La Neige et le feu/01

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Les Éditions Variétés Dussault et Péladeau (p. 19-25).


I

Le silentiaire



POUR se livrer à l’étude, Boureil élut domicile à Westmount, dans une maison de pension anglaise ; là, il jouirait d’un calme inaltérable.

Le quartier était silencieux. Mais silencieux comme après un cataclysme : on demeurait stupide.

Le voisin de chambre de Boureil, un jeune Écossais entièrement roux étudiant la théologie, était l’ami d’un chien pensif. Le soir, dans le parc où il allait se répétant sa leçon entrecoupée de Toby ! Toby ! il ressemblait à Hamlet en balance entre le to be et le not to be.

Quand il rencontrait Boureil dans le corridor, il disait :

How do you do.

À quoi, selon l’usage, Boureil répondait :

How do you do.

Aurait-il eu la maladresse de répondre :

— Ça ne va pas,

qu’on aurait encore entendu :

— Ça va bien.

Et quand il croisait son hôtesse, vieille dame toute grise, il s’acquittait ainsi :

Nice day, madame.

Nice day indeed, répondait-elle, et elle le saluait gentiment.

Le matin, il prenait son petit déjeuner avec l’hôtesse, le théologien, une vieille fille et un musicien d’âge mur, M. Alphonse Berlital. La conversation au ralenti languissait parfois tellement que les réponses ne semblaient plus correspondre aux questions, et qu’on aurait dit qu’ils jouaient aux petits papiers.

D’ailleurs, les mots anglais ne lui étant point familiers et partant mal liés à leur sens, faisaient à Boureil l’effet d’un murmure lointain, semblable à celui du feuillage des vieux ormes au-dessus du toit.

Son repas fini, Boureil fixait le calendrier accroché au mur. Sans doute, ce que ces chiffres eux-mêmes voulaient dire lui échapperaient toujours, comme l’énigme de sa propre image qui le retenait souvent devant son miroir. (Quant à cette image, ses commensaux y voyaient une tête ronde et des sourcils noirs.)

Boureil se levait de table, saluait le théologien qui mangeait encore, puis l’horloge au pied de l’escalier, comme pour se réconcilier une divinité méchante, et regagnait sa chambre. Il y montait de moins en moins empressé, car ses études lui devenaient pénibles.

Il avait trop de loisir, il en disposait mal. D’abord il lut tout le jour. À peine quelquefois regardait-il vers la fenêtre. Une branche gesticulait comme un sourd-muet. Une grive se posait sur le rebord, pour bec une épine…

À la fin Boureil s’aperçut que plus sa voix s’atténuait, et moins bien il comprenait ce qu’il lisait. Il allait pour sûr ne plus rien y entendre, devenu aphone. Il chercha donc à faire un brin de causette dans la maison afin de sauver du temps.

Premièrement, il rendit visite au théologien. Ils parlèrent théologie. Alors Boureil réfléchit que les systèmes de pensée qu’on adopte prématurément ressemblent fort au grenier de la belette : on y est maigre entré, il faut maigre sortir ou communiquer avec le monde par un petit trou. « S’il faut s’enfermer, que ce soit dans un fromage : on ne le quitte pas, mais on le digère ! »

— La fin dernière, il n’y a que cela ! affirmait l’Écossais.

— Mais, coupa Boureil, encore faut-il qu’elle soit bien la dernière. En attendant, permettez-moi de m’occuper à autre chose.

Sur quoi il s’en fut chez Berlital. Celui-ci parlait de tout sauf de musique, et il était loquace. Du reste, il parlait bien : suivant le fil de ses idées comme la flamme d’une bougie suit la mèche, il était lent, il brillait. Quand il avait fini, il ne restait rien de son discours : on était replongé dans le noir.

Boureil revint. Berlital se répéta comme un disque de phonographe. Oh la fausse réputation des vieilles gens, de revenir volontiers sur leur passé ! C’est parce qu’elles n’y reviennent vraiment jamais qu’elles radotent. Si elles n’en avaient pas une idée toute faite, elles y découvriraient toujours des choses nouvelles, et s’émerveilleraient d’en avoir retenu tant.

Besoin était donc de sortir. Boureil revit des amis qui lui avaient fait naguère des confidences. En les écoutant jusqu’au bout, il avait espéré se les attacher. Maintenant ils lui en voulaient d’en savoir si long sur leurs affaires intimes. La méfiance est le sentiment ordinaire des hommes.

De temps à autre, il lui prenait envie de faire l’amour. Avant que la tentation ne devînt trop forte, Boureil se fit une première concession : un jour qu’il se promenait entre des maisons rangées comme les chaises d’un parloir vide, il poussa jusqu’à un certain numéro… Un peu plus tard, il dit : « J’en ai assez d’aller à femme ! »

Cependant, lentement, le silence le travaillait. Véritable asphyxie morale. Or, un soir, surmontant sa répugnance, Boureil pénétra dans la taverne que fréquentait cette méchante langue de Chiron.