La Nièce de l’oncle Sam/XXII

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Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 151-159).
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XXII

« Aux armées, 13 octobre 1917.
« Mademoiselle,

« Depuis quelques jours, j’ai de mauvais pressentiments : c’est sous leur influence que j’écris ces lignes. Si elles vous parviennent, c’est que je serai tué. Je souhaite que vous ne les lisiez jamais, car j’ai le réel désir de vivre : je possède assez de courage pour ça. Mais j’ai tenu, au cas où l’accident m’arriverait, à faire une dernière fois appel à votre cœur en vous priant de bien vouloir prévenir ma sœur avec les ménagements nécessaires.

Suivi de ses hommes, François d’Hersac se rendait à son nouveau poste d’observation.

« Permettez-moi de vous dire — très sérieusement — que je partirai avec votre souvenir au fond des yeux : vous savez que notre regard pose longtemps encore une auréole lumineuse, lorsqu’il s’est arrêté trop fixement sur un rayon… Merci d’avoir mis un peu de clarté dans ma nuit, d’un geste qui évoque à mon esprit le geste même de votre grand pays jetant ses étoiles symboliques sur le noir manteau de notre France en deuil. Et croyez, Mademoiselle… »

Bessie n’acheva point de lire cette lettre.

— François d’Hersac est mort !

La nouvelle l’atteignait au milieu d’une lutte morale, à la façon d’une pierre tombant au fond de l’eau : le choc y remue des couches profondes ; ce qui stagnait en son lit remonte à la surface. Ainsi l’émotion pénétrait l’âme de Bessie et la forçait de démêler ce qui s’agitait dans ses profondeurs troubles.

Une hâte lui venait de courir rue Vaneau.

— Il faut avertir cette malheureuse.

Mais elle savait bien que ce n’était pas uniquement le devoir d’accomplir sa pénible mission qui la poussait avec cette nervosité fébrile vers la maison de Laurence.

Depuis qu’elle avait quitté le chirurgien sur cette sortie violente, miss Arnott, chagrine, indécise et troublée, ne savait que résoudre : fallait-il aller jusqu’au bout du geste de rupture ? Sa jeune fierté rebelle l’y déterminait. Atrocement blessée par l’injure qui lui était faite — et si honnêtement de la part des complices non coupables qu’elle n’avait même pas la consolation de se plaindre d’une félonie — Bessie voulait extirper d’elle cet amour dont elle avait honte à présent.

Elle murmurait, toujours pittoresque en ses comparaisons :

— Quand la dent fait mal, on l’arrache.

Elle éprouvait maintenant le désir de revoir Laurence ; une curiosité nouvelle l’incitait à chercher sur ce visage le secret de son triomphe. Une femme aimée à notre place nous semble toujours posséder le pouvoir d’un artifice mystérieux.

Lorsque miss Arnott arriva rue Vaneau, elle constata que Laurence ignorait encore le sort de son frère : sans doute, la lettre posthume de M. d’Hersac, confiée d’avance à un camarade, avait été envoyée au plus vite afin de précéder la fatale feuille ministérielle destinée aux parents.

Assise en face de Laurence, ne sachant comment entamer le pénible entretien, Bessie regardait intensément la jeune fille.

Elle comprenait à cette minute la raison de la séduction qu’avait subie Warton. L’Américaine intellectuelle découvrait le charme supérieur de l’âme latine. Laurence était une créature d’une autre race que Bessie ; plus attirante et moins volontaire ; plus subtile et moins équilibrée. Son caractère avait plus de douceur, de souplesse, de féminité, à défaut de résolution. Il y avait du rêve dans ses yeux et de l’harmonie dans ses gestes. La grâce, l’agilité du petit corps sportif de miss Arnott ne pouvaient se comparer aux mouvements délicats de Laurence lorsqu’elle courbait sa taille flexible comme sous le poids de son chagrin, avec cette langueur, cette faiblesse touchante et prenante. Toute la poésie de la vieille France s’incarnait en cette figure ravissante dont les traits sarasins racontaient l’invasion des Arabes et l’influence Orientale, alors que ses tresses annelées et ses grands yeux bleu évoquaient, dans les forêts de l’ancienne Gaule, les assemblées de jeunes druides aux longs cheveux : tout son être portait l’empreinte des origines ancestrales.

Et Bessie comprenait la beauté d’une race artiste affinée par vingt siècles d’histoire.

En regard, elle récapitulait les étapes rapides de son jeune pays depuis cent cinquante ans qu’il s’est fondé, comme une exception dans l’histoire du monde. Ses progrès foudroyants dans le domaine de la science. Sa littérature improvisée, originale, reflétant nettement le caractère américain. Sa civilisation spontanée, d’abord fruste et gauche, puis améliorée par une application intelligente. Bessie constatait avec orgueil que l’Américaine d’aujourd’hui diffère à peine d’une patricienne moderne de la vieille Europe. Ce résultat, dû aux unions mixtes contractées dans ce but, ne fallait-il pas l’encourager encore depuis qu’un conflit gigantesque soudait l’un à l’autre l’Ancien et le Nouveau Monde devant le péril des Barbares ?

En attendant la société des nations, l’avenir des États-Unis ne consiste-t-il pas à absorber les races latines en décroissance pour les revivifier d’un sang neuf et créer une nouvelle Europe forte d’une fusion anglo-latine qui deviendra sa défense contre ces deux clapiers trop prolifiques d’où sortent les Slaves innombrables et les Germains envahisseurs ?

Bessie murmura :

It must be done !

Ainsi, par une tournure d’esprit bien nationale, elle raisonnait et s’expliquait le penchant de Jack Warton à un point de vue tout cérébral.

À cet instant, Laurence lui dit avec inquiétude :

— Je suis très anxieuse… voilà six jours que je n’ai reçu de lettre de François… Je sais bien que la récente offensive dans l’Est peut expliquer ce retard dans le courrier… Il va peut-être m’arriver trois ou quatre lettres à la fois… Dieu ! que je serai heureuse !

Elle s’efforçait de sourire avec vaillance. Elle eût cherché à vaincre les dernières hésitations de Bessie par son attitude qu’elle n’eût pas frappé plus juste.

Affreusement émotionnée devant ce sourire, Bessie, refoulant ses larmes, songeait : « Mais elle va devenir folle, si je lui dis… »

Elle se rappelait ces mots de Laurence : « Je n’ai plus que mon frère… c’est ma seule raison d’être, désormais. »

La jeune fille, si frêle, avec sa pauvre petite figure émaciée aux traits tourmentés, lui inspirait cette infinie compassion qui décide des sacrifices.

Elle compara leurs sorts respectifs : Laurence perdait tout, en perdant son frère ; rien ne la rattachait plus au monde… n’était-elle point condamnée, si nul ne lui tendait la main ?

Et Bessie, étreinte d’une frayeur presque superstitieuse, se remémorait la lettre de François : on eût dit que ce mourant avait deviné que miss Arnott pouvait avoir quelque influence sur la destinée de sa sœur ; sa dernière recommandation s’adressait à Bessie…

Elle réfléchit nettement : « Je souffre, c’est forcé : mais je suis jeune, j’ai un caractère ferme et une position de fortune qui me permet tant de satisfactions sur la terre ! Je m’éloignerai. J’oublierai. Je recommencerai. Si j’avais épousé Jack, j’aurais empoisonné ma vie : chaque jour, c’eût été un supplice pour moi de recevoir cette affection résignée en échange de mon amour. »

Elle considéra Laurence et conclut mentalement : « Tandis qu’à elle, pauvre petite chose, il est l’unique espoir restant. » Et Bessie dit à voix haute :

— Moi, j’ai reçu des nouvelles de votre frère.

— Vous ?

— Et je suis venue pour vous les apprendre.

— Ah !

Laurence, angoissée, devinant une chose insolite, l’interrogeait ardemment du regard.

— Il a été blessé, continua Bessie. Laurence s’écria :

— Blessé !… mais comment l’avez-vous su avant moi ?

Miss Arnott expliqua très vite :

— Eh bien, figurez-vous, quelle coïncidence… On l’a justement évacué sur l’hôpital de Jack, avec des blessés américains… Il est à Neuilly ; et je suis venue vous prendre pour vous y conduire tout de suite…

Laurence questionna, affolée :

— Vous avez vu François ? Comment est-il ?

— Blessé… assez grièvement.

La jeune fille cria :

— Si vous me dites cela, c’est qu’il est perdu !

— Venez vite ! se contenta de répondre Bessie.

Tremblante, Laurence la suivait et montait en auto avec elle.

Pendant le trajet, elle interrogea vainement miss Arnott qui se montra réservée, évasive, afin de la préparer au choc inévitable. Dans son angoisse pour son frère, Laurence ne songeait même plus qu’elle allait revoir Warton.

Cette course en auto, vers une ambulance lointaine, rappelait à Laurence l’autre course au Perray qui avait été le prélude de son malheur intime. Trois mois seulement… Et des puis, elle avait aimé, souffert, désespéré, perdu sa mère, perdu son amour… Aujourd’hui, c’était un triste paysage d’automne aux arbres roux, aux verdures flétries, que traversait l’automobile ; et la voyageuse, plus désolée qu’auparavant, s’enveloppait dans ses voiles de deuil : allait-elle perdre son frère, à présent ?

L’auto s’arrêtait devant l’entrée de l’hôpital.

— Attendez-moi… une minute ! fit Bessie en contraignant Laurence à rester dans le parloir.

Miss Arnott entra délibérément dans le bureau du docteur Warton.

Jack parut extrêmement gêné en l’apercevant. S’avançant vers elle, il commença avec embarras :

— Ma chère Bessie…

— Non… écoutez-moi ! interrompit fermement la jeune fille.

L’autorité qui émanait d’elle, l’étrange expression qui assombrissait ses yeux bleus étonnèrent le chirurgien qui resta silencieux.

Elle reprit avec vivacité :

— Il ne s’agit pas d’une explication… Nous sommes dominés par les événements ; c’est, en somme, la définition de notre époque… Jack, vous allez m’obéir parce qu’il faut que cela soit fait… Et surtout, ne m’offensez pas en supposant que je me sacrifie : il n’est pas question de sacrifice, mais de décision. Jack, vous avez cessé de m’aimer, malgré tous vos efforts pour dissimuler votre indifférence. Je romps. Que faire ?… Je ne puis contraindre les mouvements de votre cœur ; et je suis trop exclusive pour accepter d’épouser un homme qui n’a plus que de l’affection pour moi… À présent, parlons de l’autre chose.

Et, silencieusement, elle tendit la lettre de François au chirurgien.

Lorsqu’il l’eut achevée, Bessie reprit :

— Je n’ai pas eu le courage de prévenir, miss Laurence. Je l’ai laissée croyant que son frère, simplement blessé, était soigné ici. Elle attend, à côté. Il n’y a que vous qui puissiez lui dire la vérité, parce que votre présence seule et votre amour pourront lui amortir le coup. Vous allez la recevoir, pendant que je m’en vais.

Et Bessie acheva simplement :

— Adieu, Jack. Je ne pense pas que nous nous reverrons avant longtemps.

Le docteur Warton prit la petite main tendue, la baisa respectueusement ; et questionna avec intérêt :

— Que comptez-vous faire ?

— Actuellement, les démarches nécessaires pour pouvoir retourner incessamment à New-York.

Bessie sortit par la porte opposée afin de ne pas se retrouver en face de Laurence.

En remontant dans l’auto, elle ordonna au chauffeur :

— À l’ambassade des États-Unis !

Dans la voiture qui l’emportait, elle pleura un peu en pensant à l’entrevue qu’elle venait de ménager. Mais, n’est-ce pas, c’était inévitable… cela devait se faire…

Et rappelant à elle sa volonté défaillante, courageusement, Bessie Arnott conclut avec énergie :

It must be done !

FIN
JEANNE MARAIS.

(Illustrations de Suz. Sesboué).