La Navigation aérienne (1886)/II.I

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I

LE VOL DES INSECTES ET DES OISEAUX


L’oiseau artificiel de Borelli au dix-septième siècle. — Les études de Navier. — Les idées de M. Bell Pettigrew sur l’action de l’aile des êtres volants. — Les travaux de M. Marey. — M. Mouillard et M. Goupil.

La vue des insectes et des oiseaux qui volent dans l’air a souvent donné aux mécaniciens l’idée d’imiter la nature et de construire des appareils volants artificiels, soit en petit, à titre expérimental, soit en grand, pour élever un homme et lui donner les facultés de se mouvoir au sein de l’atmosphère. Nous avons déjà étudié une partie des études ou des expériences qui ont pu être faites à ce sujet dans les siècles passés ; nous examinerons ici le problème à un point de vue plus spécialement scientifique, en passant d’abord en revue les travaux méthodiques que l’on doit aux aviateurs et aux physiologistes.

L’étude du vol est déjà ancienne ; on trouve une description très bien faite d’ailes artificielles dans le Motu animalium de Borelli, datant de 1680, c’est-à-dire de plus de deux siècles. Dans ses mémoires sur le vol considéré au point de vue de l’aéronautique, un savant anglais, M. Bell Pettigrew, a fort bien résumé les idées de l’ancien physiologiste et mathématicien italien[1].

Il était familiarisé, dit M. Pettigrew, avec les propriétés du coin appliqué au vol, et connaissait également la flexibilité et l’élasticité des ailes. C’est à lui qu’on doit faire remonter la théorie purement mécanique de l’action des ailes. Il a figuré un oiseau avec des ailes artificielles dont chacune consiste en une baguette rigide
Fig. 11. — Oiseau figuré
par Borelli (1680).
en avant, et des plumes flexibles derrière. J’ai cru bon de reproduire la figure de Borelli à la fois à cause de sa grande antiquité et parce qu’elle éclaircit admirablement son texte[2]. Les ailes b c f et a (fig. 11) sont représentées comme frappant verticalement en bas g h. Elles s’accordent remarquablement avec celles décrites par Straus-Durckheim, Girani, et tout récemment par le professeur Marcy. Borelli pense que le vol résulte de l’application d’un plan incliné qui bat l’air, et qui fait l’office du coin. En effet, il s’efforce de prouver qu’un oiseau s’insinue dans l’air par la vibration perpendiculaire de ses ailes, les ailes pendant leur action formant un angle dont la base est dirigée vers la tête de l’oiseau, le sommet a f étant dirigé vers la queue.

Borelli explique plus loin comment un coin étant poussé dans un corps, il tend à le séparer en deux portions ; mais si l’on permet aux parties du corps de réagir sur le coin, elles communiqueront des impulsions obliques aux faces du coin, et le feront sortir la base la première, en ligne droite.

Poursuivant cette analogie, Borelli s’efforce de faire voir que si l’air agit obliquement sur les ailes, le résultat sera un transport horizontal du corps de l’oiseau ; Si l’aile frappe verticalement vers le bas, l’oiseau volera horizontalement en avant.

Je ne saurais mieux faire d’ailleurs que de citer textuellement les passages les plus saillants de l’ouvrage de Borelli.

Si l’air placé sous les ailes est frappé par les parties flexibles des ailes, avec un mouvement vertical, les voiles et les parties flexibles de l’aile céderont dans une direction ascendante et formeront un coin, ayant la pointe dirigée vers la queue. Que l’air, donc, frappe les ailes par dessous, ou que les ailes frappent l’air par dessous, le résultat est le même, les bords postérieurs ou flexibles des ailes cèdent dans une direction ascendante, et en agissant ainsi, poussent l’oiseau dans une direction horizontale.

Quant au second point ou au mouvement transversal des oiseaux (c’est-à-dire au vol horizontal), quelques auteurs se sont étrangement mépris ; ils pensent qu’il est semblable à celui des bateaux qui, poussés à l’aide de rames, se meuvent horizontalement dans la direction de la proue, et en pressant sur l’eau résistant en arrière, s’élancent avec un mouvement contraire et sont ainsi portés en avant. De la même manière, disent-ils, les ailes vibrent vers la queue, avec un mouvement horizontal et frappent également contre l’air non troublé, grâce à la résistance duquel elles se meuvent par une réflexion de mouvement. Mais c’est contraire au témoignage de nos yeux aussi bien qu’à la raison car nous voyons que les plus grandes espèces d’oiseaux, tels que cygnes, oies, etc., ne font jamais en volant vibrer leurs ailes vers la queue avec un mouvement horizontal comme celui des rames, mais les courbent toujours vers le bas, et décrivent ainsi des cercles élevés perpendiculairement à l’horizon.

Plus d’un siècle s’écoula après Borelli, sans que l’étude du vol ait été soumise à des observations précises.

En 1850, Navier a présenté à l’Académie des sciences des considérations sur le mécanisme du vol chez les oiseaux, et la possibilité d’approprier cette faculté à l’homme. Je vais m’efforcer de reproduire succinctement les principaux arguments de l’auteur.

La première chose à déterminer, quand on examine la manière dont s’opère le vol des oiseaux, est la force qu’ils emploient pour faire mouvoir leurs ailes. Pour cela, il convient de les considérer, 1o lorsqu’ils veulent s’élever verticalement ou planer dans l’air, sans avancer ni reculer, en résistant seulement à l’action de la pesanteur ; 2o lorsqu’ils veulent se mouvoir horizontalement avec une grande vitesse, dans un air calme, ou lutter contre un vent violent. Lorsque l’oiseau plane simplement dans l’air, la vitesse d’abaissement du centre de l’aile peut être estimée, d’après Navier, à environ 7 mètres par seconde. Le temps de l’élévation de l’aile est à peu près double de celui de l’abaissement, et le nombre de vibrations ou battements des ailes dans une seconde est d’environ 25. La quantité de travail que dépense l’oiseau en une seconde est égale il celle qui serait nécessaire pour élever son propre poids à 8 mètres de hauteur.

Lorsque l’oiseau peut se mouvoir horizontalement avec une grande vitesse, comme 15 mètres par seconde, l’action de la pesanteur devient alors très petite par rapport à la résistance que l’air oppose au mouvement du corps, et cette action peut être négligée. Par conséquent, le mouvement horizontal de l’oiseau exige que la direction du battement des ailes soit aussi sensiblement horizontale. La vitesse d’abaissement de l’aile doit être alors trois fois et demie plus grande que la vitesse du déplacement de l’oiseau dans cet air tranquille.

D’après ce qui précède, il est aisé de comparer, d’après Navier, la quantité de travail que l’homme est capable de produire, avec celle qu’exige le vol. L’oiseau qui plane dans l’air dépense dans chaque seconde la quantité d’action nécessaire pour élever son poids à 8 mètres de hauteur. Un homme, employé, dans les travaux des arts, à tourner une manivelle pendant huit heures par jour, est regardé comme élevant moyennement, dans une seconde, un poids de 6 kilogrammes à 1 mètre de hauteur. En supposant que cet homme pèse 70 kilogrammes, cette quantité de travail est capable d’élever son propre poids à 86 millimètres de hauteur. Ainsi, toutes proportions gardées, elle n’est pas la 1/92e partie de celle que l’oiseau dépense pour se soutenir dans l’air. Si l’homme était le maître de dépenser, dans un temps aussi court qu’il le voula quantité de travail qu’il dépense ordinairement en huit heures, on trouve qu’il pourrait chaque jour se soutenir dans l’air pendant cinq minutes ; mais, comme il est fort éloigné d’avoir cette faculté, il est évident qu’il ne pourrait se soutenir que pendant un temps beaucoup moindre, ce qui ne serait sans doute qu’une portion très petite d’une minute. Ces rapprochements montrent à quel point les tentatives faites dans la vue de rendre l’homme capable de voler étaient chimériques. « L’idée du vol ne pouvait être réalisée, dit Navier, que dans des êtres poétiques, auxquels on attribuait un caractère divin, et par conséquent des forces sans limites et une vigueur inépuisable. »

Nous ajouterions ici que les calculs de Navier n’avaient pour point de départ aucune expérience, et qu’il est souvent facile de les réfuter. Navier, par exemple, s’est cru autorisé à admettre que dix-sept hirondelles dépenseraient le travail d’un cheval-vapeur !… « Autant vaudrait, dit spirituellement M. Bertrand, prouver par le calcul que les oiseaux ne peuvent pas voler, ce qui ne laisserait pas d’être compromettant pour les mathématiques. »

En terminant son rapport, Navier dit cependant que la création d’un art de la navigation aérienne est subordonnée à la découverte d’un nouveau moteur dont l’action comporterait un appareil beaucoup moins pesant que ceux qu’on connaît aujourd’hui[3].

Les travaux les plus importants qui ont été publiés dans les temps modernes sur l’étude du vol aérien, sont dus à M. Pettigrew en Angleterre, et surtout à M. le professeur Marey, qui, avec la rigoureuse précision de la méthode expérimentale, a déterminé les vrais mouvements des ailes des insectes et des oiseaux. M. Pettigrew a cru voir dans la courbure de l’aile une surface gauche hélicoïdale frappé de cette coïncidence entre la forme de l’aile et celle de l’hélice propulsive des navires, il en est arrivé à considérer l’aile de l’oiseau comme une vis dont l’air serait l’écrou.

Nous ne croyons pas, a dit avec raison M. Marey, devoir réfuter une pareille théorie. Il est trop évident que le type alternatif qui appartient tout mouvement musculaire ne saurait se prêter à produire l’action propulsive d’une hélice ; car en admettant que l’aile pivote sur son axe, cette rotation se borne à une fraction de tour, puis est suivie d’une rotation de sens inverse, qui dans une hélice, détruirait complètement l’effet produit par le mouvement précédent.

M. Marey a étudié successivement le mécanisme du vol des insectes et des oiseaux. Après avoir employé la méthode graphique à déterminer le mouvement des ailes, le savant professeur est arrivé à reproduire ce mouvement et à construire un insecte artificiel. Voici comment l’auteur décrit lui-même ce remarquable appareil, que j’ai vu fonctionner jadis au laboratoire du Collège de France.

Fig. 12. — Insecte mécanique de M. Marey.

Pour rendre plus saisissable l’action de l’aile de l’insecte et les effets de la résistance de l’air, voici l’appareil que nous avons construit. Soit (fig. 12) deux ailes artificielles composées d’une nervure rigide prolongée en arrière par un voile flexible fait de baudruche soutenue par de fines nervures d’acier ; le plan de ces ailes est horizontal. Un mécanisme de leviers coudés les élève ou les abaisse sans leur imprimer aucun mouvement de latéralité. Le mouvement des ailes est commandé par un petit tambour de cuivre T dans lequel de l’air est foulé ou raréfié alternativement par l’action d’une pompe. Les faces circulaires de ce tambour sont formées de membranes de caoutchouc articulées aux deux ailes par des leviers coudés ; l’air comprimé ou raréfié dans le tambour, imprime à ces membranes flexibles des mouvements puissants et rapides qui se transmettent aux deux ailes en même temps.

Un tube horizontal équilibré par un contrepoids, permet à l’appareil de pivoter autour d’un axe central, et sert en même temps à conduire l’air de la pompe dans le tambour moteur. L’axe est formé d’une sorte de gazomètre mercure qui produit une clôture hermétique des conduits de l’air, tout en permettant à l’instrument de tourner librement dans un plan horizontal. Ainsi disposé, l’appareil montre le mécanisme par lequel la résistance de l’air combinée avec les mouvements de l’aile produit la propulsion de l’insecte.

En effet, si au moyens de la pompe à air on met en mouvement les ailes de l’insecte artificiel, on voit que l’appareil prend bientôt une rotation rapide, autour de son axe. Le mécanisme de la translation de l’insecte est donc éclairé par cette expérience, qui confirme pleinement les théories que nous avons déduites de l’analyse optique et graphique des mouvements de l’aile pendant le vol.

Pour que l’appareil qui vient d’être décrit, donne une idée complète du vol de l’insecte, en changeant l’inclinaison du plan d’oscillation de ses ailes, ce qui peut se faire par des mouvements de l’abdomen qui déplacent le centre de gravité, l’insecte peut, suivant les nécessités, augmenter sa tendance à voler en avant, perdre sa vitesse acquise, ou enfin se jeter de côté. Grâce à des modifications accessoires de son appareil, M. Marey a pu reproduire artificiellement le planement ou vol ascendant.

Les études du savant professeur sur le vol des oiseaux ont été conduites avec la même méthode.

Par une analyse délicate, M. Marey a déterminé les mouvements de l’aile pendant le vol ; après avoir déduit de ces observations les principes du mécanisme du vol, il a su réaliser comme pour l’insecte la reproduction de quelques-uns de ces phénomènes au moyen d’appareils artificiels.

M. Marey a donné sur la théorie du vol des idées qui se rapprochent beaucoup de celles de Borelli.

Sur ce sujet comme sur tous ceux qui ont beaucoup prêté à la discussion, presque tout a été dit, de sorte qu’il ne faut pas s’attendre à voir sortir de mes expériences une théorie entièrement neuve. C’est dans Borelli qu’on trouve la première idée juste sur le mécanisme du vol de l’oiseau. L’aile, dit cet auteur, agit sur l’air comme un coin. En développant la pensée du savant physiologiste de Naples, on dirait aujourd’hui que l’aile de l’oiseau agit sur l’air à la façon d’un plan incliné, pour produire contre cette résistance une réaction qui pousse le corps de l’animal en haut et en avant. Confirmée par Strauss-Durckheim, cette théorie a été complétée par Liais, qui signale une double action de l’aile d’abord celle qui, dans la phase d’abaissement de cet organe, soulève l’oiseau en lui imprimant une impulsion en avant ; ensuite l’action de l’aile remontante qui s’oriente à la façon d’un cerf-volant et soutient le corps de l’oiseau en attendant le coup d’aile qui va suivre.

On nous a reproché d’aboutir à une théorie dont l’origine remonte à plus de deux siècles ; nous préférons de beaucoup une ancienne vérité à la plus neuve des erreurs, aussi nous permettra-t-on de rendre au génie de Borelli la justice qui lui est due, en ne réclamant pour nous que le mérite d’avoir fourni la démonstration expérimentale d’une vérité déjà soupçonnée.

M. Marey, considérant, au point de vue de l’aéronautique, le problème qu’il a si bien étudié en physiologiste, croit qu’il est possible d’imiter le mécanisme du vol. Après les appareils d’étude expérimentale que le savant professeur a réalisés, nous allons voir, dans le chapitre suivant, que MM. Alphonse Penaud, Tatin et d’autres expérimentateurs ont, en effet, été plus loin en construisant des petits oiseaux mécaniques qui volent d’eux-mêmes à l’air libre. M. Marey ne doute pas que l’on puisse dépasser encore ces résultats. « Nous avons prouvé, dit-il, que rien n’est impossible dans l’analyse des mouvements du vol de l’oiseau ; on nous accordera sans doute que la mécanique peut toujours reproduire un mouvement dont la nature est bien définie.

Dans ces derniers temps, deux aviateurs, M. Mouillard et M. Goupil, ne se sont pas montrés moins affirmatifs, mais sans avoir pu cependant donner aucune preuve de démonstration expérimentale, M. Mouillard a exécuté plusieurs essais à l’aide d’un appareil de vol qu’il avait construit, mais sans réussir à se soulever du sol[4].

M. Goupil a étudié les conditions mécaniques du vol et il a donné notamment quelques chiffres intéressants à reproduire.

Un pigeon de 420 grammes dépense 2 kilogrammètres et demi, pour se soutenir immobile dans l’espace en air calme ; j’ai déterminé ce chiffre de deux façons différentes, en voici une troisième.

Un pigeon de ce poids que j’ai eu occasion d’examiner fréquemment à mes pieds, que j’ai pesé et mesuré, avait l’habitude de voleter à 0m,70 environ au-dessus du sol, je ne sais pourquoi ; ce travail pénible lui demandait six coups d’ailes par seconde à l’amplitude de 170 degrés, ce qui, au centre de l’aile, équivalait à 0m,50 d’arc décrit ; dans ce cas, la violence du battement est à peu près telle en relevant l’aile qu’en l’abaissant, car la position du corps est à 45°, et l’arc décrit par les ailes est dans un plan presque horizontal ; l’effort moyen était nécessairement égal au poids de l’animal et le chemin parcouru de 12 fois 0m,50, soit : 6m x 0k,420 = 2kgm,50. On peut évaluer à 8 chevaux par 100 kilog. le travail développé dans ce cas pour produire la sustentation totale. La surface mesurant 0m,09, cette espèce dispose donc de 27kgm par mètre carré, et sa surface d’aile mesurant 0m,06, il dispose de 40 kilogrammètres par mètre carré d’aile. Avec cela il est maître de sa voilure et ne redoute ni les coups de vent, ni la tempête[5].

M. Goupil tire de ses calculs la conclusion suivante L’homme par sa seule puissance ne peut produire le vol ramé, ni l’ascension directe. Mais il peut, avec un appareil bien conditionné, produire un planement horizontal à la condition de pouvoir se mettre en vitesse.

  1. La locomotion chez les animaux, ou marche, natation et vol, par Bell Pettigrew, in-8o. Paris, Germer Baillière.
  2. De motu animalium.
  3. Revue des revues, 1850.
  4. Voy. L. P. Mouillard. L’empire de l’air, essai d’ornithologie appliquée à l’aviation, 1 vol. in-8o. Paris, G. Masson, 1881.
  5. La locomotion aérienne. Étude par A. Goupil. 1 vol. in-8o. Charleville, 1884.