La Nièce de l’oncle Sam/VIII

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Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 57-63).
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VIII

Il ne faudrait pas croire, parce qu’il venait sans y songer d’exercer l’une des trois vertus théologales, que Teddy Arnott fût un saint. Il possédait simplement cet égoïsme exquis des gens heureux qui éprouvent un malaise à voir souffrir autour d’eux : quelques-uns se contentent, pour dissiper ce malaise, de s’éloigner du malheur voisin ; d’autres lui tendent la main. Teddy était doué de cette forme d’égoïsme qui tend la main.

Il agissait ainsi par satisfaction personnelle, pratiquant le bien sans souci de le faire — ce qui est, en somme, la définition de la véritable charité. Considérant son acte comme une sorte de plaisanterie, de niche, — une great surprise, — sa première pensée après l’avoir accompli fut d’en savourer le résultat ; le lendemain, il se présenta chez Mlle  d’Hersac en songeant : « Elle doit être aussi étonnée que joyeuse… Je vais m’amuser beaucoup. »

Il trouva Laurence en larmes.

Dans ces périodes critiques, une épreuve chasse l’autre. Hier, angoissée par des ennuis d’argent, la jeune fille oubliait tout aujourd’hui, même l’inconcevable générosité de M. Litynski, car une nouvelle inquiétude la torturait.

Dès qu’elle vit Teddy, sans parler, elle lui tendit un chiffon de papier quadrillé.

Le jeune homme lut à demi-voix :

« Aux Armées, 4 septembre 1917.
« Ma chère maman,

« Enfin, voilà mon tour de permission arrivé. J’ai déjà ma « perme… toute prête et n’attends que le prochain départ de train pour filer sur Paris, car il y a eu contre-temps et ce sera sans doute d’ici trois jours. Je suis fou de joie à l’idée de vous revoir toutes deux. Je suis sûr que tu continues à te tourmenter à mon sujet et de te faire des idées noires, puisque c’est toujours Laurence qui m’écrit pour toi. Du moment que tu n’écris pas, c’est que tu es déprimée et que tu crains de me le laisser voir, vilaine mère ! Puisque je te dis que j’ai une mine épatante et que le grand air me fait du bien : je vais me dépêcher de venir te montrer mes joues hâlées et rebondies pour te remonter le moral ; et gare à toi, si je te trouve encore cette figure pâlotte que tu avais il y a quatre mois.

» Je vous embrasse bien fort toutes les deux, mes chéries, et à bientôt !

» François. »

— Le cher garçon ! murmura Teddy en rendant la lettre à Laurence.

La jeune fille expliqua :

— Je lui avais tout caché. Il adore maman. S’il la savait perdue, il serait capable de se faire tuer de désespoir. La vie farouche qu’il mène depuis trois ans est si terrible, par moments : c’est notre pensée seule qui le soutenait. Le mois dernier, il m’écrivait : « Ma consolation, c’est de vous savoir tranquilles ; vous êtes en sécurité toutes les deux : je reprends courage à me battre pour cela… »

Laurence ajouta d’une voix pénétrée :

— Après de telles phrases, pouvais-je lui avouer la vérité ? Je lui ai tout dissimulé ; et, à présent, je suis tremblante à l’idée qu’il va tout apprendre d’un coup, brutalement, en arrivant ici… Comment le prévenir ? Lui télégraphier ? Quoi ?… « Ne viens pas. » Il serait affolé d’inquiétude. Et puis, maman, avec la divination des malades, a senti que François va revenir. Elle souhaite sa présence, elle l’appelle… Avec ses pauvres doigts, elle me fait signe : un, deux, trois, quatre… Les quatre mois écoulés qui ramènent son tour de congé… À travers son mal, elle l’a calculé. Je suis prise dans l’étau de mes deux affections : en laissant venir François, je brise le cœur de mon pauvre frère ; mais si je l’en empêche — et par quel moyen inconnu ? — quelle déception pour ma malade… Conseillez-moi, monsieur Teddy.

À cette demande, tout autre que le petit Américain eût fait un geste d’impuissance. Mais Teddy Arnott ignorait la difficulté. Il médita quelques instants ; puis, d’un air résolu :

— Il faut qu’on avertisse votre frère de la situation, avant son arrivée… Pas de télégramme : c’est trop cruellement bref, une dépêche.

— Mais François écrit qu’il part dans trois jours… Sa lettre est datée du 4. Nous sommes le 6. C’est donc demain. Il est impossible de le prévenir avant son départ.

Teddy déclara nettement :

— J’irai, moi.

Il développa :

— J’ai précisément mon sauf-conduit pour T… où je dois rejoindre l’armée de mon oncle, je m’en vais ce soir ; je me présente à M. d’Hersac ; je lui apprends doucement les tristes choses, de votre part.

— Mais vous n’arriverez jamais à temps, même en auto…

— Je ne compte pas aller en auto.

— Les trains sont si lents, le trajet si long…

— Je ne compte pas aller par le train.

— Mais alors, comment ?

— En avion.

Laurence, bouche bée, le regardait sans comprendre. Elle balbutia :

— Vous perdez l’esprit… Vous iriez… en avion ?

Teddy découvrit ses trente-deux dents pour riposter gaiement, hardiment :

— Eh bien, oui : en avion… Chose très simple… J’ai un ami aviateur à B… aux environs de Paris. Il fait partie de l’escadrille du camp retranché. Les nuits de raids, ces messieurs partent en reconnaissance, à droite et à gauche, un peu à l’aventure… Ils en profitent quelquefois pour s’égarer volontairement, tantôt par goût du risque, par témérité, tantôt par intérêt amoureux pour se rapprocher d’un endroit où ils ont quelque amie… Ils sont excusables : les plus âgés ont quelquefois vingt-cinq ans ; ce sont les vieux, ceux-là… le plus souvent, ils ne sont pas majeurs. Alors, voici mon plan : je vais trouver mon ami, je lui expose la situation. Ce soir, il y a des étoiles ; la nuit sera belle et calme, sans vent ; un vrai temps de zeppelins : je serais bien étonné, si l’on ne signalait point une tentative d’incursion. Mon ami me prend dans son appareil. Nous partons. Une fois dans les airs, on est libre comme l’oiseau. Mon ami vole trop loin, va jusqu’aux lignes ennemies, aperçoit un Fritz, lui fait la chasse, et vient par extraordinaire atterrir à T… où il explique de cette façon sa fausse mésaventure. Moi, ma présence à T… se trouve justifiée par l’ordre de rallier le camp américain. Je n’ai plus qu’à rechercher l’aspirant d’Hersac. Qu’en dites-vous ?

Laurence regardait le jeune homme avec une sorte d’extase. Elle s’exclama naïvement :

— Je dis… Que je serais heureuse d’entendre les sirènes d’alarme, ce soir !

Teddy ajouta, avec embarras :

— Je vous demande seulement, miss Laurence, de laisser ignorer cela au colonel Warton… Pour lui, je serai allé simplement rejoindre mon corps. Il estime toujours que je tente de folles entreprises et ses remontrances me contrarient.

— Soyez assuré de ma discrétion.

À cet instant, la bonne frappa à la porte.

— Ah ! c’est l’heure de sa piqûre, murmura Laurence.

Son visage prit cette grave expression qui l’embrumait de tristesse lorsqu’elle parlait de sa mère. Elle se leva, Teddy, affectueusement, l’accompagna jusqu’à la chambre de la malade et resta, invisible, sur le seuil de la porte. Il regarda Laurence s’approcher du lit, s’agenouiller doucement et parler à la mourante comme on parle à un petit enfant. La jeune fille prenait sur la table de nuit une ampoule dont elle limait l’extrémité, puis aspirait le contenu à l’aide de la seringue. Avec des précautions douloureuses et tendres, elle pinçait la pauvre chair tuméfiée entre le pouce et l’index, saisissait, de l’autre main, la seringue et plantait l’aiguille sous la peau, d’un coup sec : le jet de liquide s’enfonçait, gonflant l’épiderme d’une cloque blanche…

— Là ! murmurait Laurence. Ma petite mère chérie va se sentir soulagée… tu verras… tu vas déjà mieux qu’hier.

Cette joie feinte avec laquelle on veut leurrer les malades est navrante. Teddy entendit la faible voix de Mme  d’Hersac gémir doucement :

— Ma petite fille… ma petite fille : François ?

— Oui, maman chérie… C’est l’époque de sa permission de dix jours… Il m’a écrit : il arrive dans trois jours.

— Trois jours…

Et la faible voix imperceptible reprenait :

— C’est si long, trois jours… tu comprends, je suis heureuse de t’avoir là, ma bonne petite fille… mais je voudrais bien aussi ne pas mourir sans avoir revu mon petit François.

— Oh ! maman…

Laurence, la gorge étranglée de sanglots ; refoulés, enfouissait son visage dans les cheveux dénoués de la malade et baisait avec emportement cette masse de boucles grises.

Teddy se retira lentement ; et, en descendant l’escalier, il ricanait à demi-voix :

— Bessie, Bessie… extravagante Bessie, les voilà les françaises corrompues et coquettes qui ne songent qu’aux flirts guerriers sans souci du foyer en deuil !