaux pour les conduire, à leurs frais, vers les points de la terre qu’il leur conviendrait de désigner. Ceux qui ne seraient point partis à l’époque indiquée par le décret devaient demeurer comme esclaves. Les capitaines de vaisseau chargés de transporter les Juifs ne leur ménagèrent pas les insultes brutales. Quelques-uns leur ravirent leurs femmes et leurs filles, de sorte qu’au départ de l’Espagne les misères de ce peuple ne faisaient que commencer. Les Israélites castillans qui, par raison de pauvreté ou pour toute autre cause, n’avaient point quitté le sol du Portugal au jour fixé furent pris et gardés à titre d’esclaves. Le roi leur arracha leurs enfans et les fit baptiser ; ayant à cœur de peupler des terres nouvellement découvertes sur les côtes de l’Afrique, notamment l’île de Saint-Thomas, il l’envoya ces enfans dans l’espoir qu’isolés de l’influence de leurs parens et mariés plus tard aux habitans de l’Ile, ils deviendraient de bons chrétiens.

L’accession d’Emmanuel au trône de Portugal, en 1495, parut enfin devoir améliorer la situation des Juifs espagnols ; le nouveau roi mit en liberté ceux que son prédécesseur avait condamnés à l’esclavage. Les espérances que les Hébreux avaient fondées sur le nouveau règne furent malheureusement de courte durée. Une question de mariage, l’influence de l’Espagne, changèrent tout à coup la politique d’Emmanuel. En décembre 1496, un décret ordonnait à tous les Juifs et à tous les Mores qui ne voudraient point embrasser la foi chrétienne de quitter le Portugal. Cette mesure enveloppait non-seulement les Juifs espagnols, mais aussi les familles Israélites établies depuis un temps immémorial sur le sol de la Lusitanie. Un jour était marqué pour le départ ; après ce jour-là, tous les Juifs qui demeureraient en Portugal devaient perdre leur liberté. Un délai de trois mois était accordé aux proscrits. Les trois mois étaient écoulés, le temps de l’exécution de l’édit était venu ; les Juifs se préparaient avec une ferme résolution à quitter une terre qu’ils s’étaient accoutumés à regarder comme leur seconde patrie. Emmanuel commença à jeter un regard soucieux sur cette population qui avait été la lumière de son royaume. Le bannissement de tant de milliers d’hommes riches et instruits allait laisser un grand vide dans un petit état. Le roi voulut du moins retenir une partie de cette race qui lui échappait par sa faute. Il ordonna que les enfans juifs au-dessous de quatorze ans seraient gardés de force et instruits dans les mystères de la foi chrétienne. Un tel édit ne put être exécuté sans donner lieu à des scènes navrantes. Dans un accès de rage et de désespoir, on vit des parens tuer d’abord leurs enfans en les jetant dans des puits et se détruire eux-mêmes ensuite. Les destinées de l’Espagne et du Portugal ont bien changé depuis cette époque ; ces deux états puissans sous le soleil ont vu tomber leur marine, leur commerce et leur influence politique. La plupart des historiens castillans et portugais rapportent cette décadence à l’ex pulsion des Juifs. « En se privant, disent-ils, du concours de sujets utiles et industrieux, l’Espagne et le Portugal se sont condamnés à ne point recueillir la riche moisson que les découvertes dans les deux mondes devaient leur apporter. » Je ne crois point en histoire aux théories absolues : si les faits paraissent simples, les causes sont complexes ; mais il est impossible de nier que le bannissement des Juifs n’ait été une perte morale pour les deux pays et une raison d’affaiblissement. Le jeune prince qui règne aujourd’hui sur le Portugal a lui-même paru le reconnaître dans une circonstance mémorable. Se trouvant en 1854 à Amsterdam, il se rendit à la synagogue des Juifs portugais ; là il exprima des regrets tardifs et condamna, en termes voilés, l’impolitique conduite de ses prédécesseurs, qui, dans des âges d’ignorance et de fanatisme, avaient volontairement retranché de ses états une des sources de la fortune publique[6].

Les Juifs émigrans qui s’embarquèrent alors pour différentes contrées essuyèrent dans la traversée des traitemens odieux. Quelques-uns des vaisseaux étaient si chargés, qu’ils sombrèrent en mer, et ceux qu’ils portaient furent noyés. D’autres firent naufrage sur des côtes désertes, où les malheureux bannis périrent de froid et de faim. Un capitaine de navire s’amusa à jeter une partie de ses passagers dans une île où ils furent dévorés par les bêtes fauves. Comment ne point s’intéresser au sort d’une race dont l’histoire est un long martyrologe ? Le peuple juif était alors sur la terre la personnification d’un droit violé, de la liberté de conscience méconnue ou outragée. Ce qui étonne de la part des Israélites modernes au milieu d’épreuves si cruelles, c’est la constance inébranlable de leur foi religieuse. Leur ferme attachement à la loi de Moïse sous la verge de la persécution contraste avec les fréquentes apostasies des anciens Juifs, lorsqu’ils vivaient sous le gouvernement de leurs rois ou de leurs juges. Dépouillés, errans sur toutes les mers et toutes les terres, leur foi s’enracinait par les souffrances. Là est peut-être, en partie du moins, la réponse à la question que s’adresse dans son livre sur Israël M. da Costa : « Comment se fait-il que mon peuple continue d’être une nation après avoir perdu tous les élémens nécessaires à l’existence nationale ? » Incarnation de l’unité de Dieu dans les temps anciens, ce peuple se soutenait au moyen âge appuyé sur un dogme et sur la haine que lui avait vouée le genre humain. Les Juifs espagnols et portugais portèrent hors de la Péninsule leurs lumières et leur industrie. En Italie, ils s’emparèrent de l’imprimerie, qui venait de naître, et contribuèrent ainsi au mouvement de la réformation en répandant, avec la connaissance de l’hébreu, ces magnifiques éditions de la Bible en caractères sacrés, qui sont restées comme des monumens de la typographie. Les autres cherchèrent leurs ressources dans le commerce.

À l’origine, les Hébreux ne constituaient point un peuple marchand ; c’était un peuple pasteur. Israël vivait sous la tente. La transformation du peuple juif en un peuple commerçant est un des exemples les plus singuliers des changemens que les circonstances peuvent opérer dans les inclinations d’une race. C’est seulement depuis leur expulsion de la Judée par les Romains que les Hébreux se sont généralement livrés au négoce. Plusieurs causes ont contribué à graver chez eux ce nouveau caractère, qui est devenu avec le temps plus ou moins indélébile. Déclarés presque partout incapables de posséder les terres ; les Juifs modernes ne pouvaient point se livrer aux travaux de l’agriculture. Vivant sous le régime des ordonnances, ou, pour mieux dire, sous le caprice des gouvernemens absolus, privés de la sécurité qui fonde les établissemens durables, ils ne devaient point non plus s’attacher à l’industrie. La seule voie qui leur fût ouverte était le commerce. La profession de marchand se trouvait alors méprisée par la plupart des peuples de l’Europe : de la vient qu’on l’abandonna aux Juifs. Quand on t réfléchit, on reconnaît tout ce que ce dédain avait d’injuste et d’absurde. Le commerce n’échange pas seulement des produits, il échange des idées : il est le lien par lequel s’est établie jusqu’à un certain point dans les temps modernes l’unité du genre humain. Le développement du négoce s’associe, dans l’histoire des sociétés, au développement des arts, des sciences et de la navigation. Les Juifs modernes ont été, sous ce rapport, les instrumens du progrès matériel et moral des nations européennes. À une époque où le système des relations internationales était pauvre, les Israélites marchands ont accompli une mission historique. Bannis de France sous Philippe le Long en 1318, les Juifs se réfugièrent en Lombardie, et y donnèrent aux négocians des lettres sur les personnes auxquelles ils avaient confié leurs richesses ; ces lettres furent acquittées, « L’invention admirable des lettres de change, dit d’Alembert, sortit alors du sein du désespoir. Grâce à ce mécanisme économique, le commerce put éviter la violence et se maintenir par tout le monde. »

On accuse, il est vrai, les Juifs d’avoir abusé de leurs moyens industrieux pour pressurer, durant le moyen âge, les populations chrétiennes. M. da Costa assigne à la conduite intéressée des Juifs modernes plusieurs causes, dont deux méritent d’être méditées : le mépris des classes nobles pour les pratiques financières, mépris qui faisait nécessairement tomber toutes les opérations de banque entre les mains des Juifs ; la position dégradante infligée à ces parias de l’Occident, qui les autorisait à se considérer eux-mêmes comme des étrangers et à traiter les chrétiens en ennemis. « Le commerce, dit-il, dans la situation où étaient placés les Israélites de ce temps-là, devait prendre une tournure fâcheuse de trafic, et les spéculations financières devaient dégénérer en usure. » La lèpre de l’usure, telle était en effet la plaie morale qui avait succédé à l’antique maladie de la race. « L’énorme taux de l’intérêt prélevé par les Juifs du moyen âge, ajoute leur historien, ne saurait être défendu. Leur exclusion de toute charge publique et de toute carrière honorable, leur vie sans cesse menacée, leur propriété et leurs moyens de subsistance sans défense contre l’injustice et l’oppression, tout cela cependant explique comment les Juifs employaient sans scrupule les seules armes qui étaient laissées dans leurs mains. Faut-il s’étonner ensuite si à la violence ils opposèrent l’artifice et la ruse, s’ils cherchèrent à déjouer la loi du plus fort par le calcul et la profondeur des intrigues, si en un mot ils se couvrirent de la puissance de l’or contre la puissance du fer ? L’abus ne saurait d’ailleurs effacer les services très réels que les Juifs ont rendus à la théorie et à la pratique des affaires. Dans les âges féodaux, le commerce se calqua sur les institutions militaires, le prêt à intérêt dégénéra en extorsion ; mais il ne faut pas oublier que, sous cette forme condamnable, les financiers juifs ouvraient du moins une des grandes artères de la circulation économique, le crédit.

Nombre des familles juives qui avaient été chassées de l’Espagne et du Portugal cherchèrent un refuge dans les Pays-Bas. Les Israélites s’étaient autrefois établis dans les provinces belges et néerlandaises, où ils étaient en possession du commerce. Différens édits et des actes d’autorité locale les avaient ensuite expulsés ; on attribue même la décadence du commerce de Liège au bannissement des premiers Israélites que l’intolérance religieuse avait chassés de cette fameuse cité épiscopale. Lorsque les Juifs espagnols et portugais parurent dans les Pays-Bas, il ne restait plus aucune trace des Juifs français[7] et allemands, que des arrêtés successifs avaient balayés. Les premières tentatives des Israélites pour se rétablir dans les Flandres et dans les Provinces-Unies remontent à l’année 1516. À cette époque, quelques réfugiés espagnols se présentèrent devant Charles-Quint, le petit-fils de Ferdinand et d’Isabelle, pour renouveler les propositions faites par les Juifs à ses prédécesseurs. Ils demandaient la permission de résider et d’exercer leur religion dans cette partie des états impériaux. Leur requête ne fut point écoutée : de sévères édits exclurent au contraire les nouveaux chrétiens (c’est ainsi qu’on appelait les Juifs baptisés) de la Hollande, aussi bien que de l’Espagne. Les négociations furent reprises sous le règne de Philippe II, et, comme on peut s’y attendre, elles obtinrent encore moins de succès. Nonobstant ces prohibitions et ces édits, plusieurs familles israélites avaient pénétré dans les provinces de la Néerlande avant la séparation de l’Espagne. Leur religion avait, depuis longtemps, cessé d’être tolérée ; mais en pratiquant leurs rites dans le plus grand secret, en se couvrant de noms chrétiens, elles purent vivre, quelques-unes même prospérèrent. Ces Juifs, cachés sous le baptême, étaient surtout nombreux dans la ville d’Anvers, où ils avaient établi une académie pour l’étude de l’hébreu et de la littérature espagnole. Les ancêtres de plusieurs familles fixées maintenant à Amsterdam ou à La Haye ont ainsi résidé tout d’abord dans la vieille Antuerpe, à deux pas de cet Océan qui les avait apportés et qui pouvait, d’un jour à l’autre, les reprendre comme les débris d’un naufrage. Cependant la réformation, à laquelle les Juifs s’associèrent de toutes leurs sympathies, commençait à agiter l’Allemagne. Dans les Pays-Bas, l’excès du pouvoir avait usé le pouvoir même, et les Provinces-Unies venaient de proclamer leur indépendance. Ce fut d’Embden qu’en l’année 1594 dix Juifs de familles portugaises vinrent à Amsterdam, où ils reprirent leurs noms israélites[8]. Ils étaient accompagnés par un rabbin allemand de la ville d’Embden[9]. Ce service ne fut pas oublié : la synagogue d’Amsterdam, par un sentiment de reconnaissance qui l’honore, accorda plusieurs privilèges à la postérité de ce rabbin, qui avait introduit les Juifs dans cette seconde terre promise. Un mémorial conservé dans la même synagogue témoigne qu’en 1596 une grande fête mosaïque, — le jour de l’expiation, — fut célébrée à Amsterdam par une petite communauté de Juifs portugais. Le bourgmestre de la ville, ayant surpris leur assemblée, crut d’abord que c’était une réunion de catholiques romains, dont le culte était alors prohibé. Le magistrat civil se préparait à disperser le conventicule ; mais, mieux informé, il laissa les Israélites accomplir paisiblement leur service religieux. En 1598, la première synagogue fut fondée dans la capitale des Provinces-Unies. Dix ans après, l’accroissement de la population juive motivait l’érection d’une seconde synagogue, et bientôt d’une troisième. En 1639, les trois églises se réunirent, et formèrent une seule congrégation de Juifs espagnols et portugais. Le nombre des Israélites croissant toujours, et aussi leur prospérité, ils bâtirent en 1675 la belle synagogue qu’on voit maintenant à Amsterdam, et qui est située dans la partie de la ville où les réfugiés de la Péninsule s’étaient d’abord établis, près des bords de l’Amstel. La liberté relative dont jouissaient les Juifs en Hollande attira de Madrid et de Bruxelles plusieurs familles qui avaient subi le baptême, mais qui, restées israélites de cœur, vinrent à Amsterdam, où elles professèrent publiquement la religion de leurs pères.

Cette accession des Juifs portugais et espagnols fut suivie par une immigration de Juifs allemands. Bien différente était la condition de ces deux classes d’exilés. Les premiers avaient réussi, malgré les mesures spoliatrices du gouvernement, à emporter de l’Espagne et du Portugal de grands trésors, et, ce qui valait mieux, la connaissance des rapports du grand commerce avec les deux Indes et le Levant, qu’ils aidèrent puissamment à répandre sur le sol hospitalier de la Hollande. Les seconds n’apportaient guère que leur misère, la trace de leurs longues souffrances, mais aussi la ferme résolution de gagner leur vie par le travail. La municipalité d’Amsterdam se montra d’abord effrayée de cette autre invasion des gueux. Les Juifs espagnols et portugais intervinrent : ils promirent d’aider leurs frères, et donnèrent l’assurance aux magistrats que ces pauvres gens ne seraient point une charge pour la ville. Après quelques difficultés, les Juifs allemands obtinrent enfin l’autorisation d’acheter le cimetière de Muiderbank, situé à quelque distance de la ville, et qu’ils approprièrent à leurs besoins de résidence. En 1656, on leur permit d’élever une maison de prière. Avec le temps, cette population de Juifs allemands prit un développement considérable. Les Israélites de la Pologne et de la Lithuanie furent obligés de quitter un pays où ils se voyaient tour à tour en butte aux violences des Cosaques et aux fureurs populaires. Trois mille Juifs débarquèrent au Texel, et reçurent aussitôt l’hospitalité à Amsterdam. Ils se fondirent plus tard dans la synagogue allemande. On voit ici la racine de cette division qu’on trouve établie entre les Juifs portugais de la Hollande et les Juifs germains. Les deux synagogues continuent de former deux églises parfaitement distinctes et séparées. Le nom de Sephardim (Espagnols) est encore porté à cette heure par les descendans des familles Israélites qui ont séjourné en Espagne et en Portugal. De même que le peuple juif a conservé son caractère inaltérable, son individualité, sa foi nationale, à travers les autres races auxquelles il s’est trouvé mêlé, ainsi les Israélites qui ont émigré de la Péninsule maintiennent, dans toutes les parties du monde, au milieu de leurs propres frères, certains traits qui dévoilent leur origine. Ce qui les distingue des autres enfans de Jacob, ce ne sont pas seulement les souvenirs historiques ; c’est aussi, il faut le dire, la position sociale. Les Juifs espagnols formaient en Hollande l’aristocratie de la race dispersée. À Amsterdam, ils demeuraient dans les quartiers le mieux situés, et ils contribuèrent à doter de magnifiques hôtels cette riche capitale. À La Haye, ils vivaient aussi dans de somptueuses maisons, dont quelques-unes sont même devenues des édifices publics. Ces maisons, qui respirent un air de grandeur, se groupent autour de leur synagogue[10], située dans un des quartiers les plus agréables de la ville. Longtemps même ils ont conservé l’usage de la langue portugaise ou espagnole comme un souvenir de leur glorieux passage sur la terre de la Péninsule. Jusqu’au commencement de ce siècle, ils se servaient de ces deux idiomes dans leur vie domestique et dans leurs rapports mutuels. À la synagogue, on priait alternativement en portugais et en hébreu ; ces étrangers parlaient ainsi à Dieu dans les deux langues de l’exil[11].

Plusieurs motifs déterminèrent la Hollande protestante à améliorer la condition des Juifs. La réformation, dit M. da Costa, avait à cœur de créer de nouveaux et de dangereux ennemis à ses persécuteurs. Les principes de tolérance qui furent le fruit de cette grande révolution religieuse contribuèrent aussi à adoucir la politique du gouvernement envers des étrangers qui avaient perdu leur patrie. Il faut dire, à l’honneur de la Hollande, que ses stathouders et ses premiers hommes d’état professèrent cette doctrine d’humanité. « Les chrétiens primitifs, s’écriait le grand de Witt, ont converti par les voies de douceur et de persuasion un bon nombre de Juifs. Nous avons changé de conduite envers eux ; mais pouvons-nous aussi nous réjouir d’un succès égal à celui qu’ils ont obtenu ? » Nul pays sur la terre ne s’appropriait d’ailleurs mieux que la Hollande aux goûts industrieux de la nation juive. Au moment où toute l’Europe vivait encore sous l’empire d’une organisation militaire, cette petite république des Provinces-Unies, berceau du commerce et des arts utiles, s’appuyait sur le principe que la classe moyenne devait inaugurer en France, deux siècles plus tard, en portant ses hommes et son influence aux affaires. Le commerce vit de liberté : les Provinces-Unies jouissaient, sous ce rapport, d’une législation qui garantissait à chacun ses droits, et la propriété de son travail. La position géographique était admirable : la mer s’ouvrait de toutes parts, et sur la mer l’horizon des grandes entreprises commerciales. Des flottes destinées à protéger le mouvement intérieur des affaires et à étendre les rapports de la Hollande avec le monde entier ombrageaient les villes d’une forêt de mâts. Il n’y avait pas jusqu’à cette terre, où les eaux se trouvaient suspendues comme par miracle, qui ne rappelât aux Israélites les principaux faits de leur histoire : là, ils pouvaient en quelque sorte traverser une seconde fois la mer à pied sec, Le moyen de s’étonner que sur un théâtre si conforme aux mœurs, aux traditions et aux facultés acquises de leur race, les Israélites modernes aient ressaisi une situation honorable et florissante !

Au milieu du XVIIe siècle, les états-généraux coupèrent court aux différends qui avaient surgi entre la république, l’Espagne et le Portugal au sujet de quelques cargaisons appartenant à des Israélites établis en Hollande, et à qui les deux cours prétendaient refuser la qualité de citoyen néerlandais. Les états de l’union néerlandaise déclarèrent qu’ils « considéraient comme citoyen néerlandais tout Juif établi sur le territoire de la république, et que ses droits seraient protégés efficacement sur terre et sur mer, si l’on se hasardait encore à les violer. » Plus tard, dans le même siècle, Guillaume III choisit pour un de ses agens diplomatiques en Espagne un Israélite, le marquis de Belmonte, honneur tout spécial, à ce qu’il paraît, car, si les Israélites jouissaient en Hollande de la liberté de conscience et du libre exercice de leur religion, si leur commerce était protégé, des ordonnances les excluaient de toutes les charges publiques. Il ne faut pas s’exagérer le système de protection que les Provinces-Unies accordèrent aux Juifs. Chacune de ces provinces étant souveraine et pouvant s’administrer elle-même, la condition des Israélites différait beaucoup d’un district à l’autre. Il était défendu aux Israélites de résider dans plusieurs localités. En Hollande même, où leur position se trouvait meilleure que dans le reste des Pays-Bas, ils eurent plus d’une fois à se défendre contre des préjugés invétérés. Il existe un document historique assez curieux : c’est une requête adressée en 1723 par les Israélites hollandais aux états-généraux, et dans laquelle ils protestent contre les incapacités légales qui les frappent. « Vous nous reprochez, disent-ils, d’avoir mis à mort le Juste ; mais si toute la postérité d’une race était enveloppée dans le crime de quelques-uns pour la destruction d’un innocent, toutes les nations du monde devraient s’attendre à être condamnées. Il n’y a pas un siècle, pas un pays qui ne présente des exemples mémorables d’hommes éminens mis à mort par la violence de quelque faction dominante, et cela le plus souvent aux acclamations de la foule. Vous ajoutez, il est vrai, que nous avons mis à mort plus qu’un homme, un Dieu. Dans tous les cas, nous l’ignorions. Votre Sauveur, plus juste envers nous que vous ne l’êtes vous-mêmes, s’écriait sur la croix : « Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! »

Les Juifs espagnols et portugais, désormais fixés sur le sol des Pays-Bas, ne bornèrent point leur ambition ni leur intelligence à la pratique du commerce. Plusieurs d’entre eux continuèrent de cultiver la littérature et les sciences. Parmi les hommes éminens que forma l’enseignement des synagogues de la Hollande, il faut citer le rabbin Menasseh ben Israël, qui était né à Lisbonne en 1604, et qui vint tout enfant à Amsterdam avec son père. Il est un autre Juif célèbre dont je m’étonne de n’avoir trouvé dans la Néerlande aucune statue, aucun portrait. Une tradition généralement reçue veut qu’il soit enterré à La Haye, dans le terrain de l’Ëglise-Neuve, sur le Spui. Du reste, pas une pierre, pas une inscription. Il est là, rien de plus. Ce grand penseur n’a laissé d’autres traces sur la terre natale que ses ouvrages et son nom. Spinoza, car c’est de lui qu’il s’agit, était né à Amsterdam, dans le voisinage de la synagogue. Cette même synagogue des Juifs portugais devint plus tard le théâtre d’une des scènes les plus orageuses de sa vie. Depuis longtemps il disputait avec les rabbins sur les matières religieuses et philosophiques. Une rupture était imminente, elle éclata. Baruch Spinoza fut censuré ; la multitude des Juifs lui adressa même dans une assemblée des menaces de mort. C’est à la suite de son expulsion de la synagogue qu’il fut obligé de quitter Amsterdam pour mettre ses jours en sûreté, qu’il se retira d’abord à Rynsburg, près de Leyde, puis à Voorburg, enfin à La Haye. J’ai vu sa maison dans le voisinage du Spui, une humble maison de philosophe et d’ouvrier où il gagnait sa vie, — un peu de pain et de lait, — à polir des verres. C’est là que, préférant une pauvreté libre à tous les honneurs de la science, il refusa une place de professeur à Heidelberg que lui offrait l’électeur palatin. En sa qualité de protestant orthodoxe, M. da Costa ne saurait être soupçonné de partialité envers Spinoza : il condamne avec une rigueur extrême les doctrines du panthéiste ; mais il ne peut qu’admirer le caractère de l’homme. « Tout ce que nous connaissons de sa vie privée, dit-il, porte la même empreinte de calme, de modération et de dignité : avec de telles vertus, il aurait pu être l’ornement d’une communauté chrétienne[12]. »

Guillaume III avait eu en grande amitié plusieurs Israélites portugais ; les mémoires du temps nous apprennent même qu’il avait reçu du baron de Suasso des fonds considérables pour opérer sa grande expédition d’Angleterre. Son successeur avait suivi ces traditions ; il prit en haute considération M. Isaac de Pinto, économiste et écrivain distingué, qui, en 1748, au milieu d’une crise nationale, versa de grandes ressources dans le trésor public, au point que M. van Hogendorp, le trésorier-général, lui écrivit qu’il « avait sauvé l’état. » M. de Pinto contribua notablement aussi à faire élever le stadhouder Guillaume IV à la direction suprême des deux compagnies des Indes.

Malgré les avantages que le régime politique des Provinces-Unies offrait aux Israélites pour la culture de l’esprit et pour la silencieuse accumulation des richesses, en dépit du degré de splendeur où s’étaient élevées les synagogues d’Amsterdam et de La Haye, les exclusions légales dont les Juifs étaient victimes ne tendaient que lentement à s’effacer, bien que de temps à autre des esprits d’élite, tels que van Effen dans son Spectateur hollandais, protestassent énergiquement contre ces préjugés. Il ne faut pas oublier que les Pays-Bas n’avaient point dégagé leurs institutions sociales du dogme religieux. Les lois, d’accord avec les croyances et les mœurs, cherchaient à retenir les Juifs dans un état d’infériorité. Abolir ces exceptions était une œuvre réservée à la philosophie et à la révolution française. « Un fait digne de remarque, dit avec quelque amertume M. da Costa, c’est que la crise qui changea si complètement en France la position des protestans et des Israélites fut amenée en grande partie par des hommes qui étaient indifférens au protestantisme et pleins de haine et de mépris pour les Juifs. » Je ne sais sur quels faits M. da Costa appuie cette accusation : dans tous les cas, s’ils détestaient et méprisaient les Juifs, les hommes de 89 montrèrent qu’ils savaient mettre les principes au-dessus de leurs sentimens personnels. En 1791, une complète égalité fut proclamée pour tous ceux qui accepteraient les devoirs de citoyen français. La révolution, introduite en 1795 dans la république des Pays-Bas, devait porter les mêmes fruits, non-seulement pour les Juifs, mais pour tous les dissidens chrétiens, exclus comme eux des charges publiques. Ce mouvement fut néanmoins vu avec une sourde défiance par quelques Juifs espagnols et portugais, qui étaient enthousiastes de la maison d’Orange et dévoués aux intérêts de l’aristocratie. D’autres Israélites, hommes d’énergie et de talent, fortement attachés à l’esprit du siècle, formèrent une association politique sous le nom de Félix libertate. Le but de cette association était de maintenir l’égalité qui venait d’être assurée à leurs coreligionnaires et la révolution qui en était la base. Cette différence d’opinions politiques donna même lieu à un schisme dans la synagogue. Il fallut du temps à certains Juifs portugais pour se réconcilier avec leurs nouveaux droits. Ceux-là avaient conservé un peu du caractère des anciens Hébreux, qui, à leur sortie d’Égypte, ne se révoltaient que contre la liberté. La masse des Israélites allemands témoigna au contraire en Hollande qu’elle voyait avec joie la révolution française assurer son émancipation. Cette conquête passa aussitôt dans les mœurs et résista aux événemens qui suivirent. L’état s’était affranchi de l’influence religieuse ; il reposait désormais sur lui-même et sur les intérêts de la nation, au lieu de reposer seulement sur l’église réformée. Au retour de la maison d’Orange, le principe auquel les Juifs devaient leur incorporation dans la société hollandaise ne reçut aucune atteinte. En conséquence ils exercent aujourd’hui dans les Pays-Bas différentes charges publiques. Je ne crois pas qu’on puisse jamais revenir sur un progrès consacré par les constitutions de 1814, de 1815, de 1840 et de 1848. Il faut pourtant que je dise par quelles mains cette arche de la foi politique pourrait encore être menacée. L’affranchissement des Juifs, ce fait accompli, ne paraît avoir d’autres ennemis à craindre dans la Néerlande que le parti des ultra-protestans, qui, comme M. Groen van Prinsterer, voudraient confondre ce que la révolution a séparé, l’église et l’état. La tendance à reléguer les Juifs derrière certaines exceptions légales existe encore : je puis m’en convaincre en lisant les sophismes ingénieux qu’entasse un poète inspiré par cette école, M. da Costa, pour persuader aux Israélites qu’ils étaient beaucoup plus heureux sous le régime de la liberté et de l’égalité restreintes que sous le système actuel.


II

Quelle est cependant en Hollande la situation actuelle de cette race si durement éprouvée ? Pour la bien connaître, plaçons-nous d’abord à la synagogue.

Les Juifs, ayant perdu leur patrie, leur gouvernement, leurs institutions civiles, doivent s’attacher à leurs cérémonies et à leurs réunions comme aux derniers liens de leur nationalité. Là est la cause de la ténacité avec laquelle ils adhèrent à leurs usages religieux. La synagogue est le centre de leur vie morale, l’ombre du temple écroulé. Ils ont conservé l’usage touchant de prier, la face tournée vers Jérusalem. La porte de leur synagogue est placée en conséquence, et vis-à-vis de cette porte se trouve l’arche dans laquelle est déposé le livre de la loi. Au milieu s’élève une sorte de bureau ou d’autel, autour duquel se tiennent les chantres et les clercs. Des candélabres sont suspendus aux différentes parties de l’édifice. Les assistans se placent sur des bancs de bois, mais ces sièges ne sont point admis dans l’espace qui s’étend entre l’autel et l’arche ; cet espace doit rester vide. Les femmes ne s’asseoient jamais à côté des hommes ; elles sont séparées et en quelque sorte cachées à un étage supérieur dans une galerie particulière. Les prières se font en hébreu. Les chants ont quelque chose de grand et de triste comme cet exil qui dure depuis bientôt deux mille ans.

Les principaux élémens du culte hébraïque sont la lecture de la loi et la prière, qui a tout à fait remplacé les antiques offrandes. L’exemplaire dans lequel on fait la lecture du Pentateuque doit être un manuscrit ; il doit avoir la forme d’un rouleau ; l’encre avec laquelle les caractères ont été tracés doit être composée d’ingrédiens déterminés, car les rabbins ont établi minutieusement les règles qui président à la transcription des livres saints. Sur ces livres s’appuie tout l’édifice des croyances mosaïques. Le nombre des versets, des mots, des lettres, des points, des accens, des virgules, tout a été compté depuis longtemps par des hommes qui avaient à cœur de préserver le texte contre toutes les altérations des copistes. Quand la lecture publique est terminée, deux ou trois assistans prennent des mains du lecteur le rouleau sacré (le manuscrit de la loi), et l’enveloppent précieusement dans un riche étui. Le service dans la synagogue se fait chaque jour et plus spécialement le vendredi soir et le samedi matin. La synagogue portugaise d’Amsterdam a été au commencement de ce siècle le théâtre d’une scène intéressante. Un Français, l’abbé Grégoire, avait contribué par ses écrits, par ses dis cours et par son influence dans les assemblées politiques, à l’émancipation des Juifs. Se trouvant à Amsterdam, on le pria de venir dans la synagogue : il s’y rendit. Là, les Israélites hollandais chantèrent un cantique d’actions de grâces pour remercier Dieu d’avoir amené parmi eux un homme, un évêque, qui, se plaçant au-dessus des préjugés du moyen âge et mû par un sentiment d’humanité chrétienne, avait osé défendre la cause de la race proscrite.

On connaît l’histoire religieuse des anciens Hébreux, ce peuple au cou dur, comme l’appelle Moïse, qui l’avait fait ; je me bornerai à dire en quoi consiste le judaïsme moderne. Les Juifs modernes ont deux lois, l’une écrite, l’autre dite orale. La première a été dictée (c’est un de leurs articles de foi) par Dieu même à Moïse ; la seconde se compose des traditions de la race, de discussions et de décisions théologiques. Après la prise de Jérusalem par Titus, un grand nombre d’Israélites s’étaient établis à Tibérias, en Galilée : ils y tinrent un concile. Tibérias devint alors une seconde Jérusalem. Là, au lieu d’un édifice de pierre dont la restauration n’avait d’ailleurs pas cessé d’être l’objet des espérances et des prières constantes de la race, quelques ouvriers s’employèrent à la construction d’un autre édifice, qui se maintient encore debout après plusieurs siècles : je veux parler de la rédaction de la loi orale. Cette loi, comme l’indique son nom, n’était point destinée originairement à subir l’épreuve de l’écriture, elle devait être confiée à la mémoire de certains hommes : Moïse était censé l’avoir communiquée à Josué, et ce dépôt avait ainsi passé intact de génération en génération ; mais le centre de la nation étant détruit, les études décroissant, et les Juifs se voyant dispersés sur la terre, il était à craindre que les traditions ne se perdissent, si l’on ne se hâtait de les recueillir dans un livre. La première idée de cette entreprise paraît avoir été conçue par le rabbin Akiba ; mais l’opinion générale des Juifs attribue le plan et l’exécution de cette œuvre gigantesque au rabbin Juda, le sacré, le saint (hakkadosh), comme on l’appelle, ou encore par excellence le rabbin. Né au temps d’Adrien, il occupait dans la Palestine la dignité de nasi (prince de la captivité) ; il était la tête spirituelle des synagogues du pays. Vers l’an 190, il fit une collection de toutes les ordonnances traditionnelles, qu’il appela le Mishna ou seconde loi. Le Mishna contient les préceptes que, selon la légende des rabbins, Moïse a reçus de la bouche de Dieu durant les quarante jours qu’il passa sur la montagne. Le livre, divisé en six traités, est écrit d’un style concis, le plus souvent sous la forme d’aphorismes. La loi orale, fixée, arrangée, commentée, devint, grâce à ce monument écrit, une sorte d’encyclopédie religieuse et nationale. Le Mishna parut néanmoins obscur à certains rabbins, qui voulurent éclaircir le texte par des commentaires plus ou moins ingénieux. Ces commentaires ont été réunis plus tard sous le titre de Gemara (complément). Les deux livres, le Mishna et le Gemara, forment ce qu’on appelle le Talmud. La majeure partie des Juifs modernes témoignent pour le Talmud une profonde vénération. Sans partager leur foi religieuse, on peut bien reconnaître que le Talmud est un monument curieux, avec de grandes proportions de poésie biblique mêlée à d’étranges puérilités. Ce livre est surtout intéressant au point de vue historique ; il jette une vive lumière sur les mœurs, les coutumes, les antiquités et les relations sociales des Juifs.

Il existe aujourd’hui parmi les Juifs deux partis : l’un, orthodoxe ou talmudiste, qui se rattache étroitement à la tradition des rabbins ; l’autre, plus libéral, qui, tout en adhérant à la loi de Moïse, cherche plus ou moins à secouer le rigorisme des traditions orales. Pour celui-ci, les prescriptions bibliques sont outrepassées dans les prescriptions talmudiques. Quelques rabbins au contraire affectent de préférer l’autorité de la loi orale à celle de la loi écrite. « Les saintes Écritures, disent-ils dans leur langage métaphorique, sont une eau fraîche ; mais le Mishna est du vin et le Gemara du vin raffiné. » Quant aux sectes qui divisaient autrefois le mosaïsme, elles se sont peu à peu effacées dans l’exil. Celle des sadducéens par exemple, qui formaient un parti nombreux et puissant, a disparu depuis la chute de Jérusalem[13]. Les karaïtes, qui ne reconnaissent que l’autorité des Écritures, existent encore, mais ils forment une minorité insignifiante[14]. Une seule de ces sectes est restée debout, c’est celle des pharisiens. L’impartialité m’oblige à dire que les Juifs n’acceptent point le jugement porté par les évangélistes sur le caractère des pharisiens, ces conservateurs de la loi. « Les évangélistes, disent-ils, se rattachaient par leur maître à la secte des esséniens, ils étaient les adversaires naturels de ceux qui avaient résisté à la nouvelle doctrine ; ils devaient par conséquent couvrir le pharisaïsme des plus noires couleurs. » Quand on lit avec attention l’Évangile, on voit d’ailleurs que Jésus-Christ, tout en reprochant aux pharisiens leur orgueil, leur affectation de sainteté, leur attachement étroit et hypocrite à la lettre de la loi de Moïse, ne leur refuse point de grandes lumières. Ils formaient sans contredit l’aristocratie intellectuelle de la nation. On doit donc s’attendre à ce que leur doctrine et leur influence se retrouvent dans les synagogues modernes.

Les Juifs qui s’éloignent de cette direction pharisaïque et talmudiste se rapprochent singulièrement du christianisme. Ils ne forment point précisément un parti ; ils se distinguent seulement des autres Israélites par une tendance plus philosophique, une interprétation plus large des Écritures. La plupart d’entre eux envisagent la diffusion de l’Évangile comme un grand fait providentiel ; ils écoutent, comme un écho de leur passé et comme un pressentiment de leur avenir ; ces chants nationaux que les différentes églises chrétiennes leur ont empruntés ; ils se réjouissent d’un événement qui doit préparer sur toute la terre le règne de leur Messie, l’unité du genre humain. Sur quels motifs se fondent-ils cependant pour ne point se réunir à la religion chrétienne ? — Le Christ annoncé par les Écritures, disent-ils, doit être un homme, non un dieu, ni une part de dieu ; les promesses faites par les prophètes depuis le commencement du monde, et qui doivent se réaliser à l’avènement du Messie, ne sont point toutes accomplies encore, parce que le genre humain n’est point notablement changé, que les inimitiés et les inégalités entre les hommes ne sont point éteintes, qu’on attend toujours la paix universelle. Enfin le Nouveau-Testament, selon eux, présente des contradictions. — Il est inutile de discuter ces objections ni de les détailler ; je ferai seulement remarquer que toutes les civilisations anciennes ont péri pour s’être refusées au progrès ; la nation juive est la seule qui ait résisté au temps en s’appuyant sur l’immobilité du dogme.

La vie des Juifs à tous les âges est comme enveloppée dans les pratiques religieuses. À moins de raisons sérieuses, l’enfant israélite doit être circoncis dans les huit jours qui suivent la naissance ; c’est le baptême de l’ancienne loi. Tout jeune, il apprend à lire dans la langue originale le Pentateuque, le Mishna, le Gemara et les livres de prières ; bien peu d’ailleurs étudient l’hébreu grammaticalement, et se mettent en mesure de le parler ou de l’écrire[15]. À treize ans et un jour, le jeune Israélite passe de l’autorité paternelle sous l’autorité de la loi. Jusqu’ici, c’était le père qui était responsable des fautes du fils ; maintenant le premier déclare, en présence des autres Juifs, qu’il est déchargé de ce fardeau moral : le fils prend alors le nom de Bar metsvah, enfant du commandement. Les jeunes filles juives sont émancipées à douze ans et un jour. Le mariage est regardé pour les Israélites des deux sexes comme un devoir sacré et indispensable ; les jeunes gens qui, après dix-huit ans, vivent sans raison majeure dans le célibat sont vus avec peine par les rabbins. La polygamie est sanctionnée par le Talmud ; mais un concile d’Israélites, tenu dans le Xe siècle, a aboli cet usage, qui ne se trouve d’ailleurs plus en harmonie avec la loi civile ou religieuse des états de l’Europe. Les cérémonies du mariage hébraïque ressemblent beaucoup aux cérémonies du mariage chrétien ; le voile de la fiancée, la présentation de l’anneau conjugal, l’espèce de dais ou de poêle sous lequel s’accomplit l’union sacrée, tout cela annonce entre les deux cultes une communauté d’origine. Il y a néanmoins un détail intéressant et propre au rit hébreu : l’homme et la femme boivent l’un après l’autre dans le même verre, après quoi le nouveau marié brise le verre en éclats, par allusion, selon les uns, à la fragilité de la vie, selon d’autres, en souvenir de la destruction du temple. Les cérémonies funèbres occupent une assez grande place dans ce culte, qui a longtemps gardé le silence sur la vie future. Quand un Juif meurt, on veille le corps, on le lave à l’eau pure, et l’on place un cierge allumé dans la chambre mortuaire. Le mort, revêtu de son habit de religion, le talleth[16], est ensuite placé dans le cercueil, qui reste ouvert. Une cérémonie qui n’est point sans grandeur, et dont l’origine se perd dans la nuit des temps, s’accomplit alors au milieu d’un religieux silence : les amis, les parens, s’approchent l’un après l’autre du défunt, et implorent son pardon pour les offenses dont ils ont pu se rendre coupables envers lui. Le nom du cimetière juif est bien propre aussi à élever l’âme ; il s’appelle Beth Chajim, maison des vivans, traduisant ainsi énergiquement le dogme de la vie future. Les rangs, les distinctions disparaissent dans cette commune et dernière demeure : les Juifs n’admettent point de luxe dans les cercueils, dans les tombeaux ; point d’architecture sépulcrale aux lieux où repose simplement la poussière dans la poussière. C’est tout au plus si les tombeaux de grands rabbins se distinguent par une élévation de terre couverte d’une dalle portant une inscription en leur honneur.

Dans toutes les grandes villes de la Hollande, les Juifs ont un cimetière particulier. À La Haye, ce cimetière se trouve hors de l’enceinte de la ville, à droite du chemin qui conduit vers Scheveningue ; il est enclos d’un mur de briques et ombragé par les grands arbres de cette charmante promenade. Une poignée de terre, que l’on dit avoir été apportée de la Palestine, est placée dans un sac sous la tête du mort, ou répandue sur ses yeux, pour qu’il puisse dormir du sommeil de ses pères et dans le souvenir de la patrie. Quand la fosse est recouverte, les assistans se retirent en silence. À ce moment, dit une tradition ancienne, un ange descend et frappe sur les planches de la bière ; il demande au trépassé quel est le passage des Écritures saintes qui se rapporte à son nom[17] ; si le mort ne répond point, l’ange s’éloigne tristement. Je me hâte d’ajouter qu’on peut être très bon Juif et ne croire à aucune de ces fictions, qui sont purement traditionnelles. L’esprit et le sens de la légende sont d’ailleurs très transparens ; les rabbins ont voulu par là obliger les Juifs à la lecture et à l’étude de la loi. Après la cérémonie de l’enterrement, les plus proches parens rentrent chez eux, et alors seulement ils rompent le jeûne qu’ils ont dû observer depuis le matin des funérailles. Les lois qui concernent le deuil sont très sévères. Une des expressions de la douleur, en usage chez toutes les nations de l’antiquité, consiste pour l’homme à déchirer ses vêtemens ; les Juifs pratiquent encore cette lacération. Pendant sept jours, l’Israélite soumis au deuil ne doit se livrer à aucune affaire ni à aucune transaction commerciale ; il s’abstient du rasoir et de toute toilette ; assis sur une chaise moins élevée que de coutume, il reçoit les condoléances des visiteurs. Ces pratiques étonnent ; mais quand on songe que c’est en grande partie à l’observation de tels usages que la race juive doit sa perpétuité, on admire la politique de Moïse, et après lui la politique des scribes, qui ont voulu isoler Israël au milieu des nations anciennes et modernes, en l’enveloppant de ses traditions comme d’une armure.

Dégagée de ces superstitions, de ces rits et de ces ordonnances rabbiniques, la religion des Juifs modernes ne manque pas d’élévation. Il existe treize articles de foi auxquels tout bon Israélite doit adhérer. Les Juifs croient à un Dieu unique et indivisible, créateur de l’univers, aux récompenses et aux châtimens de l’autre vie, à la venue d’un Messie, à la résurrection des morts. Une science cultivée par quelques adeptes en dehors de la religion proprement dite est la cabale, sorte de théosophie orientale où, à travers beaucoup de ténèbres, percent quelques rayons de sublime lumière[18]. Il existe à Amsterdam deux séminaires israélites : l’un, créé par les Juifs portugais du XVIIe siècle ; l’autre, destiné aux Juifs allemands, et qui est d’une date plus récente. Quelques élèves remarquables sont sortis de ces pépinières de jeunes lévites, établies à Amsterdam depuis la chute des grandes écoles que les Juifs espagnols et portugais avaient fondées dans la Péninsule. Longtemps les chrétiens furent tributaires des Juifs pour la version des livres saints, et même dans des villes universitaires où autrefois les Israélites n’étaient pas tolérés, on aimait à s’entourer de Juifs érudits pour approfondir le texte hébreu. On prétend aussi que les ministres protestans chargés de la traduction de la Bible ont profité de leurs lumières dans la langue qu’aimait à cultiver au XVIIe siècle la savante Anne-Marie Schuurmans. Aujourd’hui, après les travaux des grands orientalistes Schultens et van der Palm, les études hébraïques sont beaucoup plus répandues parmi les chrétiens, et le consistoire protestant s’occupe en ce moment, dans les Pays-Bas, d’une nouvelle traduction de la Bible en langue nationale. Celle qui existe est d’ailleurs un vrai monument littéraire. Elle fut ordonnée par le synode de Dordrecht de 1618 à 1619, on s’accorde à la trouver énergique, majestueuse et puissante ; mais on lui reproche de ne plus être à la hauteur des nouvelles recherches sur les racines de la langue hébraïque. Le parti orthodoxe, auquel il faut toujours rattacher le nom de M. Groen van Prinsterer, et qui se distingue par une haine vigoureuse de toutes les innovations, s’oppose à un essai d’interprétation nouvelle que le progrès de la science philologique a pourtant rendu inévitable. Seuls d’ailleurs les Israélites possèdent les lumières traditionnelles qui peuvent jeter du jour sur un texte obscurci par le temps. La littérature hébraïque, en dehors de la Bible et du Talmud, offre d’abondans témoignages de la souplesse et de la pénétration de l’esprit israélite ; on étonnerait peut-être bien des gens en leur disant qu’Il y a des milliers de livres écrits en hébreu sar l’histoire, sur la politique, sur toutes les sciences. Les Juifs instruits parlent avec admiration de cette littérature, qui a surtout ses initiés en Allemagne et en Russie.

En Hollande, chaque synagogue se gouverne elle-même et pour voit aux besoins de ses pauvres[19]. Comme cette organisation est calquée à peu de chose près sur le mécanisme de la charité mutuelle que nous avons vu fonctionner dans les Pays-Bas, nous ne nous l’arrêterons point. Il suffira de dire que, relativement à leurs ressources matérielles et à leur proportion numérique (on compte près de 64,000 Juifs dans la Néerlande), la population israélite fait peut-être plus de bien que celle des autres communions religieuses. En présence d’un système de secours si fortement constitué, la justice oblige de reconnaître que le sentiment chrétien a développé, fécondé sans aucun doute les germes de la solidarité humaine, mais que ces germes existaient néanmoins dans l’ancienne loi mosaïque. Les Israélites ont des maisons d’orphelins à eux : sur le frontispice de ces établissemens est écrite l’époque de la fondation ; seulement les Juifs ne datent point comme nous. Ils comptent le nombre d’années qu’ils supposent s’être écoulées, non depuis la venue de Jésus-Christ, mais depuis la création du monde. 5,616 ans est l’âge qu’ils assignent à la terre[20]. Les Juifs commencent leur année à l’équinoxe d’automne. C’est une opinion reçue parmi eux que le monde fut créé le jour de leur nouvel an.

Il existe dans la Néerlande cinquante écoles juives autorisées par le gouvernement et un certain nombre d’institutions particulières. Bien des Juifs libéraux ne craignent même point d’envoyer leurs enfans dans les écoles publiques, où jusqu’ici on enseignait la morale sans application aucune aux diverses croyances qui divisent le pays ; l’instruction purement religieuse était donnée en dehors de l’école. Cet état de choses a été fortement attaqué dans ces dernières années par te parti ultra-protestant, et, malgré une vive résistance, la majorité des états-généraux semblait naguère disposée à le suivre dans cette voie. Quelques esprits sérieux et désintéressés envisagent une telle réforme avec une tristesse profonde. — La réunion, disent-ils, d’enfans catholiques, réformés, israélites, sous la même discipline pédagogique, était pour eux une excellente école de tolérance religieuse. Dans un pays où les sectes abondent, où la division existe dans la division même, la séparation dans la séparation, il était bon qu’il l’eût un terrain neutre sur lequel les adolescens pussent se réunir et apprendre de bonne heure le respect qu’on doit à toutes les convictions désintéressées. — L’éducation des filles israélites a été longtemps négligée en Europe, sans doute par un reste du préjugé qui règne dans tout le Levant sur la condition de la femme, car le judaïsme trahit à chaque pas son origine orientale. Un tel reproche ne saurait être adressé maintenant aux familles juives de la Hollande. Grâce à cette culture intellectuelle des deux sexes, grâce aussi à la situation relativement heureuse dont les Israélites ont joui dans les Pays-Bas durant deux siècles, avant leur complet affranchissement, on trouve aujourd’hui des représentans de la race hébraïque dans toutes les carrières libérales, dans le barreau et la magistrature[21], dans l’enseignement[22] comme dans la littérature, la presse et les arts[23].

Les mœurs des Israélites modernes diffèrent en Hollande selon l’origine des familles qui se sont établies sur cette terre de tolérance et de liberté. La grande prospérité des Juifs portugais a disparu avec le temps ; mais ils continuent de former une congrégation distincte, dont les membres, attachés les uns aux autres par le lien des souvenirs, tiennent généralement dans la société une place honorable. Guidés par un jurisconsulte célèbre, Jonas Daniel Meyer, et par un magistrat recommandable, Charles Asser, les Juifs allemands ont, depuis la fin du dernier siècle, fait d’heureux efforts pour se relever. Plus séparée toutefois du reste de la population, concentrée à Amsterdam et à La Haye dans un quartier spécial, presque exclusivement livrée au commerce de détail, la masse des Israélites allemands présente encore les traits d’une dégradation historique. Qu’on pénètre dans les rues sombres, étroites, sinistrés, qui avoisinent leurs synagogues à Amsterdam : là fourmille, pullule toute une génération étrange. Les portes basses des maisons laissent passer de jeunes filles à demi vêtues, les cheveux noirs relevés négligemment sur le derrière de la tête à la manière antique. Quelque fois une femme centenaire, enveloppée dans sa couverture comme la nation juive dans son antiquité, muette, immobile, assise sur quelque débris de chaise, promène autour d’elle des regards indifférens. La vieillesse des individus dans la vieillesse de la race a quelque chose de mystérieux qui commande le respect. Du reste, aucuns signes de décadence ; les enfans poussent comme des jets vigoureux sous la misère des vêtemens, et c’est parmi ces pauvres filles israélites que se conserve encore un des types de beauté les plus dignes de l’admiration des artistes. Israël a gardé d’ailleurs jusque dans les cités du nord les habitudes de la vie sous la tente. La cuisine se fait en plein air ; le bruit des poissons frits qui babillent au fond de la poêle alterne avec les cris des enfans qui jouent, avec la voix des parens qui annoncent leurs marchandises. La vente se pratique au milieu de la rue ; les marchands tiennent boutique sur le pavé. Des débris de ménage, de garde-robe, de mobilier, tout ce qui n’a déjà plus de nom dans les langues humaines, les reliques de tous les cultes, des crucifix, des images de dévotion, ils tiennent tout. La poésie des guenilles s’étale à chaque pas ; ces haillons racontent des existences humaines. Toutes les décrépitudes de la coquetterie, de la gloire, de la beauté, les vieilles robes et les vieux galons, sont la tristes, consternés, maniés par la foule qui les examine et qui rit. Les Juifs brocantent ces lambeaux informes ; ils fondent l’anneau de mariage, dont l’or est du moins resté pur. Dans ces rues fangeuses et humides, où une sueur verte baigne les pavés, où de pâles visages se dessinent sur des murs livides, où se confondent toutes les vieilles ferrailles rongées de rouille et les morceaux de pourpre rongés de vermine, quelques inscriptions de boutique, écrites dans une langue mystérieuse et morte, appellent les regards étonnés. Quelquefois ces caractères hébraïques tracent des phrases construites dans l’idiome d’Israël ; le plus souvent les signes seuls sont étrangers, et les mots sont hollandais.

On a fait de tout temps peser sur les Juifs une accusation de rapacité qui s’appuie malheureusement sur des faits peu contestables, mais qui devrait, pour rester juste, atteindre surtout les classes inférieures de la famille israélite. Il faut se souvenir que la condition de ces classes n’a guère changé depuis le moyen âge. Après les avoir forcées à s’abattre sur le lucre, comme sur la seule ressource qu’elles avaient pour fléchir l’intolérance de leurs maîtres, on a ensuite rejeté sur elles ce que cette pratique obstinée du gain pouvait avoir d’odieux[24]. Quand on creuse les faits, on trouve que les classes inférieures d’Israël participent à certains vices dans un degré moindre que les classes abaissées qui les entourent. Parcourez les annales du crime : y trouvez-vous beaucoup de noms d’origine hébraïque ? On peut attribuer cette sorte de supériorité morale au système si parfait de charité qui règne parmi les Juifs, et qui prévient ainsi, en réduisant la misère, les tentations brutales d’où procède le sombre troupeau des crimes. Il faut en même temps reconnaître que les principes de moralité qui forment le fondement du christianisme constituent aussi le fondement de la religion juive. Non-seulement les riches exercent l’assistance envers les malheureux ; mais ce qu’il y a chez eux de caractéristique, c’est la charité du pauvre envers le pauvre. La veille de la pâque, leur grande fête, les portes des plus humbles maisons sont ouvertes : un plat, un couteau, une fourchette, reposent sur la table frugale ; quiconque manque de nourriture et d’un toit pour célébrer cette fête sacrée peut entrer bravement et s’approcher du siège qui lui est réservé. Qu’il soit étranger, qu’importe ? Il est Hébreu, c’est un frère dans le besoin : à ce titre, il sera le bienvenu. Les vertus d’Israël sont surtout des vertus domestiques. Les Hollandais se distinguent, comme on sait, par la vie de famille, par le bonheur et le repos de leur foyer. Sur ce terrain, les Juifs égalent la race batave, si même ils ne la surpassent. Depuis les classes riches jusqu’aux plus indigentes, l’affection, la tendresse, les bons rapports entre les parens et les enfans forment les principaux traits d’un intérieur israélite. Souvent trois et quatre générations successives habitent ensemble sous un toit commun ; on n’entre point sans un sentiment de respect dans ces maisons, qui respirent une sorte de piété antique pour la vieillesse, pour la fécondité, cette bénédiction de la femme. Une race qui emporte avec elle de pays en pays les os de ses pères, c’est-à-dire leurs traditions, leurs exemples, devait honorer par-dessus tout les qualités patriarcales. Content de peu, le Juif se soumet aisément à sa condition, derrière laquelle il adore en silence la main de la Providence divine. L’esprit d’ordre et la tempérance lui tiennent lieu des richesses qu’il ne peut acquérir.

Le cachet de la race est son caractère industrieux ; mais il faut encore distinguer ici les traits qui appartiennent aux deux branches du judaïsme. Les Juifs espagnols et portugais ont établi leur quartier-général à Amsterdam et à La Haye, où ils ont continué de cultiver le commerce, la littérature et les sciences ; les Juifs allemands au contraire, pousses par un esprit d’entreprise et par l’amour du travail, moins scrupuleux peut-être sur les moyens de gagner leur vie, plus impatiens de trouver par eux-mêmes une voie qui les conduisît à l’aisance et à la fortune, se sont répandus dans toutes les Provinces-Unies. On les retrouve jusque dans les villages. À l’extrémité de la Hollande septentrionale, il est une île oubliée et comme perdue dans les flots du Zuiderzée : c’est l’île de Wieringen. Eh bien ! là j’ai trouvé une famille israélite[25]. Le temps a d’ailleurs amené dans la situation morale des Juifs allemands établis sur le sol des Pays-Bas des changemens heureux. Partout cette race longtemps abaissée se relève, partout elle profite de la liberté civile et des progrès de la bienveillance publique à son égard pour secouer le linceul de misère, d’ignorance et d’abjection qui l’enveloppait.

Les Israélites hollandais ne se sont point attachés uniquement au commerce. La ville d’Amsterdam est aujourd’hui la seule qui possède de grands ateliers pour la taille du diamant. Cette industrie, qui a eu Gand pour premier théâtre[26], occupe en Hollande un nombre considérable d’ouvriers, et la plupart de ces ouvriers sont juifs. Les efforts tentés dans ces dernières années pour implanter la taille du diamant à Paris et à Londres ont tous échoué. Cette opération exige en effet des études et une habileté toutes particulières. Lorsque les pierres arrivent dans les diamanteries d’Amsterdam, on retient ce qui est propre à être taillé, fendu, haché ; le reste se vend en masse pour faire de petites roses. C’est à Anvers que la rose se fabrique particulièrement. Une grande difficulté du métier consiste à déterminer sur la vue du diamant brut ce qu’il deviendra entre les mains de l’ouvrier. La pierre est alors couverte d’une surface plus ou moins rugueuse qui voile la couleur réelle et la qualité de l’eau. Il existe bien certaines règles, mais il s’en faut de beaucoup que ces règles reposent sur un principe invariable. Le diamant déconcerte souvent l’ouvrier qui le taille par les transformations les plus inattendues. Quelques diamans jaunes ou bruns perdent leur teinte originelle par le travail, d’autres au contraire changent du limpide au brun sur le métier. Il est nécessaire de prévoir toutes ces transformations, si l’on ne veut point s’exposer à des pertes énormes. Une telle connaissance exige une grande sûreté de coup d’œil et en quelque sorte certaines transmissions héréditaires. Cela ne s’acquiert point, c’est un instinct naturel. Il faut, comme disent les directeurs d’atelier, être né dans la chose.

Une société établie à Amsterdam pour la taille du diamant possède à elle seule trois ateliers, dans lesquels on occupe six cents ouvriers, sans compter les aides et les apprentis. La quantité de la matière taillée varie suivant l’arrivée du diamant brut, mais on peut évaluer cette quantité à 200,000 carats[27] par an. Cela représente une valeur de 10 millions de francs. La nature des travaux sépare les ouvriers diamantiers en deux catégories, les tailleurs et les polisseurs. Les tailleurs rentrent dans la condition ordinaire des salariés ; on les paie à la pièce ou au carat. Les polisseurs paient le loyer des places qu’ils occupent et tous les objets nécessaires à leur travail. Cette circonstance demande une explication. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, chaque ouvrier polisseur travaillait chez lui. Il avait une machine qu’il faisait tourner par des hommes. Les entrepreneurs se sont réunis et ont bâti des fabriques où le mouvement est fourni soit par la force des chevaux, soit par la force de la vapeur, et où les ouvriers paient en retour aux maîtres une somme déterminée. Les maîtres ont trouvé à ce changement un grand bénéfice, et les ouvriers un certain avantage. La rétribution dépend de l’habileté de chacun et varie de 25 jusqu’à 100 francs par semaine, elle va même quelquefois au-delà. Sauf les chômages, la condition des diamantiers serait donc relativement heureuse et supérieure à celle de tous les autres ouvriers. Malheureusement l’industrie du diamant, comme la première industrie de luxe, est aussi la première atteinte par les crises politiques et commerciales. Lorsque j’étais à Amsterdam, les diamanteries souffraient beaucoup de la guerre d’Orient. Les ouvriers travaillent pendant l’hiver jusqu’à huit heures du soir ; les salles sont éclairées au gaz. Un jour par semaine, le jeudi, ils travaillent quinze heures, afin de regagner la perte du samedi, qui est la fête du sabbat, le dimanche des Juifs. Il est curieux de voir l’indifférence avec laquelle ces mains noires traitent les parcelles de carbone cristallisé auxquelles les femmes et les capitalistes attachent un si grand prix. Quelques-uns des ouvriers, me disait un contre-maître, prendraient peut-être des ciseaux ou tout autre objet ; ils ne prennent jamais un diamant. Les diamantiers paient d’ailleurs tout ce qu’ils perdent et au-delà : ils restituent 60 florins pour ce qui en vaut 30. Quelques-uns de ces ouvriers sont de véritables artistes. Toutes les grandes pierres trouvées depuis cinq années dans les mines du Brésil ont été façonnées à Amsterdam, dans les ateliers de M. Coster. L’habileté de ces ouvriers d’élite est un secret pour eux-mêmes ; « on se garde bien, me disait un directeur, de leur révéler leur valeur, ils deviendraient trop exigeans. » C’est là que fut traitée la fameuse Étoile du Sud, Ce diamant a été poli en quatre mois par un seul ouvrier. On le forçait quelquefois d’interrompre son travail et de reprendre haleine sur des diamans de moindre prix, tant il avait conçu pour son œuvre une sorte d’attachement passionné. J’ai vu ce brillant au moment où il venait d’être achevé ; il était éblouissant, il brûlait les yeux. De tels ouvrages ne sont plus payés selon le tarif ordinaire ; l’artiste reçoit en secret une gratification sur laquelle il doit garder le silence.

L’industrie du diamant n’est pas la seule qui prospère entre les mains des Israélites dans les Pays-Bas. La race juive est douée de facultés fortes et variées ; si ces facultés ne s’exercent point partout ailleurs, c’est sans doute la faute des circonstances. Les deux groupes israélites de la Hollande ont pu suivre leurs inclinations et servir, chacun dans la mesure de ses forces, le pays qui leur donnait asile. Les Juifs espagnols et portugais, par leurs capitaux, par leurs relations, ont donné une impulsion au grand commerce avec l’Espagne, le Portugal, l’Italie, le Levant et les deux Indes. Les Juifs allemands ont rendu un service économique en découvrant une valeur commerciale dans des objets qu’on laissait perdre. Enfin les uns et les autres ont pris une part considérable au développement de la Néerlande.


III

L’action de l’émigration portugaise et allemande ne s’est pas toutefois circonscrite aux Pays-Bas. On la retrouve sur presque tous les points du monde où la race juive s’est élevée à un haut degré de culture intellectuelle, en Angleterre par exemple et aux États-Unis. Ainsi s’agrandit le rôle des Juifs de Hollande, qui nous apparaissent comme les dépositaires des plus nobles traditions de la race, et qui n’ont pas cessé de diriger le mouvement des idées israélites. Ce n’est d’ailleurs pas quitter la Néerlande que de suivre un écrivain néerlandais dans ses recherches sur la condition de ses anciens frères, dont les ancêtres ont été mêlés à la vie de ses ancêtres, et dont les destinées actuelles sont un développement, une continuation du même ordre de faits. En étendant le cercle de ses études à l’Angleterre, à quelques parties de l’Allemagne qui confinent au royaume des Pays-Bas, et à certains états du Nouveau-Monde, M. da Costa a cédé à des considérations que je dois indiquer. Il existe un lien entre la situation des Juifs néerlandais et celle des Juifs anglais et américains, puisque la plupart de ces derniers sont partis des Pays-Bas ou des côtes de l’Espagne. D’un autre côté, les Israélites fixés en Allemagne (surtout ceux de la Westphalie) conservent avec les Juifs germains qui vivent en Hollande des rapports d’origine et de solidarité morale qu’il est impossible de méconnaître. Si ces raisons ne justifient point entièrement le plan, à la fois trop vaste et trop restreint, de M. da Costa, elles serviront du moins à l’expliquer. L’historien ne s’est point occupé de la France, où les Juifs occupent pourtant une haute position sociale, sans doute parce que leur émancipation les assimile maintenant en France à tous les autres citoyens, et parce qu’ils demeurent à peu près étrangers aux traditions des Juifs néerlandais.

Les Israélites établis en Hollande ne regardaient point sans un œil d’envie de l’autre côté de la mer ces belles côtes de la Grande-Bretagne, ces marchés, ces ports florissans qui ouvraient une perspective nouvelle à leur esprit d’entreprise. Ce fut sous le protectorat d’Olivier Cromwell que les Juifs firent une première démarche pour obtenir leur l’établissement légal en Angleterre[28]. Le rabbin hollandais Menasseh ben Israël fut chargé de cette négociation délicate. Le protecteur convoqua une assemblée d’ecclésiastiques, de juristes, de marchands, à White-Hall, et là il leur soumit la question. Dans cette réunion solennelle, il se déclara lui-même chaudement et ouvertement en faveur de la réadmission des Juifs. Un témoin auriculaire rapporte qu’il n’avait jamais vu le protecteur si éloquent que dans cette circonstance. Ce fut en vain, la majorité se montra opposée à la mesure. Quelques monumens de l’époque semblent indiquer que les Juifs étaient retournés sans bruit dans la Grande-Bretagne avant la restauration de 1656. Charles II les rétablit officiellement, et aussitôt après leur rappel ils fondèrent une synagogue à Londres[29]. L’histoire impartiale aime à reconnaître que les familles israélites contribuèrent à la prospérité du royaume et à l’accroissement de la navigation, en exportant les produits des manufactures, surtout les articles de laine. On ne découvre pourtant qu’en 1723 des traces de leur incorporation comme sujets britanniques. Les Juifs peuvent aujourd’hui témoigner en justice, ils peuvent remplir différentes fonctions publiques, mais la même indulgence ne s’étend point encore à leur entrée dans le parlement. Ils ne sont d’ailleurs séparés de cet honneur national que par un serment, ou pour mieux dire, par les termes du serment : « Je jure sur la foi du chrétien… » En principe ils sont admissibles, en pratique ils ne sont point admis. La chambre des communes avait naguère renversé cet obstacle ; la chambre des lords vient de le maintenir. Personne n’ignore que dans le mécanisme des institutions constitutionnelles auxquelles la Grande-Bretagne doit ses libertés, l’aristocratie anglaise représente l’élément de résistance ; mais cet élément n’est point inflexible. Sa force consiste précisément à céder devant les circonstances. L’opinion s’est depuis longtemps prononcée contre les incapacités politiques, dernières traces de l’intolérance religieuse et des âges de barbarie, et comme en définitive dans ce pays de publicité c’est toujours l’opinion qui devient souveraine, la cause des Juifs est assurée de triompher. La ville de Londres en particulier ne cesse de protester contre un usage suranné, en portant à chaque élection dans la chambre des communes un membre Israélite à qui il est interdit de siéger, mais dont l’absence même indique le vœu des habitans. Un fait récent et significatif est encore la nomination d’un Juif, M. David Salomons, à la dignité de lord-maire. Tout cela prouve que la loi est sur ce point en arrière des mœurs » Quant aux Juifs anglais, ils attendent en silence le retrait des dernières dispositions légales qui s’opposent, dans la Grande-Bretagne, à l’exercice de tous leurs droits politiques. Israël est le, peuple de l’attente. Patient comme Dieu, parce qu’il se croit éternel, il s’appuie sur le temps, qui use et vieillit toutes les institutions humaines, mais qui travaille pour les races opprimées.

Les Juifs anglais se divisent, comme les Juifs hollandais, en familles d’origine portugaise et en familles d’origine allemande. Contrairement toutefois à ce que nous avons observé en Hollande, les Israélites dont les ancêtres ont longtemps séjourné en Espagne et en Portugal sont généralement soumis en Angleterre à une condition assez malheureuse. L’orgueil est leur défaut dominant et la source de leur infortune. Drapés dans une sorte de fierté héréditaire, ils négligent ou dédaignent le plus souvent les moyens de parvenir à une meilleure situation. Quant aux Juifs allemands, ils ont profité des avantages d’une longue paix mêlée de liberté pour accroître non-seulement leurs richesses, mais aussi leurs lumières, leur influence et leurs relations sociales, Le moraliste fait des vœux pour que ces deux branches du judaïsme se rapprochent dans un avenir peu éloigné. L’une et l’autre gagneraient au contact et à l’échange de qualités diverses. Quelques faits permettent déjà d’espérer que cette union s’accomplira et que ces vaines distinctions d’origine s’effaceront sur le terrain de l’unité britannique. On peut citer comme un présage heureux de cette union désirable une Institution littéraire et scientifique, récemment fondée à Londres pour tous les Juifs en général, et qui ouvre ses classes, son excellente bibliothèque, à l’Israélite espagnol comme à l’Israélite allemand.

En dehors des distinctions d’origine, on peut diviser la masse des Juifs anglais en trois classes. La catégorie inférieure habite les antres de White-Chapel et les repaires de Petticoatlane. Ces pauvres gens se livrent au trafic des haillons, des verres cassés, des os, des vieux habits. Quelques-uns travaillent dans les manufactures de cigares. C’est le dimanche matin qu’il faut pénétrer dans ces rues étroites, sous ces sombres hangars, dont les murs s’écroulent de vieillesse, et où de mornes chandelles allumées en plein jour triomphent difficilement de l’obscurité humide qui vous enveloppe. Les visages n’ont, je l’avoue, rien de très rassurant, et de bonnes âmes vous préviennent charitablement de veiller sur votre foulard. Les Juifs de la classe moyenne s’attachent au commerce des joyaux, des vêtemens et des objets de confection ; quelques-uns d’entre eux possèdent dans la ville de Londres des magasins considérables. La vente en gros des fruits et surtout des oranges est entre leurs mains. Cette branche de commerce n’est point sans importance : il se vend dans les rues de Londres, année commune, 15 millions d’oranges, qui représentent environ une somme de 40,000 liv. sterl. Très peu d’Israélites colportent eux-mêmes ces fruits, la vente de détail est presque tout entière dévolue aux rudes Maltais ; mais quiconque, aux approches des fêtes de Noël, se promène du côté de Duke’s place peut s’assurer, par ses propres yeux, que le marché est essentiellement juif ; — Au-dessus des pauvres habitans de White-Chapel, au-dessus des riches marchands de la Cité, les banquiers, les agens de change, les artistes, les lettrés, forment enfin ce qu’on peut appeler la classe supérieure de la population juive de Londres.

Les qualités morales des 36,000 Israélites fixés depuis un temps plus ou moins long sur le sol de la Grande-Bretagne ont fort occupé depuis quelque temps les ministres de l’église anglicane, qui opposent dans leurs écrits, « non, disent-ils, sans quelque honte, » les vertus des Juifs à la dépravation des chrétiens. M. Mills, un ecclésiastique réformé, affirme que les Juifs pauvres se distinguent par leur tempérance et par leur hospitalité. Un rapport dû à un physiologiste célèbre, M. Grainger, établit que le choléra, toutes proportions gardées, a fait moins de ravages, dans la classe pauvre, parmi les Juifs que parmi les chrétiens. L’auteur attribue cette circonstance favorable aux excellentes mœurs des Israélites, et (le croirait-on ?) à leur propreté. On voit qu’en Angleterre, comme en Hollande, le Juif actuel n’est plus le Juif de la tradition. Le culte de l’intelligence forme parmi les enfans d’Israël, avec le culte de l’humanité, un des traits de leur religion, qui s’épure. Les écoles et les hôpitaux fondés par les libéralités des membres de la congrégation s’élèvent comme à l’envi autour de leurs églises. L’éducation se répand jusque dans les classes obscures ; les écoles gratuites reçoivent un nombre considérable d’enfans des deux sexes. Des hommes remarquables[30] et même des femmes distinguées attestent les heureux résultats de cette diffusion des lumières. Je ne citerai parmi les femmes israélites que Mlle Grace Aguilar, morte Il y a quelques années, et dont les romans, les nouvelles, les écrits moraux méritent de figurer parmi les bons ouvrages de second ordre. Ce que l’on aime à trouver dans son talent simple et délicat, c’est un certain parfum de poésie biblique, l’amour de son antique race et ce culte de la vie de famille que la langue anglaise exprime si bien sous une plume habile. La reconnaissance des Juifs pour les nations protestantes qui les ont recueillis dans un temps où ils erraient proscrits sur toute la terre a quelque chose de touchant et de profond. Ce bon accord ne repose point uniquement sur un service rendu, il s’appuie sur une conformité de croyance religieuse et sur une notion commune des devoirs. Israël aime à reconnaître dans le christianisme réformé ses propres doctrines sur l’unité de Dieu, l’immortalité de l’âme, l’inspiration des Écritures et la pratique des vertus domestiques. Les deux cultes proscrivent les images, et rien ne ressemble à un temple protestant comme une synagogue. Les Juifs s’appuient sur l’autorité même de Jésus-Christ pour affirmer le lien qui les unit à la religion anglicane ; « le salut, dit l’Évangile, vient des Juifs, salus ex Judœis est. » Les trois grands cultes qui couvrent le monde de leur influence, le catholicisme, le protestantisme et le mahométisme, procèdent du judaïsme comme d’une origine commune. Le fleuve ne doit point renier sa source, l’arbre ne doit point mépriser ses racines.

Les synagogues anglaises, se gouvernent elles-mêmes par une sorte de petit parlement électif, dont les membres se renouvellent chaque année. Quoique fixés par des intérêts considérables sur le sol de la Grande-Bretagne, les Israélites anglais ont encore les yeux et le cœur tournés vers leur antique patrie, vers la terre de Chanaan. Les familles juives forment les pierres vivantes du temple, et tant que les pierres sont debout, quoique dispersées, l’espoir de la reconstruction n’est point éteint. Il faut d’ailleurs, selon eux, que les prophéties s’accomplissent[31]. Les derniers événemens de la guerre d’Orient ont ranimé ces espérances. Un mémoire a été adressé tout dernièrement par quelques Juifs anglais au lord-maire de Londres, pour que celui-ci provoquât un meeting tendant à favoriser la restauration des Israélites à Jérusalem. « Un conflit, dit ce mémoire, entre les deux grandes églises chrétiennes, touchant les droits de chacune sur la Terre-Sainte, a donné naissance à la dernière guerre. Ces droits demeureront instables aussi longtemps que les sentimens religieux des deux puissances rivales resteront appuyés sur l’état actuel des choses. En conséquence le débat peut renaître d’un jour à l’autre et éclater en une conflagration générale. Le peuple juif est, par son ancienne occupation des lieux et aussi par la promesse divine de restauration qu’il a reçue, le seul propriétaire légitime de la Terre-Sainte. Cette circonstance a été perdue de vue par les hommes durant la guerre, mais elle n’échappera pas aux yeux du Tout-Puissant dans le temps de la paix. Aujourd’hui les relations amicales de la France et de l’Angleterre, et de ces deux nations avec la Turquie, présentent une occasion favorable au-delà de toute attente pour réaliser les desseins avoués de. Dieu sur le l’établissement (the re-nationalizalion) des Juifs dans la Judée. »

J’ai dû signaler cette demande comme un exemple de la foi vivace des Israélites dans l’impérissable existence de la patrie. Ce noble sentiment a résisté chez les Juifs modernes à l’action du temps, à toutes les tortures et à tous les exils. Un peuple qu’on suit dans l’histoire à une trace de sang, et qui, malgré tout, transmet d’âge en âge à ses enfans une religion nationale, cause de toutes ses in fortunes, ne mérite point le mépris dont on l’accable encore dans quelques parties de la terre. Aux yeux des croyans, cette longue humiliation est un châtiment ; aux yeux des penseurs, c’est une épreuve. Le peuple juif donne depuis des siècles une grande leçon à tous les peuples du monde, qui peuvent perdre en un jour leur gouvernement, leurs lois, leur sol natal. En emportant avec lui ses traditions, son histoire, le respect de ses ancêtres et ses espérances, Israël a emporté la patrie à la semelle de ses sandales. Fort de ses croyances populaires, il a subi toutes les servitudes, mais il n’en a accepté aucune. Dispersé, maltraité, errant sur toutes les mers et toutes les terres, il a su incarner en lui la liberté de conscience et la revendication de la nationalité. Toute race qui souffre ainsi pour un droit a une grande mission dans l’histoire.

L’Allemagne a été dans ces derniers temps le centre d’un vaste mouvement israélite. L’établissement des Juifs dans les états germaniques remonte à des âges reculés. La synagogue de Worms est une des plus anciennes de l’univers ; on suppose qu’elle fut bâtie à l’époque de la construction du second temple de Jérusalem. Deux lampes toujours allumées brûlent dans cette synagogue en mémoire de deux martyrs qui ont sacrifié leur vie pour défendre les autres Juifs. La haute antiquité de la synagogue de Worms repose d’ailleurs plu tôt sur une légende traditionnelle que sur des titres historiques. Il est plus raisonnable de croire que les Juifs arrivèrent en Allemagne aussitôt après la destruction du second temple. Les Israélites germains vécurent longtemps dans une abjection imméritée. Lessing, un des premiers, attaqua en Allemagne le préjugé populaire contre le judaïsme ; mais la réhabilitation des Juifs est principalement due à Mendelssohn, l’aïeul du célèbre compositeur. Mendelssohn, né à Dessau, en 1729, de parens pauvres, releva magnifiquement par de courageuses études l’honneur de sa race. Philosophe formé à l’école de Platon et de Maimonide, il apprit à ses concitoyens tout ce qu’il l’avait de sève intellectuelle dans ce rameau judaïque longtemps comprimé. Durant le XVIe et le XVIIe, siècle, l’ignorance semblait avoir été le partage fatal des Juifs allemands. Le mouvement de la première révolution française vint en aide à la cause des Juifs dans la plus grande partie de l’Allemagne, mais surtout dans la Westphalie. Ces conquêtes légales furent néanmoins soumises à des reviremens historiques. Dans l’intervalle qui sépare 1813 de 1856, on peut distinguer deux périodes animées chacune d’un mouvement contraire, une période de réaction contre les idées françaises, réaction qui atteignit son point culminant en 1820, et une période de renaissance pour les principes de 89, renaissance qui commença avec la révolution de 1830. Ce ne fut pas seulement dans les états monarchiques de l’Al lemagne que se manifesta, de 1813 à 1830, la réaction contre les droits acquis par les Juifs. Les villes libres de Francfort, Lubeck et Brême prirent des mesures pour restreindre les libertés dont jouissaient les habitans Israélites depuis quelques années. En 1830, il s’éleva dans presque toute l’Allemagne une génération de Juifs libéraux. Leurs idées se répandirent et se développèrent avec une éner gie inconnue jusque-là. Uni de cœur et d’intérêts aux principes de la Jeune-Allemagne, le nouveau judaïsme vint renforcer le parti du mouvement. Il réclamait l’émancipation complète des Juifs. 1848 éclata au milieu de cette fermentation morale. Les libéraux juifs de toutes les nuances prirent une grande part aux événemens de cette année en Bohême et en Hongrie. Un bon nombre des journaux, les plus lus en Prusse et en Autriche, étaient rédigés par des Israélites. Plusieurs députés juifs siégèrent dans la diète de Francfort et dans l’assemblée nationale de Prusse à Berlin. À quelque point de vue qu’on envisage les faits de cette époque, on doit reconnaître que les Israélites ont déployé alors de grands talens dans les directions les plus variées. La révolution de 1848 améliora d’ailleurs en Allemagne les conditions des Juifs. « Jusque-là, dit M. da Costa, les droits politiques accordés aux Juifs germains étaient si restreints par les exceptions et les mesures provisoires, que l’ancienne exclusion pouvait passer pour modifiée, mais elle n’était point détruite ; elle continuait au contraire de former une partie de la constitution. »

L’Allemagne a naguère aussi donné naissance à de nombreuses célébrités juives dans les arts, dans la science, dans les lettres et dans la finance[32]. Dans une rue de Francfort habitée par les Israélites, où l’on pénètre à travers une futaie de hauts pignons et de lugubres allées, on montrait encore, Il y a quelques années, une petite maison, et dans cette maison une vieille femme à mine vénérable, assise dans un grand fauteuil, auprès d’un étroit panneau de vitres. Cette femme était la mère des Rothschild. De nombreuses écoles israélites couvrent l’Allemagne, et l’éducation l’adoucit les mœurs. Une des accusations sur lesquelles se fonde le préjugé qui existe encore contre les Juifs est la haine qu’on leur suppose contre les chrétiens. J’ai sous les yeux un document public qui dément avec une autorité victorieuse cette opinion trop accréditée. Dans le catéchisme juif de Bavière, catéchisme accepté par les synagogues, et qu’on peut dès lors considérer comme l’expression des sentimens de l’église hébraïque, je lis au chapitre des devoirs cette question : « Les lois qui règlent les rapports d’humanité d’un Juif envers un autre Juif sont-elles applicables aux non-israélites ? » Réponse : « Évidemment oui, car la loi fondamentale des devoirs, « aime ton prochain comme toi-même, » s’étend aussi bien aux Israélites qu’aux non-israélites ou aux gentils. Il est écrit en effet : « Si un étranger séjourne parmi vous, dans votre terre, vous ne le maltraiterez point ; mais cet étranger qui demeure parmi vous sera vu comme s’il était né parmi vous, et vous l’aimerez comme vous-même, car vous aussi avez été étrangers sur la terre d’Égypte. » Cette déclaration si formelle est de nature, il me semble, à désarmer les haines religieuses, et donne une idée élevée de la morale des Juifs modernes. Si ces mêmes Juifs ont longtemps vécu séparés des chrétiens, la faute de cette division doit être attribuée aux lois qui les parquaient dans certains quartiers infects des villes, dans un petit nombre d’industries déterminées et dans des limites sociales qu’il leur était interdit de franchir.

Le même lien qui unit la population juive de Hollande aux familles israélites d’Angleterre ou d’Allemagne la rapproche aussi des Israélites du Nouveau-Monde : ce lien est la communauté d’origine. Quand les enfans de Jacob furent bannis de l’Espagne, plusieurs d’entre eux, au lieu de se diriger vers la Hollande, cherchèrent un asile dans l’autre hémisphère. La découverte de l’Amérique ouvrait un vaste champ à leurs entreprises commerciales. Dans les siècles suivans, beaucoup de familles israélites dispersées dans les différens états de l’Europe, mais surtout dans les Pays-Bas, tournèrent leurs yeux vers cette nouvelle terre sainte où la liberté avait établi son temple. Les Juifs ont commencé de s’établir à New-York vers l’année 1656. Quelques pierres tumulaires portant des inscriptions hébraïques, vieilles de deux siècles, demeurent encore debout dans un des cimetières de cette ville. Aujourd’hui les synagogues sont répandues sur une immense surface de terrain, depuis les neiges du Canada jusqu’aux steppes brûlées de la Guyane. Ces synagogues, indépendantes les unes des autres, règlent séparément leurs intérêts. À New-York, à Philadelphie, dans toutes les grandes villes de l’Union, il existe des écoles, des églises, des centres d’instruction religieuse et littéraire, des sociétés pour améliorer la condition des Juifs. On trouve parmi eux des ouvriers et des artisans dans toutes les branches de l’industrie. Les Juifs ont prospéré aux États-Unis : aussi aiment-ils cette patrie adoptive d’un amour égal à celui des autres citoyens, avec lesquels ils partagent tous les fruits de la liberté. Un grand nombre d’entre eux, tous ceux qui pouvaient porter les armes, se joignirent aux Américains, lorsqu’éclata la guerre de l’indépendance. Le zèle avec lequel ils défendirent les libertés de leur patrie d’adoption a été célébré par la plupart des historiens du Nouveau-Monde, Un des motifs qui ont contribué, dans les âges militaires, à rendre les Juifs méprisables aux yeux des chrétiens, c’était précisément leur absence des armées. Cette absence ne provenait point de leur fait ; exclus généralement du droit de porter les armes, ils subissaient au contraire avec regret l’inaction et la neutralité violentes qui leur étaient imposées par les préjugés du temps. Le courage des races est d’ailleurs en rapport avec la place qu’elles occupent dans l’édifice social et avec les avantages qui leur sont accordés. Réduits à la condition d’êtres nomades et vagabonds, les Juifs du moyen âge devaient se montrer indifférens aux conflits qui avançaient ou reculaient la limite des états. Aujourd’hui les choses sont bien changées. Dès que les Israélites de l’ancien et du nouveau monde eurent des autels et des foyers, ils se levèrent avec toute la nation pour les défendre. Dans les états de l’Europe où les lois les admettent sous les drapeaux, les Hébreux modernes ont montré que l’antique valeur de leur race pastorale et guerrière ne s’était point amollie dans la pratique du commerce. Durant la guerre que l’Allemagne soutint de 1813 à 1815 pour reconquérir les droits de sa nationalité, 17,000 Israélites combattirent au service de l’Autriche. Au siège d’Anvers, en 1832, la citadelle comptait parmi ses défenseurs grand nombre de Juifs, à la noble conduite desquels le général hollandais Chassé a rendu depuis un éclatant hommage. Ces deux faits, et je pourrais en citer d’autres, prouvent que si les Israélites se montrèrent si patiens et si inoffensifs sous la main des gouvernemens qui les frappaient, il ne faut point en accuser un sentiment de pusillanimité.

L’Amérique nous présente encore le spectacle curieux d’une race primitivement agricole, mais arrachée au sol de ses pères et confinée dans les affaires commerciales, qui retourne, après des siècles, aux travaux de la terre. Les Israélites ont contribué pour une assez grande part au défrichement des déserts du Nouveau-Monde. La colonisation de la Géorgie fut entreprise en 1732. Des Juifs sans autre fortune que leur industrie, « sans autre patrie que la tombe, » tournèrent alors leurs yeux vers cette terre où, « sous sa propre vigne et sous son figuier, » chacun d’eux pourrait adorer le Dieu de ses pères sans être maltraité par les autres hommes. En 1733, quarante émigrans israélites s’embarquèrent à Londres et arrivèrent à Savannah. Au milieu des sauvages et à l’ombre des noires forêts de la Géorgie, Jehova reçut les prières de son peuple dans la langue d’Isaac et de Jacob. Cette colonie prospéra. En 1816, un jeune homme arriva des côtes de la Grande-Bretagne à New-York ; il venait chercher un asile dans le Nouveau-Monde. C’était un Juif, nommé Joseph Jonas, qui alla s’établir à Cincinnati. La ville contenait alors six mille habitans, mais pas un Juif. Aujourd’hui un assez grand nombre de familles juives florissent à Cincinnati, où elles ont fondé une synagogue.

Plusieurs Juifs portugais, quelque temps après la découverte de l’Amérique, émigrèrent au Brésil et le nombre s’en accrut par suite de leur proscription de la Péninsule. Aussitôt que les Hollandais de vinrent les maîtres de cette riche contrée, beaucoup de Juifs des Pays-Bas se rendirent aussi sur le théâtre de la conquête. L’abbé Raynal attribue en grande partie à leur industrie agricole la fertilité qui enrichit alors cette terre équatoriale ; l’industrie de la taille du diamant paraît dater de cette époque pour Amsterdam. Lorsque les Portugais reprirent le Brésil, les Israélites se réfugièrent soit sur les Antilles hollandaises ou anglaises, soit en Hollande. David Nassi et quelques autres Juifs portugais, qui étaient revenus du Brésil dans les Pays-Bas, obtinrent de la compagnie hollandaise des Indes-Occidentales une charte pour établir une colonie à Cayenne. Des familles israélites d’Amsterdam, de Livourne et d’autres villes de l’Europe s’y transportèrent. Elles jetèrent les bases de la colonie de Surinam, où elles continuèrent d’exploiter la terre. On voit que partout où les circonstances se montrent favorables et où les Juifs jouissent des mêmes avantages que les autres hommes, ils s’attachent volontiers à l’agriculture et aux arts utiles. S’ils n’ont point manifesté les mêmes aptitudes dans l’ancien monde, c’est que la loi les réduisait à l’état de voyageurs. Ils prospérèrent grandement à Surinam, où ils surent même défendre la colonie contre une escadre de Louis XIV. Les Juifs de Surinam comptaient à Amsterdam un nombre considérable d’agences commerciales. Toute cette grandeur a disparu depuis la guerre contre l’Angleterre en 1780, guerre courte, mais désastreuse pour la Néerlande.

Aux États-Unis d’Amérique, les Juifs sont admissibles à tous les emplois et à toutes les charges publiques. Un assez grand nombre d’entre eux figurent dans les tribunaux, dans l’administration des villes, dans le congrès[33]. Une constitution qui place les cultes en dehors de l’état et Dieu dans la conscience, une terre qui s’offre par tout d’elle-même à la main laborieuse de l’homme, la nature élevant toutes les sectes à la contemplation du vrai et du beau, ces avantages inspirèrent, il y a quelques années, à un Juif l’idée de fonder dans le Nouveau-Monde un état israélite. Cette proposition émut au plus haut degré les théologiens et les professeurs hébreux de l’Allemagne. Après une vive discussion, à laquelle prirent part les Juifs de toute l’Europe et de l’Amérique, le projet fut rejeté. Il fut décidé que la reconstitution de la nationalité hébraïque devait avoir lieu à Jérusalem et non ailleurs. Je n’approfondirai pas les motifs qui, en dehors du point de vue religieux, ont sans doute motivé une résolution négative[34].

Là s’arrête l’histoire des Juifs modernes, si l’on veut rester dans les limites que s’est tracées l’annaliste hollandais d’Israël, M. da Costa. On s’étonnera peut-être que, traitant des destinées générales du rameau Israélite, l’auteur n’ait point étendu ses recherches à la Pologne[35], à la Hongrie, à la Turquie, où les Juifs sont très nombreux, et se distinguent du reste de la population par des traits caractéristiques. M. da Costa n’a étudié les vicissitudes de la race juive en dehors de la Néerlande que dans les rapports qu’elles peuvent offrir avec l’histoire des Israélites hollandais. Il reste sans contredit à écrire après lui une véritable histoire d’Israël. Il y a bien aussi quelque chose de singulier dans la situation personnelle de l’auteur, juif converti au christianisme et défendant la cause de ses anciens frères. M. da Costa répondrait sans doute avec Bossuet que le chrétien est un juif accompli, et que, touché par le rayon de la grâce, il n’a pas perdu pour cela le droit de se souvenir de sa naissance, de son peuple déchiré par lambeaux et envoyé comme le corps du lévite à toutes les tribus de la terre. Il plaint le sort d’Israël, qui, aveuglé par de faux docteurs, refuse de voir dans l’Évangile la réalisation des prophéties ; mais, ayant vécu lui-même dans cette erreur, il continue de s’intéresser, dit-il, au sort d’une race providentielle, qui a été la tige de la rédemption humaine. Appuyé sur la foi du Christ, qui est venu « non pour détruire la loi de Moïse, mais pour la perfectionner, » M. da Costa se regarde comme le continuateur éclairé et logique de ses anciennes croyances. Cette position de juif converti gêne néanmoins la liberté de ses vues comme historien, et son livre, qui se distingue par quelques pages éloquentes, manque absolument de conclusion.

L’histoire des Juifs, limitée même à la Hollande, ne suffit-elle pas cependant pour autoriser quelques réflexions sur leur état présent et sur leur avenir ? C’est pour s’être considérés comme étrangers au milieu des autres peuples que les enfans de Jacob ont trop long temps souffert. Ils ne demeuraient point dans les différens états de la chrétienté : ils passaient. Voyageurs, ils cherchaient la cité future. Appuyés avec assurance sur leur foi dans la venue du Messie, ils aspiraient à l’heureux moment où Israël serait réuni des quatre coins du monde et restauré sur la terre de ses pères. Toutes leurs prières portent le témoignage de cette attente. « Convoque-nous, disent-ils à Dieu, par le son de la grande trompette, et lève l’étendard qui doit mettre une fin à la captivité ! Sois béni, Seigneur, toi qui rassembleras les exilés et qui les rappelleras dans leur patrie ! » Lorsque les Israélites arrivèrent en Hollande, ils ne réclamèrent eux-mêmes qu’une hospitalité provisoire. Tout ce qu’ils demandaient des autorités chrétiennes, c’était « un exil qui ne fût point trop dur. » L’émancipation des Juifs, œuvre de ces derniers temps, a eu pour conséquence de modifier leurs idées et leurs sentimens. Traités comme les autres citoyens, admis à tous les droits et à tous les avantages de la vie sociale, ils ont fini par trouver qu’après tout la captivité avait des charmes. La plupart d’entre eux se sont assimilés avec une ardeur extrême aux nations qui les adoptaient. De là deux conséquences, — une modification dans leurs doctrines religieuses d’abord, puis un affaiblissement dans leur esprit de race. Les Juifs doivent-ils redouter ou désirer ces conséquences ? Une réponse à cette question n’embrasse pas seulement les destinées du judaïsme dans les pays germaniques et anglo-saxons, mais dans le monde entier.

Dans le domaine religieux, on ne peut évidemment que souhaiter un accord des doctrines israélites avec la condition faite aux Juifs par la conquête de la liberté et de l’égalité civile. Quelques docteurs de l’ancienne loi peuvent s’effrayer de ce résultat, le philosophe et tous les Juifs instruits s’en réjouissent. L’abolition des incapacités et des indignités légales a déjà amené des faits heureux. Les Israélites ne séparent presque plus leurs intérêts des intérêts de la population chrétienne. La civilisation ne peut que gagner à un rapprochement qui lui assure le concours d’une race puissante et éclairée. Sans renoncer au Dieu de leurs pères, les Juifs modernes trouveront eux-mêmes dans un contact plus fréquent avec les autres doctrines morales un moyen de secouer les liens et les entraves dans lesquels les retenait jusqu’ici le rigorisme exclusif des talmudistes. Ainsi dégagé des superfétations de la loi orale, le judaïsme s’adapte, sans difficulté aucune, au mouvement des sociétés chrétiennes.

Une modification dans les préjugés de race n’est-elle pas également souhaitable ? La race juive, isolée des autres races par des exceptions et des limites légales, a conservé sous tous les climats une nationalité distincte, un type invariable. Il n’en sera plus de même sans doute lorsque, confondue avec les différens peuples de la terre sur le terrain de la liberté politique, elle aura mêlé les croyances, les usages, peut-être même le sang d’Israël à la vie des gentils. Pourquoi s’en plaindre ? Les races n’ont dans la physiologie de l’humanité qu’une fonction temporaire. Les Juifs ont été au moyen âge les promoteurs du commerce, aujourd’hui cette spécialité ne leur appartient déjà plus. Le type judaïque, ce type flexible qui a résisté en cédant, qui s’est prêté sans s’altérer aux transformations diverses des temps et des lieux, traverse dans ce moment-ci une épreuve toute nouvelle pour lui, l’épreuve de la tolérance ; mais, s’il doit en sortir modifié, le rameau israélite pourra toujours garder son originalité. Il suffit que le peuple élu sache concilier sa foi dans l’indestructibilité morale de la patrie avec les leçons et les bienfaits de la liberté. Il faut enfin que dans la vie religieuse comme dans la vie civile il sache tirer parti des enseignemens de l’exil. Ses lois, ses usages, ses traits extérieurs, modifiés par le contact avec les autres nations et par l’influence des différens climats, les habitudes commerciales qu’il a contractées depuis près de dix-huit siècles, ses progrès dans les sciences et les arts, tout doit neutraliser aujourd’hui cette politique d’initiés qui était imposée au peuple d’Israël par les anciens prêtres, et que certains rabbins modernes s’efforcent vainement de relever. Rien ne ressemble moins à l’isolement farouche des anciens Juifs que la tolérance des Israélites éclairés de notre temps. À ceux qui en douteraient, on peut opposer, comme un témoignage victorieux, ces nobles paroles où Mendelssohn résume le progrès et les devoirs de la race juive : « Les meilleurs principes religieux sont ceux qui se rattachent le plus étroitement aux intérêts généraux de l’humanité. »


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Un savant israélite de Padoue, M. Philoxène Luzzato, s’appuyant sur les données que lui avait procurées un voyageur français, M. d’Abbadie, a traité cette question dans un travail posthume qui a paru dans les Archives israélites, publiées à Paris par M. S. Caben.
  2. Le célèbre missionnaire protestant Gutzlaff, mort il y a peu d’années, a recueilli des renseignemens intéressans sur ces antiques colonies juives dans le Céleste-Empire. On peut voir aussi un ouvrage de l’abbé Sionnet, membre de la Société asiatique de Paris, Essai sur les Juifs de la Chine et sur l’influence qu’ils ont eue sur la littérature de ce vaste empire avant l’ère chrétienne.
  3. Une des œuvres les plus renommées de Maimonide est son Traité de Théologie et de Philosophie, portant le titre de Guide des Égarés. Cet ouvrage a été traduit en plusieurs langues, et récemment pour la première fois sur l’original arabe par M. S. Munk, orientaliste distingué de la grande école israélite d’Allemagne, résidant à Paris. Le tome Ier vient seulement de paraître à Paris, chez M. A. Franck. M. Munck, quoique frappa de cécité, a pu mener cette grande œuvre à bonne fin ; sa version française est accompagnée de notes critiques, littéraires et explicatives. Maimonide s’attache à spiritualiser les expressions matérielles appliquées à Dieu dans la Bible, et il montre qu’il est permis de rechercher les motifs des préceptes religieux. En général il a pour objet d’expliquer par la raison les passages difficiles ou obscurs de la Bible. D’après un des biographes de Maimonide, M. Peter Beer, de Prague, le mot philosophe n’exprime pas exactement l’idée que l’on doit se faire de cet « aigle de la synagogue ; » c’est plutôt un spiritualiste rationnel.
  4. Cette persécution avait commencé avec les empereurs chrétiens ; elle s’étendit aux Samaritains, qui formaient un des rameaux du judaïsme. Les Juifs étaient trop nombreux pour être anéantis, leur dispersion même les sauva ; il n’en fut pas de même des Samaritains, établis sur un ou deux points. Cependant des voyageurs contemporains ont visité les débris de la communauté samaritaine à Naplouse et à Jaffa (l’ancienne Joppa) ; on y compte une trentaine de familles qui, en y comprenant les hommes, les femmes et les enfans, peuvent s’élever à deux cents personnes. Ces Samaritains vivent dans la douce confiance qu’il existe maintenant un nombre considérable de leurs frères en Europe ; ils continuent d’habiter autour du mont Gerèzim, sur lequel leurs ancêtres prétendaient qu’on devait adorer Dieu, tandis que les Juifs soutenaient que ce devait être à Jérusalem. On connaît les rapports des Samaritains avec l’abbé Grégoire et Sylvestre de Sacy. On peut voir, pour plus de détails, les Samaritains de Naplouse, par M. l’abbé Bargès ; Paris 1855.
  5. Cette histoire des Juifs d’Espagne et de Portugal a été écrite en anglais par un Juif dont la famille a quelque temps séjourné en Hollande : The History of the Jews in Spain and Portugal, by M. Lindo. Parmi les écrivains espagnols contemporains qui ont traité cette histoire navrante, n’oublions pas de consigner le nom de don Adolfo de Castro, qui, dans son ouvrage, Historia de los Judios en España, puisé aux meilleures sources, a fait preuve d’une grande impartialité.
  6. Aujourd’hui les Israélites, sont réintégrés dans le Portugal et l’occupent même un rang distingué.
  7. Ces Juifs réfugiés dans les Pays-Bas avaient été chassés de France par Philippe le Bel.
  8. Les Juifs portaient alors assez généralement deux noms : l’un qui constatait pour ainsi dire leur existence civile, l’autre qui constatait leur existence religieuse.
  9. Cette ville était à cette époque un lieu de refuge pour les protestans proscrits des Pays-Bas.
  10. Cette synagogue fut érigée dans la première moitié du XVIIIe siècle ; mais l’établissement des Juifs à La Haye date du milieu du siècle précédent.
  11. Jusque dans ces derniers temps, le prêche se faisait en langue portugaise, et la Bible était lue au sein des familles en castillan. L’église Israélite est beaucoup moins formaliste qu’on ne se plaît généralement à le croire. Le culte de l’esprit, l’instruction morale et religieuse, y occupent une grande place.
  12. M. Limburg Brouwer, dont les études sur Spinoza ont été remarquées en Hollande, annonce la prochaine publication d’un ouvrage inédit du célèbre philosophe, découvert dans la bibliothèque de la communauté des remontrans à Amsterdam.
  13. Un juif portugais voulut ressusciter en Hollande la secte des sadducéens, qui negabant resurrectionem mortuorum, dit l’Évangile. La synagogue d’Amsterdam fut alors le théâtre du plus violent conflit qui ait peut-être jamais éclaté au sein du judaïsme moderne. La secte des pharisiens résista opiniâtrement à la doctrine dissidente. Les magistrats civils s’en mêlèrent et commencèrent une instruction judiciaire contre un ouvrage dans lequel Uriel da Costa, le chef du nouveau sadducéisme, niait l’immortalité de l’âme. Les exemplaires furent saisis, et l’auteur condamné à payer 300 florins d’amende.
  14. Les karaïtes ou karaïmes sont particulièrement répandus en Crimée. Les Archives israélites ont donné récemment sur la condition de cette secte des renseignemens authentiques qu’elles doivent au ministère de la guerre. C’est M. le général de Martimprey, chef de l’état-major général de l’armée d’Orient, qui s’est chargé de transmettre à M. Cahen ces notes curieuses, recueillies par le commandant Baudouin, chef du service des renseignemens militaires aux avant-postes. Les karaïtes jouissent en Crimée d’une grande réputation d’intégrité : il est aussi probe qu’un karalte est une formule populaire. Comme les Israélites libéraux, les karaïtes reconnaissent l’autorité des Écritures, de préférence à la tradition orale ; mais les derniers s’attachent plus à la lettre, les premiers sont plus spiritualistes.
  15. Dans le langage familier des classes inférieures des Juifs d’origine germanique il s’est glissé un assez grand nombre de mots hébreux et allemands qui, mêlés au Hollandais, constituent une sorte de jargon dont ils se servent pour converser entre eux. Les Juifs de l’Afrique ont continué de parler la langue de leurs pères ; ceux du Levant parlent l’espagnol ou l’italien.
  16. Cet habit est décrit et ordonné par Moïse : « Parle aux enfans d’Israël et dis-leur de porter des franges au bord de leurs vêtemens, et sur ces franges un ruban bleu. »
  17. Je suppose par exemple que le mort s’appelle de son nom de religion Abraham, sa réponse doit être : « Vous êtes le Seigneur, le Dieu, vous qui avez choisi Abraham et qui l’avez amené d’Ur, en Chaldée… »
  18. Le principe fondamental de la cabale judaïque est que toutes les existences sont des émanations de Dieu ; l’évolution et l’expansion de cette substance divine constituent l’univers.
  19. A La Haye est établi le consistoire central des Israélites formé d’une commission principale de sept membres.
  20. En face de cette date arbitraire qui fait le monde si jeune, il est peut-être curieux de placer les observations d’un géologue anglais. « Lorsque je visitai la Nouvelle-Orléans en 1846, dit-il, je fis des expériences pour déterminer la proportion de sédiment contenu dans les eaux du Mississipi. La surface du delta étant d’environ 13,000 milles carrés, et la quantité de matière solide charriée annuellement par le fleuve étant de 3,702,758,400 pieds cubes, il aurait fallu 67,000 années pour la formation de ce delta. Encore la période durant laquelle le Mississipi a transporté son fardeau de terre à l’Océan est-elle insignifiante au point de vue géologique, car les rives escarpées qui bordent la grande vallée, et qui sont dès-lors d’une date plus ancienne, se composent en grande partie d’argile contenant des coquilles fluviatiles et lacustres d’espèces qui habitent encore la même contrée. »
  21. Entre autres M. Lipman, auteur d’un ouvrage sur le système gouvernemental en Europe, et l’un des premiers avocats de la Hollande. Né à Londres, il ne peut siéger aux états-généraux, où son talent de parole lui marquerait une place. Il a embrassé depuis peu, d’années le christianisme. On peut encore nommer parmi les Israélites qui honorent l’administration, la magistrature et le barreau en Hollande M. Godefroi, député et conseiller de cour d’appel d’Amsterdam ; M. van Mesritz, administrateur des domaines ; M. Goudsmid, jurisconsulte éminent ; M. de Pinto, avocat et publiciste, fondateur de la Société d’utilité publique en faveur des Israélites.
  22. Le médecin van Deen, professeur à Groningue ; le chimiste Sarphati, d’Amsterdam ; M. Lohatto, mathématicien et professeur à Delft ; M. Hirsch, de Rotterdam, instituteur en chef du nouvel établissement pour les sourds-muets qu’on a fondé dans cette ville, et dont nous avons parlé dans la Revue du 1er mars dernier, etc.
  23. Plusieurs journaux en Hollande sont entre les mains des Juifs. Ainsi le journal politique et commercial le plus important des Pays-Bas, le Handelsblad, a pour rédacteur principal un Israélite, M. Keyzer. Parmi les peintres distingués de race juive, on peut citer MM. David Bles, Israels, Verveer et Calisch. L’annuaire que publie la Société d’utilité publique, fondée par M. de Pinto, recueille souvent aussi d’intéressans témoignages des dispositions littéraires de cette race, entre autres les essais de deux jeunes filles, Mlles Estelle et Marie Hertzveld, dont l’une a écrit des vers touchans sur les inondations qui ravagèrent les Pays-Bas Il y a un an.
  24. Il est vraiment pénible de rencontrer dans les rues de La Haye et d’Amsterdam, pendant les froides et pluvieuses nuits d’hiver, des enfans de cinq à six ans qui, exposés bravement à toutes les inclémences de la saison, d’une voix prématurément brisée crient des allumettes chimiques ou tout autre genre de petit commerce. Les autres catégories de la race israélite ne sont point exemptes d’une telle avidité ; mais l’éducation corrige en elles ou dissimule ce que cette soif de l’or a de caractéristique et d’héréditaire.
  25. L’île de Wieringen était autrefois liée au continent de la Nord-Hollande, dont elle fut séparée par une inondation dans le courant du XIVe siècle. Elle n’est plus aujourd’hui très éloignée de la côte, grâce à des travaux d’endiguement qui ont conquis, depuis trois années, de nouveaux terrains sur la mer. Le sol vert et quelque peu accidenté de l’Ile, la tour, l’église, les bâtimens de la quarantaine, tout cela forme un tableau pittoresque. Les habitans s’occupent surtout d’élever des bestiaux. L’Ile fournit aux Pays-Bas plus de 8,000 kilos de fromage et plus de 17,000 kilos de laine par an. L’agriculture est la principale ressource de ces insulaires ; mais ce n’est point la seule. Ils se livrent à la pêche de l’anguille dans le Zuiderzée. Une autre industrie maritime est devenue dans ces derniers temps une source de produits, c’est la pêche du varech ; Les anciens appelaient le varech la chevelure d’Amphitrite ; les modernes, plus positifs, tondent et recueillent cette chevelure pour différens usages domestiques. Le varech tombé est pêché ; le varech sur pied est fauché dans des terres qui sont la propriété de l’état. Deux cents personnes au moins prennent part à ces travaux, qui commencent au 15 juin et se terminent en septembre. En 1853, on a exporté de l’île 325,000 kilos de varech. L’industrie emploie le varech à remplir les matelas et les coussins, à fermer les trous des bâtimens maritimes, à couvrir les maisons, à fumer les terres. Enfin le varech rend à la Hollande des services tout particuliers : la grande digue de l’Ile de Wieringen doit sa solidité à l’emploi de ce ciment végétal.
  26. On sait que la taille régulière du diamant ne remonte qu’à l’année 1475, et que cette découverte est due à un jeune Brugeois, Louis de Berghem.
  27. Le mot carat vient de la graine d’une plante nommée en Afrique kuara, et qui, transportée dans l’Inde, servit à peser les diamans dans l’origine de l’exploitation.
  28. Quelques historiens veulent que les Juifs aient commencé à s’établir en Angleterre sous le gouvernement des Romains. Leur opinion se fonde sur la découverte d’un bas-relief romain trouvé, à Londres, et qui représente, croient-ils, Samson conduisant des renards dans un champ de blé. Ce témoignage archéologique peut bien être révoqué en doute, mais il est certain qu’en 1230 les Juifs avaient érigé une magnifique synagogue à Londres. À l’ère de l’établissement avait succédé l’ère de la persécution. Les Juifs avaient été tourmentés, dépouillés, vendus et finalement chassés de la Grande-Bretagne.
  29. L’émigration des Juifs hollandais en Angleterre a continué pendant le XVIIIe siècle, et continue encore tous les jours. Le rabbin de la synagogue espagnole est né dans la Néerlande.
  30. Il suffit de nommer M. Disraeli parmi les hommes politiques et les écrivains.
  31. Le texte de ces prophéties se trouve répandu dans les différens livres de l’Ancien-Testament : « Le Seigneur l’on Dieu mettra fin à ta captivité et ramènera tes enfans du sein des nations au milieu desquelles il les a dispersés… — Et le Seigneur ton Dieu te reconstituera dans la terre que tes pères ont possédée et que ta posséderas toi-même… — Et mon peuple rebâtira de grandes villes, et il les habitera ; il plantera des vignes et en boira le vin ; il fera des jardins et en mangera les fruits… Et il ne sera plus chassé de cette terre que je lui ai donnée. »
  32. Ici même on a eu plus d’une fois l’occasion de citer les remarquables romans de M. Léopold Kompert sur la condition et les mœurs des Juifs allemands. Voyez la Revue du 1er janvier 1854 et du 15 janvier 1856. M. da Costa aurait pu citer dans son ouvrage plusieurs illustrations juives, Henri Heine, Hoffmann, Meyerbeer, etc. Il aurait pu nous entretenir de la condition des Juifs en Prusse, où on en compte près de 220,000, et en Autriche, où ils exercent quelque influence ; mais nous avons déjà indiqué le motif de ces omissions volontaires.
  33. On peut consulter un organe israélite, Jewish Advocate Occidental and American, publié à Philadelphie, et qui donne de curieux renseignemens sur la condition des Juifs dans les États-Unis.
  34. Plusieurs Juifs éclairés se disent que le sanhédrin, tel que l’a fait surtout la tradition des rabbins et des scribes, serait le plus despotique des tribunaux de la terre. La liberté nationale ne ferait alors que consacrer le plus dur des esclavages, l’esclavage de la conscience.
  35. Vers 1830, on comptait 113,893 artisans juifs en Pologne.