La Nièce de l’oncle Sam/XVIII

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Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 128-131).
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XVIII

— Ma pauvre Maria, dit document Laurence à sa domestique. Ma pauvre Maria, je ne savais comment vous annoncer cela et je reculais de jour en jour… Mais me voilà forcée de me priver de vos services.

— Mademoiselle me renvoi ! gémit la vieille bonne.

Laurence répliqua d’une voix émue :

— Je ne vous renvoie pas… Je ne peux pas vous garder… C’est bien différent !

Maria murmura pensivement :

— Il y a aujourd’hui vingt ans que j’entrai chez madame la marquise… j’ai vu naître mademoiselle. C’est dur de la quitter, comme ça.

Elle suggéra, d’une voix larmoyant :

— Je ne demande pas de gages c’est par attachement.

Alors, Laurence, extrêmement touchée, eut cette familiarité aristocratique — la familiarité des grandes dames envers les serviteurs fidèles dont le dévouement est acquis à leur maison et qu’elles traitent en confidents subalternes ; — elle se confia tout simplement à Maria avec une humilité pleine de noblesse :

— Vous allez comprendre, Maria… Nous n’avons plus rien ; tous nos revenus sont immobilisés. Tant que maman vivait, il était normal que mon frère fît des sacrifices pour elle. Aujourd’hui qu’elle n’est plus là, ce n’est pas juste que François se prive pour moi. J’entends qu’il garde intégralement sa solde : il en a besoin. Je veux donc me contenter de mes seuls appointements. Ma pauvre Maria, vous ne me réclamez pas de gages, mais il faut cependant que vous viviez… Eh ! bien, avec ce que je gagne, on ne peut pas vivre à deux en temps de guerre… tout est devenu si coûteux… Voilà pourquoi je me prive de vous, comprenez-vous : c’est afin de refuser les sacrifices de mon frère.

Maria, les larmes aux yeux, se préoccupa avec le souci immédiat des détails matériels :

— Qu’est-ce qui va faire le ménage de mademoiselle ?

— Moi-même.

— Mademoiselle ne saura jamais ! Et elle ne pourra pas. Mademoiselle est si frêle : elle se fatiguera tout de suite.

— Je ne suis pas si fragile, puisque j’ai résisté… à autre chose !

Et son regard évoquait le chevet de la malade, les nuits de garde et d’insomnies, les tristes semaines de surmenage et d’angoisses, auxquelles sa jeunesse avait opposé la force d’un sang pur.

Puis, enveloppant l’appartement d’un geste circulaire, Laurence ajouta avec un demi-sourire ironique :

— D’ailleurs, pour ce qu’il m’en reste, de ménage ! L’entretien n’en sera guère fatigant.

Elle désignait l’enfilade des pièces vides : le marchand était venu enlever les meubles la veille. Dans l’appartement dénudé, les rares choses qui demeuraient, disparates, désassorties, déplacées, donnaient une impression de campement. Laurence avait conservé sa chambre, le piano de Mme  d’Hersac et quelques bibelots qui lui rappelaient sa mère : afin de distraire ces épaves des meubles qu’ils emportaient, les déménageurs les avaient posées toutes dans le même coin : le piano voisinait avec l’armoire à linge.

Maria se lamentait :

— Mademoiselle ne saura pas seulement faire son lit : mademoiselle ne l’a jamais fait.

— J’essayerai.

— Si mademoiselle croit que c’est commode, de faire un lit. !… Mademoiselle veut-elle que je lui montre, avant de m’en aller ? Un peu plus tard, c’était un autre sujet. Maria pleurait :

— Mademoiselle se fera sa cuisine aussi ?

— Bah ! avec du pain, du laitage, des œufs, la plus maladroite se débrouille facilement.

— Mademoiselle qui aime tant le café… Mademoiselle ne sait pas qu’il faut avoir le tour de main pour le réussir… Je vais lui en préparer un peu d’avance, au moins.

Un quart d’heure après, Maria appelait du fond de la cuisine :

— Que mademoiselle vienne voir comment on verse l’eau !

Cette humble sollicitude qui se manifestait par des moyens appropriés bouleversait Laurence d’attendrissement ; elle pleurait sans honte. Et lorsque la vieille servante quitta tristement la maison, Laurence l’embrassa tendrement : c’était encore une portion du cher passé qui s’éloignait d’elle ; la vieille Maria l’avait aidée à soigner sa mère !

(À suivre.) JEANNE MARAIS.

(Illustrations de Suz, Sesboué).