La Nièce de l’oncle Sam/XVII

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Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 122-128).
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XVII

Miss Arnott s’était installée en cet hôtel de la place Vendôme, cher à ses compatriotes — avec ou sans jeu de mots. Elle y attendait que Jack Warton, suivant sa promesse, obtînt qu’elle fût agréée par l’infirmière-major de Neuilly-sur-Marne et pût vivre ainsi auprès de son fiancé. Elle divertissait son impatience en remplissant sa chambre des multiples acquisitions faites, çà et là, au hasard de ses courses à travers Paris.

Tout l’intéressait. Elle prenait un plaisir plus élevé que celui de la curiosité à causer avec les humbles qui l’approchaient, les ouvrières de modes, les demoiselles de magasin, les femmes de chambre de l’hôtel, même. Elle découvrait chez toutes des sentiments délicats, une certaine pudeur à se plaindre, un amour-propre de gaieté, un stoïcisme de vraies latines se traduisant par un défi gouailleur où Plaute se retrouvait sous la blague de Gavroche ; et Bessie devinait en elles un raffinement spécial qu’elle n’avait jamais rencontré chez des Anglo-Saxonnes de la même classe et qu’elle attribuait à cette force d’idéalité qui est la caractéristique de la race française.

La plupart de ces femmes avaient quelque parent au front. Bessie remarquait qu’elles se leurraient dans l’attente joyeuse de la prochaine permission, au lieu de se décourager dans la tristesse de la séparation forcée. Rapprochant ce sentiment de la sensation d’insouciance qu’elle avait eu lieu d’observer chez les combattants de Toul, la jeune Américaine songeait que ceux-ci avaient bien la même mentalité que celles-là ; et pensait : « Un peuple qui sait vivre d’espérance a déjà conquis l’avenir. »

Un matin, François d’Hersac se présenta à l’hôtel et demanda miss Arnott.

Bessie réprima un petit frémissement quand on lui annonça M. d’Hersac : il y avait huit jours que ce nom n’avait frappé ses oreilles… : Après les obsèques, où l’abattement de Laurence lui avait semblé nuancé de froideur à son égard, l’Américaine s’était abstenue, par, discrétion, de troubler l’intimité du frère et de la sœur.

Il y avait donc huit jours qu’elle ne les avait vus. Huit jours… ou huit mois ? Les heures qui suivent une heure de crise passent avec une lenteur infinie.

Cette impression de longue durée s’accentua encore lorsque François fut introduit auprès d’elle : en huit jours, le jeune homme avait tellement changé ! Son visage enfiévré s’était creusé, desséché, jauni ; sous l’orbite décharnée, enfoncée, l’œil paraissait plus noir. Une semaine de vie civile avait suffi à vaincre ce combattant que trois ans de vie de tranchées n’avaient pu démoraliser.

Bessie, émue, lui serra énergiquement la main.

— Je suis venu vous faire mes adieux, dit François.

L’Américaine questionna naïvement :

— Vous partez ?

— Je repars. Ma permission expire aujourd’hui.

Bessie réfléchissait, la figure grave. Elle demanda :

— Ne pouvez-vous pas rester encore un peu ?

Le jeune homme répondit avec une âpre ironie, d’un ton flegmatique :

— Je n’ai aucune raison valable à invoquer pour obtenir une prolongation de congé… Ma mère est morte et enterrée.

Bessie fut impressionnée par cette détresse sardonique qui trahissait l’irrémédiable désespoir du jeune homme. Elle interrogea :

— Comment va Laurence ?

— Bien accablée. Elle a donné un tel effort d’énergie… à présent, la réaction est fatale. Elle tâche à paraître vaillante ; mais, dès qu’elle cesse de s’observer, elle reste morne, abattue, absorbée, sans parler, sans même se plaindre… elle m’inspire une pitié déchirante. La voilà seule… et je dois la laisser en butte à ces mesquines cupidités qui rassemblent les vivants autour de la mort comme des mouches au-dessus d’une charogne. On a déjà commencé de nous harceler sans pudeur. Certains de nos créanciers n’ont pas attendu vingt-quatre heures après le décès pour sonner à la porte. Ce Thoyer, qui avait obtenu en juillet dernier une saisie-arrêt sur nos biens, vient de faire mettre sous scellés nos meubles, les objets personnels de notre mère ; j’ai eu beau arguer de mon titre de mobilisé : ma sœur est encore mineure, donc il agit légalement. Et c’est une torture de plus pour moi — qui suis avocat — de constater que cet embusqué de Thoyer, tapi comme une araignée dans son étude de la rue du Mont-Thabor, a le pouvoir de nous étrangler au nom du droit civil, nous qui nous faisons tuer pour défendre le Droit humain. Et j’ai passé les derniers jours de ma permission a essayer d’arranger les choses… Je suis en pour-parlers avec un marchand qui achète nos meubles de valeur, nos portraits anciens, à un prix qui me permet de régler ces dettes si Thoyer consent à me laisser vendre, ce qui est probable. Mais je me représente l’état d’âme de Laurence, lorsqu’elle verra tous ces vieux souvenirs de famille descendus a la rue, emportes dans un fourgon, vendus, dispersés, perdus… J’ai peur que, dans sa dépression, elle ne soit à la merci de la première maladie… son organisme doit être affaibli. Et maintenant qu’elle recommence son travail…

— Quel travail ? interrompit Bessie, étonnés.

— Mais… ses fonctions chez Litynski.

— Comment !… Elle a repris son emploi ? Miss Arnott exprimait une stupéfaction un peu scandalisée. Puis, avec un timidité ignorante de petite fille trop riche, elle interrogea doucement :

— Est-ce que vous êtes absolument forcés ?… Elle ne pourrait pas vivre, sans cela ?

François expliqua avec dignité : — Absolument forcés, non… À la rigueur, ma solde suffirait à l’entretien d’une jeune fille seule ; Laurence pourrait se retirer en province, chez des cousins tout disposés à l’accueillir affectueusement… Mais, outre qu’elle préfère ne pas recourir à leur assistance — ce dont je ne saurais la blâmer — ma sœur a contracté une obligation envers monsieur Lityinki ; il lui a fait, avec une bonne grâce exceptionnelle, des avances sur son traitement pendant les trois mois qu’elle a soigné notre mère ; elle va lui devoir six cents francs…

Bessie s’écria impétueusement i

— j’espère qu’il ne lui réclame rien ? François répliqua d’un ton ferme :

— Non. Il lui laisse un délai illimité pour s’acquitter. Et c’est justement cette attitude désintéressée de la part d’un simple commerçant qui crée à Laurence l’obligation morale de le rembourser par son travail… Alors même qu’elle pourrait lui rendre cette somme en nature, ce ne serait pas la même chose… La généreuse conduite du tailleur ne peut être attribuable qu’à son estime pour les capacités de ma sœur : elle lui était d’une grande utilité. Ces avances, il les lui a faites dans le dessein de l’attacher à sa maison, de la retenir — en la tenant… Laurence, en les recevant, s’est donc engagée tacitement à retourner chez M. Litynski dès qu’elle serait libre… Il était tout naturel qu’elle se mît à sa disposition.

Nous ne pouvons pas rester les obligés de M. Litynski.

Bessie, confondue, déplorait tout bas les conséquences imprévues de son intervention passée : que faire ? Avouer que c’était elle, la véritable créancière de Laurence ? Elle comprenait qu’elle froisserait trop vivement la fierté des jeunes gens. Elle se dépitait de penser que Laurence allait de nouveau travailler — sans qu’une objection fût possible — afin que M. Litynski pût rembourser plus tôt le chèque américain !

Mais un regard qu’elle jeta au jeune homme changea le cours des réflexions de Bessie : François paraissait si ravagé par ses malheurs intimes qu’il lui inspirait une sorte d’appréhension apitoyée.

Elle soupira :

— Mon Dieu ! dans quelles mauvaises conditions vous vous en allez !

François eut un geste de renoncement ; et dit, impassible :

— Il le faut. Bessie murmura :

— Oui…

Et, à ses lèvres, monta la formule qui traduit le « mektoub » des fatalistes, avec plus de volonté, à l’américaine :

It must be done !

« Cela doit se faire ! »

François reprit, après un silence :

— J’étais venu d’abord pour vous remercier de la cordialité, des bontés fraternelles que vous nous aveu témoignées, mademoiselle, et vous assurer de ma profonde gratitude. Ensuite… puis-je vous demander d’aller voir ma sœur, quand je ne serai plus là ? Je suis sûr que votre visite lui fera du bien. Et je serai heureux de songer, de loin, qu’elle se sentira moins seule grâce à vous. Bessie répondit, d’un élan :

— Vous assez bien compris que mon abstention, ces jours derniers, n’était qu’une preuve de discrétion… je ne voulais pas troubler vos épanchements : vous aviez si peu de temps à rester ensemble ! Mais dès demain, j’irai la voir et la réconforter… Je vous le promets.

François d’Hersac s’inclina et lui baisa la main.

« Dieu ! que sa présence m’a glacée ! » remarqua Bessie, après son départ.

Toute frileuse, la jeune fille était secouée de légers, frissons. Elle voulut plaisanter :

— Vais-je devenir nerveuse et impressionnable comme une Parisienne ?

Mais elle restait ébranlée : une grande détresse venait de la frôler. Et comme elle avait dévoré un nombre incalculable de livres français avec le souci bien national de son développement intellectuel, ces vers, lus elle ne savait où, lui revinrent en mémoire :

Le chevalier Malheur, qui chevauche en silence,
Le chevalier Malheur m’a frappé de sa lance.