La Nièce de l’oncle Sam/VII

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Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 49-57).
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VII

— Mademoiselle, c’est un chauffeur.

C’était le surlendemain de la journée du Perray. Une nouvelle existence allait commencer pour Laurence. Hier encore, elle n’était qu’une enfant — terriblement éprouvée — mais une enfant toujours protégée par l’autorité maternelle ; au dehors, la jeune fille souffrait ; mais, de retour au logis, elle déposait le fardeau de ses ennuis : l’administration de leur modeste budget revenait à Mme  d’Hersac. Brusquement, sans transition, Laurence connaissait la responsabilité et les soucis d’une direction d’intérieur ; au milieu de sa douleur, elle devait s’improviser économe et maîtresse de maison comme elle s’improvisait infirmière. Sur le même plan, s’imposait l’obligation de recevoir les fournisseurs, de manipuler les poisons des potions, de faire les comptes domestiques et de veiller la malade en guise de repos nocturne ; exténuée, inexpérimentée, traitée la veille en gamine, l’adolescente se roidissait pour faire face à ses nouveaux devoirs avec la terreur intime d’être inférieure à sa tâche.

C’était à elle qu’on demandait des ordres, à présent. À chaque entrée de la bonne, Laurence se mordait les lèvres pour se contraindre à faire bonne contenance.

Lorsqu’on lui eût annoncé le chauffeur, elle prit dans le secrétaire le porte-monnaie qui contenait toute leur fortune présente et elle régla l’homme qui attendait dans l’antichambre :

— Combien vous dois-je ? demanda Laurence.

— Soixante-huit francs soixante-quinze.

Laurence lui tendit un billet de cent francs en disant :

— Gardez.

Et le chauffeur, qui se retira en remerciant pour le pourboire, ne se doutait guère que derrière lui, la jeune fille, comptant avec inquiétude ce qui restait dans le porte-monnaie, constatait qu’elle possédait en tout trois cent cinquante francs…

Et la vie devait continuer… Les dépenses journalières… vingt-cinq francs chez le pharmacien, hier soir… l’argent des repas, les gages de la bonne, l’éclairage, le gaz, la blanchisseuse… Soudain impressionnée par la bassesse et les exigences de la vie courante, Laurence gémissait :

— Dire que je n’ai même pas la liberté de ne penser qu’à pleurer !

Comment allait-elle faire, d’ici quelque temps ? Elle ne pouvait continuer son service chez Litynski : cette ressource lui manquerait, au moment où les frais se multipliaient. Et, plus tard, il faudrait payer les visites du médecin qui venait tous les deux jours du Perray à Paris. Elle savait que son docteur était un de ces médecins désintéressés qui oublient d’envoyer leur note d’honoraires aux clients qu’ils savent dans la gêne… Mais raison de plus ! Et Laurence secouait orgueilleusement la tête. La fierté des d’Hersac allait compliquer encore les difficultés de sa situation : ne se fait pas gueux qui veut.

Soudain, Laurence s’aperçut qu’elle omettait, dans ses calculs, le chirurgien américain. Pourquoi ? Jack Warton était revenu une fois, depuis l’avant-veille, et promettait d’autres visites. Lui aussi se dérangeait exceptionnellement pour venir de Neuilly-sur-Marne. Pourquoi Laurence rougissait-elle à l’idée d’agiter les questions d’argent avec celui-là ?

« Ce n’est pas la même chose » : l’argument féminin, qui justifie tout en n’expliquant rien, montait à ses lèvres.


— Je viens prendre des nouvelles de madame votre mère.

Teddy Arnott articulait sa phrase grave avec cet accent nasal qui rendrait une oraison funèbre drolatique. Et, toujours, Laurence se sentait réconfortée par les visites du petit Américain qui apportait un élément de gaieté dans la demeure lugubre où la jeune fille vivait en recluse, au chevet de sa mère. Avec son petit air décidé, net, propre, bien lavé, bien brossé, et la comique dignité où se guindait son extrême jeunesse, le blond Teddy excitait irrésistiblement le sourire — un sourire très sympathique.

Mais cet après-midi, Laurence était déprimée en face de son hôte.

Il annonça :

— J’ai reçu mon ordre de départ pour T… Je devrais partir demain. J’attendrai encore un jour pour reprendre des nouvelles.

Devant l’indifférence accablée de Laurence, il questionna :

— Elle va plus mal ?

— Non.

Teddy reprit avec intérêt :

— Alors, qu’avez-vous ?… Vous regardez triste.

Laurence esquissa un sourire. Touchée, elle fut encline à se livrer. Candide, — comme toute femme, en face d’un uniforme vert-de-gris, sans galon, sans fantaisie, sans fraîcheur, un peu fatigué aux coutures, — elle ne soupçonnait point la situation sociale de son partenaire. Pour elle, c’était le « soldat américain » ; un soldat n’est jamais riche, aux yeux d’une dame.

Et, toute confiante, Laurence lui conta ses peines comme à un gentil camarade hors d’état de pouvoir l’aider matériellement. Elle conclut :

— J’ai encore de quoi faire marcher la maison une quinzaine de jours… Après, ce sera l’inconnu, l’angoisse du dénuement : vous concevez mon inquiétude !

Et elle eut cet aveu qui trahissait une totale abstraction de soi-même :

— Car, enfin, maman va bien vivre plus de quinze jours, je pense ! Je ne peux pas la laisser manquer, pourtant, je suis forcée d’abandonner mon emploi pour la soigner.

Teddy détourna la tête. Après le temps moral de s’être composé une physionomie, il regarda franchement Laurence en déclarant avec flegme :

— En Amérique, quand un employé doit quitter son patron par cas de force majeure, celui-ci lui continue son traitement pendant un certain temps.

Crédule, Laurence n’objecta rien. Seulement, au bout d’un moment, elle murmura :

— Que l’argent est une nécessité dégradante : il avilit même notre douleur !

Soudain, Teddy partit d’un grand éclat de rire.

— Oh ! Qu’avez-vous ? interrogea Laurence surprise et légèrement choquée.

Teddy la considéra avec des yeux brillants, un peu humides, et répliqua :

— Excusez-moi… Je pensais à cette stupide Bessie et aux idées qu’elle se faisait de la Parisienne du temps de guerre.

Et il prit brusquement congé.

Ce jour-là, les vendeuses de Litynski, — tailleur pour dames exclusivement — eurent la surprise de voir entrer à l’intérieur du magasin un jeune militaire américain qui parut d’ailleurs apprécier en connaisseur les modèles de costumes exposés dans les salons.

Puis, comme les demoiselles se poussaient du coude en contenant leurs rires étouffés, il prit un air rogue pour demander :

— Monsieur Liti-inscki !

Le tailleur s’approcha, intrigué :

— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ?

Teddy Arnott débita tout d’un trait, sans se soucier des curieux qui l’écoutaient :

— Monsieur, je viens vous parler de Mlle  d’Hersac, parce que je m’intéresse beaucoup à elle, vous savez… Je ne suis pas fâché qu’elle ne soit plus caissière chez vous, mais je regrette qu’elle ait perdu ses émoluments… Il y a moyen d’arranger cela ?

Devant l’hilarité sournoise de son personnel, M. Litynski jugea bon d’insinuer :

— Si nous passions dans mon bureau, monsieur… Nous serons mieux pour causer.

— All right !

Sitôt qu’ils furent installés, le tailleur s’empressa d’affirmer :

— Je ne sais ce que vous pouvez avoir à me dire à ce sujet, d’ailleurs… Laurence a quitté brusquement et volontairement ma maison ; la cause de son départ est trop motivée pour que je lui en veuille… Garantissez-lui, si c’est cela qui l’inquiète, qu’elle retrouvera sa place chez moi dès qu’elle sera disposée à reprendre son emploi.

— Je désire qu’elle continue de toucher ses appointements.

Le tailleur bondit :

— Mais, monsieur, c’est inadmissible !… Pour une absence de quelques jours, je ne dis pas… Ce n’est point le cas ici : la maladie de sa mère peut se prolonger sans qu’on en sache la durée. Je lui verserai intégralement le mois commencé, voilà tout.

Teddy décréta d’un ton calme :

— Vous ne comprenez pas. Ce n’est pas de la payer que je vous demande, c’est de la laisser croyant que vous la payez.

Commençant à saisir son rôle d’intermédiaire, M. Litynski ébaucha un sourire gouailleur ; tandis que Teddy, griffonnant sur un coin de table, poursuivait :

— Je vous signe un chèque de cent dollars sur Morgan, à Paris… Et dans deux mois, je recommencerai. En échange, vous allez écrire ceci à Mlle  Laurence…

Et le jeune homme dicta gravement :

« Mademoiselle,

« En considération des bons services que vous avez rendus à ma maison, j’ai l’honneur de vous informer que je continuerai à vous servir vos appointements habituels de deux cents francs par mois pendant toute la durée de la maladie de madame votre mère.

» Acceptez-les comme une avance sur votre traitement, dont vous me rembourserez plus tard en acomptes à votre convenance.

» Et veuillez agréer, mademoiselle, etc… »

Le tailleur qui avait transcrit docilement ces phrases, murmura avec une gaieté secrète :

— Je voudrais voir la tête d’un de mes employés s’il lisait cela !

Puis, examinant le chèque remis par Teddy, il remarqua :

— Cent dollars pour deux mois… mais, cent dollars font cinq cents francs… vous me donnez cent francs de trop, monsieur.

— Oh !… C’est votre pourboire, répliqua majestueusement le petit Américain.

Estomaqué, le tailleur leva les yeux sur Teddy Arnott : à la vue de cette figure juvénile, pleine d’assurance ingénue, il ne put garder son sérieux… Sans se formaliser, il se contenta d’observer ironiquement :

— Si je ne consens pas à rétribuer quelqu’un sans recevoir ses services, en revanche je ne consens pas plus à faire rétribuer les miens.

Puis, comme il raccompagnait le jeune homme à travers le magasin, il ajouta sur le même ton moqueur :

— Est-ce que vous désirez jeter un coup d’œil sur nos modèles… Voici le costume « tonneau », la dernière nouveauté…

Teddy Arnott, imperturbable, répliqua d’un air renseigné :

— Oh ! La robe « tonneau » tombera vite dans la confection… Je préfère la jupe plissée beaucoup moins banale, beaucoup plus chic !

Et après avoir tâté le grain d’une étoffe d’une main experte, il salua légèrement le tailleur et sortit du magasin.

Sur le pas de la porte, M. Litynski, amusé et abasourdi par cette visite singulière, suivit des yeux le petit Américain qui s’éloignait rapidement dans la direction de la Madeleine : puis, il murmura avec un sourire indulgent :

— Eh, eh !… Ils débutent jeunes, les Sammies !