La Normandie romanesque et merveilleuse/24

La bibliothèque libre.
J. Techener & A. Le Brument (p. 484-504).

CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME.

Légendes merveilleuses.


Monuments construits par le Diable ; le Cimetière Saint-Germain ; l’If de
Tourville ; le Mouton de Bouteilles ; la Tour du Diable ; le Lac de
Flers ; Légende de Sainte-Adresse ; Notre-Dame-des-Neiges ;
Saint-Paul de Bruneval ; l’Église d’Étretat, l’Église
de Cormeilles ; Légendes de Grainville-l’Alouette
et de Sec-Iton ; Souvenirs de l’occupation
anglaise en Normandie : la Cloche mira-
culeuse, la Fille du Roi, à marier.


Séparateur


monuments construits par le diable.



Soit qu’ils fussent entraînés par les ardentes sollicitations de l’amour du gain, soit qu’ils fussent pressés par les incitations téméraires d’un zèle orgueilleux, les architectes du moyen-âge se soumettaient à des conditions extrêmement rigoureuses pour obtenir le privilège de diriger la construction des monuments d’une certaine importance. C’est sans doute parce que ces malheureux artistes ne purent souvent remplir leurs engagements qu’à l’aide de ces ressources humiliantes et cachées qui s’emploient seulement à la veille d’une détresse absolue, que l’on imagina qu’ils avaient, par suite d’un marché sacrilège, reçu du diable, en beaux deniers, le prix de leur damnation.

On cite, en Europe, un nombre considérable de monuments dont l’achèvement n’a été dû qu’aux secours pécuniaires et manuels du démon, obtenus ainsi, à son ame défendant, par quelque pauvre et imprévoyant architecte. La plus curieuse des histoires normandes de cette sorte se rattachait à la chapelle de Notre-Dame-de-Caillouville.

Cette chapelle, entièrement reconstruite en 1331, devint célèbre autant par le luxe de sa décoration intérieure que par l’influence miraculeuse de la fontaine bénite qui l’avoisinait. Les parois de Notre-Dame-de-Caillouville étaient surchargées d’un si grand nombre de statues et de tableaux qu’on assurait qu’il n’était pas un saint du paradis dont l’image ne s’y trouvât. De nos jours encore, pour donner l’idée d’une affluence incommode, on dit proverbialement : être tassés comme les saints de Caillouville. Cependant, circonstance remarquable, dans un lieu où l’iconomanie s’exerçait d’une manière si fastidieuse, une place principale était restée dépourvue de sa pieuse ornementation ; c’était une niche extérieure, vide, depuis l’achèvement de la chapelle, de la sainte figure à laquelle elle avait été destinée. Une cause extraordinaire pouvait seule expliquer, ainsi qu’on va le voir, cette omission exceptionnelle :

L’architecte, chargé de reconstruire la chapelle de Caillouville, était un de ces spéculateurs aux maladroites prévisions, dont l’histoire devait intéresser les souvenirs populaires. À mesure que les travaux de construction réclamaient de nouveaux frais, le malheureux artiste voyait trop clairement qu’il ne pourrait y subvenir sans se trouver réduit à la mendicité. En vain il avait épuisé toutes les ressources de son talent pour découvrir quelques moyens d’ingénieuse économie ; sa ruine n’en était pas moins imminente. Que faire ? invoquer le ciel ? Mais la providence a des voies si détournées, son secours est si incertain ! Adressons-nous plutôt à l’enfer, se dit l’infortuné, la puissance du mal est seule infaillible. Et, d’ailleurs, lorsqu’il s’agit pour lui de gagner une ame, Satan n’apporte-t-il pas à remplir ses engagements l’exactitude rigide de l’usurier qui se met en mesure d’obtenir l’abandon d’un gage précieux ?

Ce fut d’après ces funestes réflexions que le maître maçon se décida à invoquer le secours du diable. Celui-ci ne se fit pas prier pour entrer en marché. Il consentit à terminer la chapelle à ses frais et dans le plus bref délai, sous condition que l’architecte lui livrerait les âmes de ses deux enfants, payables au jour même du complet achèvement de l’édifice. Fasciné par les images affreuses du déshonneur et de la misère, le solliciteur n’eut point assez de résolution pour refuser cet odieux contrat ; mais, à peine commençait-il à en recueillir les fruits, qu’un remords plein d’angoisses s’empara de son âme ; la désolation de son cœur paternel n’avait point un seul instant de relâche. Ne pouvant imaginer de faux-fuyant, c’était sans une lueur d’espoir que le malheureux en était revenu à implorer la protection des saints, et seulement pour mettre quelqu’un de moitié dans sa douleur. Cependant, il s’était souvenu fort à propos, dans ses oraisons, de saint Regnobert, un des plus illustres patrons de la Normandie. Le désespoir si violent du maître architecte, sa contrition si fervente, ses supplications si humbles attendrirent le bienheureux, qui daigna visiter l’infortuné maçon, et le gratifier d’un conseil de meilleur aloi que ne l’est d’ordinaire cette espèce de monnaie ; c’est-à-dire qu’il lui fit la recommandation expresse de se tenir strictement à la lettre du contrat, et de ne pas agréer le travail de Satan qu’il ne fût complet de tout point. Le pauvre affligé accepta avec avidité l’espoir de salut que lui promettait l’entremise d’un si grand saint dans ses affaires. Cependant, la construction de l’église se continuait avec une facilité admirable, et le jour arriva bientôt où Satan livra son œuvre et en réclama le salaire. Le maître architecte, pour se conformer aux conseils de saint Regnobert, se mit à examiner la chapelle avec la plus sévère attention, à mesurer, d’abord, l’ensemble d’un coup d’œil habile, à fouiller ensuite chaque détail due regard pénétrant ; mais nulle part ne se découvrait le plus léger défaut, la moindre incorrection, le plus insignifiant oubli ; au dedans, au dehors même, tout était parfait. Éperdu, le pauvre maître maçon cherche l’image de saint Regnobert, comme pour exhaler, en présence du bienheureux, le dernier reste d’espoir qui abandonnait son ame. Mais, ô merveille ! l’image est disparue ; la statue de saint Regnobert est absente de la place d’honneur que Satan lui avait ménagée. Cet incident ranime aussitôt le courage de l’infortuné ; il adresse au diable, avec une vaillante ferveur, les plus énergiques réclamations. Celui-ci proteste contre la perfidie du saint, et le mauvais tour qu’on lui a joué ; l’architecte se défend à outrance dans la personne de son protecteur. La discussion s’enflamme, mais Satan la termine dédaigneusement, en affirmant qu’un si mince obstacle n’empêchera point son triomphe, et que, dès le lendemain, la statue absente sera remplacée. Le diable tient parole ; de son côté, saint Regnobert ne manque point non plus de recommencer son adroit manège. Cela eut lieu tant de fois que le démon lassé abandonna de lui-même son droit, et laissa le maître architecte et ses deux fils se sauver ou se perdre, selon les chances communes à tous les chrétiens. Saint Regnobert sut jouir modestement de son triomphe, car il ne replaça jamais sa statue absente, sans doute pour ne pas réveiller le dépit de Satan[1].

Un de nos plus anciens monuments, le pont jadis réputé pour si admirable, et auquel la petite ville de Pont-de-l’Arche doit sa dénomination, a été construit, assure-t-on, de compte à demi avec le diable[2]. Vous dire au juste comment le marché a été conclu, et comment on est parvenu à l’éluder, serait assez difficile ; car ce fond de tradition, que vous connaissez déjà au moins par l’histoire précédente, admet toutes les variantes dramatiques que veut bien lui prêter l’imagination du narrateur. Comment donc se fixer sur la version authentique ? Si l’on en croit, cependant, l’opinion la plus répandue, il s’agissait de livrer à Satan le premier être vivant qui traverserait le pont, et l’on eut soin d’y faire passer un malheureux matou qui était devenu suspect aux ménagères du voisinage, pour cause d’abus de confiance et de vol domestique. Toujours est-il que le diable se trouva forcément débouté de ses réclamations, à preuve, c’est qu’il refusa de terminer son œuvre. En effet, on remarque encore aujourd’hui de notables interruptions aux parapets du pont. Au reste, Satan eut lieu de se consoler de sa défaite ; au moins avait-il travaillé pour sa gloire : la remarquable solidité de ce pont est toujours un sujet d’étonnement pour l’observateur, et cet échantillon des œuvres d’art du diable peut faire sincèrement regretter que l’infernal architecte ne nous vienne plus désormais en aide que dans les travaux de démolition, lorsqu’il s’agit, par exemple, de transformer en filatures les belles ruines de nos antiques monastères, ou de jeter à bas les anciens châteaux, pour être dispensé d’en faire les réparations[3].

La renommée que le diable s’était acquise comme architecte, au moyen-âge, fut cause qu’on lui fit alors honneur des plus admirables constructions des époques précédentes. Quelques routes romaines des environs de Condé-sur-Iton lui sont attribuées, et notamment celle qui, de Condé, conduisait à Suindinum, chef-lieu des Aulerces-Cénomans. Voici comment les habitants de Condé expliquent ce fait merveilleux : On avait un besoin pressant de ce chemin, mais il paraissait impossible de l’achever pour l’époque déterminée. Le diable proposa de se charger de cette entreprise, et même de la mener si promptement à fin, qu’un cheval lancé au galop ne pourrait suivre les progrès de son travail. Témoins pris et gageure faite, le diable acheva le travail dans le délai fixé[4].

Un des endroits les plus pittoresques de la Normandie, c’est une montagne rocheuse, près de Pôtigny, fendue dans toute sa longueur à une profondeur de plus de deux cents pieds. Une limpide petite rivière, la Laison, coule au fond de ce vaste abîme, qui déguise les formes abruptes de ses énormes déchirements sous les coquettes bruyères, les fraîches mousses, les lianes nonchalantes et gracieuses dont il est tapissé de toutes parts. D’étroits sentiers découpent de leurs lignes onduleuses les parois de l’immense crevasse, et conduisent à de charmantes maisonnettes qui, bravant les futurs bouleversements du rocher, ont pris hardiment possession de cet Éden souterrain. Mais, le croirait-on ? cette montagne ainsi faite, avec ces majestueuses et ravissantes beautés, c’est encore une œuvre phénoménale du diable ; et la tradition, qui nous l’affirme, nous donne, à ce sujet, des détails assez précis pour qu’il y ait lieu de ne pas douter de la vérité du récit :

Lorsque saint Quentin vint s’établir dans cette contrée, dont il fut le premier apôtre, il bâtit une église auprès de la brèche, sur le même emplacement où l’on en voit une encore de nos jours. Mais alors la brèche n’existait pas ; la montagne se tenait d’un seul morceau, et elle était entourée de tous côtés, à sa base, par la Laison, qui, se perdant en mille détours sans pouvoir trouver d’issue directe, finissait par épancher ses eaux sur les plaines environnantes. Saint Quentin vivait donc forcément isolé sur son rocher, et c’était par un cas bien rare que quelque pieux néophyte se hasardait à traverser le lac pour venir prier à la nouvelle église. Sans sa parfaite résignation aux volontés du ciel, le saint eût trouvé à se plaindre, peut-être, des empêchements matériels qui contrariaient l’efficacité de son apostolat. Mais, quoiqu’il se le déguisât à lui-même, son chagrin secret avait été observé par Satan, qui résolut d’en tirer quelque avantage personnel. Un jour donc le rusé démon se présente devant le saint, et, sans employer ces insidieux pourparlers que dédaignent, en général, les gens qui savent traiter le plus sérieusement les affaires, il va droit au but, et met le doigt sur la plaie ; c’est-à-dire qu’il propose à l’apôtre sans disciples, de fendre la montagne pour donner passage à la petite rivière, et faciliter ainsi l’accès de l’église à la population des environs. Cette proposition étonne d’abord saint Quentin, qui avait quelques raisons de penser que Satan n’était pas coutumier de semblables complaisances à l’égard des serviteurs de Dieu. « Si je consens à accepter ton offre, dit-il cependant, que réclames-tu, maudit, pour ton salaire ? — L’ame de ta fille aînée, réplique Satan, d’un air superbement leste et résolu. » Le saint frémit à cette demande aussi offensante que cruelle ; car on doit croire que, s’il avait à cœur de gagner des âmes à Dieu, ce n’était pas aux dépens du salut de sa propre famille. Il allait donc proclamer son refus avec un dédain énergique, lorsqu’il s’aperçut que le démon était déjà disparu. Celui-ci, en observant le trouble douloureux de son interlocuteur, avait compris qu’il n’y avait plus rien à faire, du moins ce jour-là. Comment il s’y prit ensuite pour renouveler sa proposition, et comment le saint, qui avait réfléchi, sembla, peu à peu, se laisser séduire, c’est ce que la perspicacité de nos lecteurs nous dispense de leur raconter en détail. Toujours est-il qu’après un petit nombre d’entrevues le saint finit par accéder à l’offre de Satan, mais en y ajoutant deux conditions essentielles : il fallait que, dans la rivière, coulant pour la première fois au fond de la montagne entr’ouverte, le démon blanchit une toison, dont notre apôtre s’était réservé le choix, et qu’il remplit d’eau un certain vase que le saint avait en sa possession. Ce marché fut conclu. Et voyez comme Satan en fut la dupe : la toison était une peau de bouc, le vase était un crible ! Pas n’est besoin d’ajouter que la fille de saint Quentin se trouva délivrée, par l’ingénieuse ruse de son père, de la poursuite de son infernal prétendant. Quant à l’immense crevasse, si avantageuse pour la contrée, les habitants de Pôtigny lui appliquèrent, avec une malicieuse satisfaction, le surnom de Brèche-au-Diable, sous lequel elle est demeurée depuis en grande renommée[5].

La morale concluante de tous les contes de cette espèce, c’est, il nous semble, qu’il ne faut pas trop s’effrayer du diable, si noir et si méchant qu’il soit. Un peu de ruse, beaucoup d’audace, ou plutôt cette paisible insouciance, qui n’est souvent, au fond, qu’une foi vive en la protection du ciel : en voilà assez pour déjouer bien des complots haineux et de perfides machinations.


le cimetière saint-germain.


Un lieu célèbre pour être hanté par le diable, c’est le cimetière dépendant de l’ancienne léproserie de Saint-Germain de Pont-Audemer. Il a été, de tout temps, le théâtre des plus sinistres apparitions, dont chacun dans le pays vous racontera les incidens, avec des variantes interminables. Si vous avez quelques doutes sur la réalité de ces étranges aventures, prenez garde d’être puni de votre incrédulité comme le fut certain villageois qui, un jour de grande fête patronale, s’était permis nombre de plaisanteries ironiques sur le diable de Saint-Germain. L’esprit maudit, pour se venger, attendit notre homme au passage, se saisit de lui, l’enleva dans les airs, et, lorsqu’il jugea que la hauteur était suffisante, il le laissa retomber à plat, tout en le raillant à son tour par un rire faux et méchant. Après une telle mésaventure, la témérité orgueilleuse du jeune fou ne fut plus qu’une histoire de ballon crevé, qui prêta à moquerie aux uns et fit frémir les autres. Sans doute, notre imprudent avait négligé d’invoquer la protection de saint Gilles. Ce saint, qui avait une chapelle consacrée en son honneur dans l’église de l’abbaye, exerçait en ce lieu un patronage très salutaire. Non-seulement, il inspirait à ceux qui invoquaient sa protection le courage nécessaire pour braver les vaines illusions de la peur, mais il leur offrait aussi son aide pour vaincre les mystérieux dangers vis-à-vis desquels les forces humaines eussent été impuissantes[6].


l’if de tourville.


À Tourville, se trouve un if, dont l’ombrage enchanté fait perdre au voyageur toute possibilité de retrouver sa route, et tout désir de la poursuivre. Celui qui s’assied sous cet arbre, s’abandonnerait bientôt à un far niente éternel, si quelque passant charitable ne se mettait en peine de rompre le charme. Ne croyez pas qu’il suffise, pour réussir dans cette entreprise, de changer seulement l’ensorcelé de place ; car celui-ci, tiré violemment de son sommeil magique, ne manquerait pas de rouer de coups l’importun qui l’aurait troublé. Mais, comme les miracles les plus difficiles s’opèrent toujours en vertu des moyens les plus simples, si l’on a le soin de mettre d’abord un de ses propres vêtements à l’envers, on sera, grâce à cette précaution, tout-à-fait apte, en évitant les coups, à se rendre maître du sortilège[7].


le mouton de bouteilles.


S’il vous arrivait de visiter l’église de Bouteilles[8], vous découvririez sur le maître-autel une sculpture représentant un loup, un mouton et un pieu. Au premier coup d’œil, vous devineriez que cet assemblage compose quelque hiéroglyphe d’une nature très édifiante ; mais, comme vous seriez longtemps à chercher avant de pouvoir en découvrir l’explication, peut-être seriez-vous heureux alors de nous trouver pour vous donner sur l’heure la clef du mystère.

Un jeune agneau, sans doute le favori de quelque privilégié de la prébende, avait obtenu la faveur gratuite de brouter l’herbe du cimetière de Bouteilles Seulement, comme son inexpérience ne permettait pas qu’on lui accordât ce don en pleine licence, l’innocent animal était retenu dans un cercle d’une courte étendue, au moyen d’une corde attachée à un bout de pieu fiché en terre. Or, il arriva qu’un loup, bandit sauvage qui était dépourvu de toutes les faveurs du ciel, de toutes les prérogatives de la domesticité, et qui se trouvait réduit à ses propres efforts pour conquérir une rare nourriture, venant à passer dans l’enclos des morts, aperçut le paisible agneau. Il fit subitement cette réflexion : que la Providence des loups, touchée de ses longs jeûnes, lui ménageait cette fois un splendide festin. Sur quoi, notre loup s’apprête, avec une voracité mal déguisée, à s’approcher du pauvre mouton. Mais celui-ci, qui a deviné son ennemi, sent ses forces doublées par l’énergie de la peur ; il donne un si bon coup de collier qu’il entraîne corde et pieu, et, suivi de cet attirail, il se met à courir de toutes ses jambes ; puis, trouvant sur son passage l’église ouverte, il s’y réfugie avec la téméraire confiance d’un pauvre d’esprit. Moins tranquille, le loup, au moment de pénétrer dans le lieu saint, sent courir sur sa peau le frisson du remords. Il s’y hasarde cependant, et le voilà qui trotte sur les dalles sonores, tout en ouvrant de grands yeux hagards, dont il semble déjà dévorer sa proie. Encore un pas, il va s’élancer sur le pauvre mouton ; mais celui-ci s’échappe subtilement par la porte d’entrée, et, la refermant sur lui à l’aide du pieu qu’il traîne après lui, tient ainsi captif maître loup, qui n’a plus d’autre ressource que d’aller s’agenouiller au confessionnal. Hélas ! on ne lui laissa point le temps de la pénitence ; l’agneau bêla sa victoire avec tant d’énergie, que tous les habitants du voisinage s’en émurent. On accourut sur les lieux, on délivra le prisonnier, mais pour se ruer sur lui à coups de piques et de bâtons, jusqu’à ce que mort s’ensuivît[9].

Les habitants de Bouteilles, en consacrant la mémoire de ce miracle par une sculpture ornementale de leur église, voulurent mettre en évidence cette consolante maxime : Que la Providence est douce aux petits, et qu’elle sourit à l’effort des humbles.


la tour du dible.


La tour orientale du château de Tancarville, après avoir été appelée la Tour du Lion, changea ce noble surnom en celui de Tour du Diable. Cette tour avait long-temps servi de prison, et, à cause des souvenirs qui la peuplaient, elle était en assez mauvaise renommée pour être digne, en effet, de fixer le choix d’un hôte infernal. Cependant, les habitants des environs s’étant aperçus du funeste voisinage qui leur était échu, allèrent, troublés et mécontents, trouver leur pasteur, et le supplièrent de faire quelque tentative pour déloger l’ennemi commun. À un jour donné, il fut convenu qu’on se réunirait en procession, croix et bannière en tête, et qu’on marcherait ainsi droit au diable, et tout prêts à lui livrer bataille s’il refusait d’obtempérer aux pacifiques sommations que le curé s’était chargé de lui adresser. La pieuse armée témoigna d’abord un zèle fort louable à se mettre en route ; mais, arrivée au seuil de la demeure maudite, elle hésite, recule et se disperse à travers champs. Cependant le pasteur, malgré la défection de son troupeau, pénètre dans l’enceinte de la tour. Ce qui se passa, dans son entrevue avec l’ennemi, nous ne saurions le raconter ; seulement, quelques fuyards, qui reprirent assez de courage pour revenir sur leurs pas, assurèrent avoir vu, après quelques instants d’attente, leur curé sortir du lieu redoutable, brave et triomphant comme saint Antoine, et agitant encore au-dessus de sa tête le goupillon trempé d’eau bénite qui avait été son arme de salut[10].


le lac de flers.


Près de la ville de Flers, se trouve un bois dans lequel est renfermé un étang, ou plutôt un petit lac. Ce lieu est silencieux et isolé, et le mirage des grands arbres estompe la surface du lac de teintes si sombres, qu’on se prend à rêver de quelque effrayant mystère qui se cache, comme un limon impur, au fond de ces eaux dormantes.

Il y a beaucoup, beaucoup d’années, dit la tradition, existait, sur cet emplacement, un couvent, fondé par un pécheur repentant, en expiation de ses péchés. Durant les premiers temps de la fondation, les moines menèrent si sainte vie que les habitants de la contrée environnante accouraient en foule, pour être édifiés de leurs pieux exemples et de leurs touchantes prédications. Mais le couvent devint riche et somptueux, et, peu à peu, les moines se départirent de la stricte observance de leur règle. Bientôt l’église du monastère demeura fermée, les chants religieux cessèrent de retentir sous ses voûtes, une clarté triomphante ne vint plus illuminer ses sombres vitraux, et la cloche de la prière ne fit plus entendre son tintement matinal pour réveiller tous les cœurs à l’amour de Dieu. Mais, en revanche, le réfectoire, réjoui de mille feux, ne désemplissait ni le jour ni la nuit ; des chœurs bachiques, où perçaient des voix de femmes, frappaient tous les échos de leur sacrilège harmonie, et les éclats d’une folle ivresse annonçaient au voyageur et au pèlerin, qui passaient devant l’enceinte du monastère, que le sanctuaire de la dévotion et de l’austérité s’était transformé en une Babel d’impiétés et de dissolutions.

Or, il arriva que, la veille d’une fête de Noël, les moines, au lieu d’aller célébrer l’office, se réunirent pour un profane réveillon. Cependant, quand vint l’heure de minuit, le frère sonneur étant à table avec les autres, la cloche qui, d’ordinaire, se faisait entendre à cette heure pour appeler les fidèles à la messe, commença à sonner d’elle-même ses plus majestueuses volées. Il y eut alors, dans le réfectoire, un moment de silence et de profonde stupeur. Mais un des moines les plus dissolus, essayant de secouer cette terreur glaçante, entoura d’un bras lascif une femme assise à ses côtés, prit un verre de l’autre main, et s’écria avec insolence : « Entendez-vous la cloche, frères et sœurs ? Christ est né, buvons rasade à sa santé ! » Tous les moines firent raison à son toast, et répétèrent, avec acclamation : « Christ est né, buvons à sa santé ! » Mais aucun d’eux n’eut le temps de boire : un flamboyant éclair, comme l’épée de l’archange, entr’ouvrit la nue ; et la foudre, lancée par la main du Très-Haut, frappa le couvent, qui oscilla sous le choc, et tout-à-coup s’abîma à une grande profondeur dans la terre. Les paysans, qui s’étaient empressés d’accourir à la messe, ne trouvèrent plus, à la place du monastère, qu’un petit lac, d’où l’on entendit le son des cloches jusqu’à ce que le coup de la première heure du jour eût retenti.

Chaque année, disent les habitants du pays, on entend encore, le jour de Noël, les cloches s’agiter au fond du lac ; et c’est seulement pendant cette heure, où les moines sont occupés à faire retentir le pieux carillon, que ces malheureux damnés obtiennent quelque rémission aux tourments infernaux qui les consument de leurs plus dévorantes atteintes[11].


légende de sainte-adresse.


Le village de Sainte-Adresse n’était pas situé jadis au lieu qu’il occupe maintenant. Il s’est rejeté en arrière, à mesure que, par les fréquentes irruptions de la mer, il a été forcé d’abandonner quelque portion de ses terres riveraines. Il ne portait pas non plus alors le nom de Sainte-Adresse, mais celui de Saint-Denis-Chef-de-Caux. Comment s’est-il laissé déposséder de son ancien patron, pour y substituer une patronne assez peu orthodoxe ? ceci est une piquante histoire, qui méritait d’être conservée par la tradition :

Un jour que la mer était dans sa plus grande fureur, un vaisseau vint à dériver vers la côte de Saint-Denis, avec une violence à laquelle il semblait que toute la science des marins, jointe aux infatigables efforts de leur courage, n’aurait pu opposer aucune résistance. L’équipage et le pilote, n’imaginant plus de ressources, avaient interrompu leurs manœuvres, et s’étaient jetés à genoux pour implorer la protection de saint Denis. Mais, tandis qu’ils priaient, le vaisseau abandonné à lui-même dérivait encore avec plus de rapidité vers la côte. Le capitaine, qui seul avait conservé sa présence d’esprit, fut saisi d’une violente colère en voyant l’effet de cette prière inopportune. Il se met à menacer et à tempêter plus haut que la mer ; les jurements font brèche à travers les saintes litanies ; enfin, il secoue si vaillamment son équipage, qu’en un instant toute lâche torpeur est dissipée. Alors, il s’empare lui-même du gouvernail pour prêcher d’exemple : « Et, maintenant, à l’ouvrage, s’écrie-t-il : si quelque chose peut nous sauver, c’est l’assistance de sainte Adresse, sans quoi nous sommes infailliblement perdus. » Le capitaine disait vrai ; sa courageuse résolution fût couronnée d’un plein succès : le vaisseau, tiré des bas-fonds les plus dangereux, échappa à la tourmente. Depuis ce temps, saint Denis fut déposé de son protectorat ; sainte Adresse devint la patronne du village, et la tradition ajoute, ce qui est fort croyable, qu’elle fit encore bon nombre de miracles aussi manifestes[12].


notre-dame-des-neiges.


Avant la révolution, il existait, sur la rive droite de la Seine, vis-à-vis d’Honfleur, une chapelle qui devait, à une tradition patriotique et merveilleuse, le surnom de Notre-Dame-des-Neiges :

Pendant un de ces blocus fréquents qu’Honfleur eut à soutenir contre les Anglais, deux braves pêcheurs montèrent sur leurs barques, avec l’intention de profiter de l’ombre protectrice d’une nuit d’hiver, pour aller porter à Rouen la nouvelle du débarquement des ennemis. Mais, lorsque ces intrépides marins eurent gagné la pleine mer, la neige commença à tomber à flocons si pressés, qu’il n’était plus possible de se reconnaître, ni de se diriger, au milieu de ce tourbillon qui voilait l’étendue des flots. Cependant, les braves messagers persistent à avancer, lorsque, à leur grande déception, ils s’aperçoivent qu’ils touchent au rivage du Havre. Menacés de tomber entre les mains des ennemis, ils ne s’abandonnent point à de vaines lamentations, mais ils sautent lestement à terre, et se dirigent vers une chapelle, dédiée à Notre-Dame, qui était proche du rivage. Leur prière franche et chaleureuse est écoutée de la reine du ciel : la neige cesse à l’instant, nos marins remontent sur leurs embarcations, et voguent avec ardeur pour aller accomplir leur patriotique mission[13].


saint-paul-de-bruneval.


Bruneval est un mélancolique village, situé au bord de la mer, entre le cap de la Hève et le cap d’Antifer, et que ses habitants disent avoir été jadis la première ville de France. Plusieurs traditions merveilleuses se répètent à propos de Bruneval ; nous avons parlé déjà de ces canons chargés d’or et d’argent, qui se trouvent auprès de son église sous une grande épine blanche ; une richesse plus précieuse encore est déposée dans l’intérieur du monument.

Un jour, les pêcheurs de Bruneval aperçurent, flottant sur les eaux, un corps mort qu’une éblouissante irradiation avait signalé à leurs regards étonnés. Ils recueillirent ce corps, et l’enterrèrent dans le chœur de leur église. De nombreux miracles opérés autour de cette tombe vinrent bientôt confirmer l’opinion que le peuple s’était formée de la sainteté du personnage qu’on y avait inhumé. On résolut d’instituer une fête en l’honneur de ce nouveau protecteur de Bruneval, et on en fixa la célébration au jour de Saint-Paul, à cause du prénom du mystérieux inconnu, lequel prénom, disent nos villageois, avait été trouvé dans ses papiers. Depuis cette époque, le pèlerinage du merveilleux tombeau n’a jamais été abandonné ; les fiévreux, surtout, y obtiennent prompte guérison, en se contentant de mêler, dans un verre de vin, qu’il faut avaler à genoux, une pincée de la terre qui recouvre le corps du saint. Rien ne contrarie cette pieuse opération, car la dalle destinée à fermer la tombe n’a jamais pu être mise en sa place ; elle s’est trouvée toujours repoussée par une force invisible, afin que la faveur du miracle ne fût point dérobée à ceux qui viennent l’implorer avec foi[14].


l’église d’étretat. — l’église de cormeilles.


L’église paroissiale d’Étretat est située à une assez grande distance de ce village, et au pied de la côte Saint-Clair. Cet emplacement semble mal choisi pour la commodité des habitants, mais il n’a pas été permis d’en préférer un autre, une fantaisie diabolique ayant seule fait ici la loi.

Une sainte femme, nommée Olive, qui vivait à une époque fort ancienne, avait coutume de venir se baigner dans une fontaine qui surgit, à une grande profondeur, au pied d’une grosse roche du rivage, que la marée basse laisse à découvert. Un jour, des Sarrasins, montés sur leurs barques, surprirent en ce lieu la chaste baigneuse, et tentèrent de l’emmener de force avec eux. Olive, épouvantée du danger qui la menaçait, fit vœu de bâtir une église si Dieu la préservait de tomber entre les mains des Infidèles. Aussitôt il s’éleva une tempête qui rejeta bien loin en pleine mer les barques des Sarrasins. Dès-lors, la pieuse femme ne songea plus qu’à réaliser son vœu ; mais elle y trouva de grands empêchements. L’église avait été commencée au centre de la paroisse, dans le fief des Vergés ; à peine s’élevait-elle sur ses fondements, que le diable la transporta au pied de la côte Saint-Clair. On essaya d’abord de résister à la malfaisance de Satan ; on revint au premier emplacement ; mais, chaque nuit, l’ouvrage du jour précédent se trouvait de nouveau déplacé. Après quelques tentatives infructueuses, Olive ne jugea pas à propos de lutter d’opiniâtreté avec le malin esprit. La bonne renommée de la pieuse femme ne perdit rien à cette humble soumission, et les habitants d’Étretat y gagnent de témoigner plus de zèle religieux, lorsque, sans tenir compte de la distance, ils se rendent avec exactitude aux saints offices[15].

Une mésaventure toute semblable arriva aux habitants de la paroisse de Saint-Sylvestre de Cormeilles, lorsqu’ils voulurent se construire une nouvelle église, outre celle qu’ils possédaient déjà, et qui était située dans le voisinage du monastère de Saint-Pierre de Cormeilles : chaque nuit disparaissaient les pans de muraille que l’on avait construits le jour précédent. Il paraît que, dans cette circonstance, le diable se serait fait le compère des moines, qui ne se souciaient nullement de desservir à la fois deux églises, dont une devait être placée sur un point assez éloigné du couvent. On peut penser, en effet, que, dans toutes les occasions où des intérêts de localité se trouvaient en jeu, à défaut d’autres entremetteurs, on employait le diable à certains rôles complaisants qui font maintenant partie des attributions des éligibles de toutes classes : conseillers municipaux, ou députés de l’une ou de l’autre fraction.


légendes de grainville-l’alouette et de sec-iton.


Une rivière, qui prenait sa source à Grainville-l’Alouette et descendait à Auberville-la-Renaud, faisait marcher autrefois un moulin d’une force assez considérable. Des titres nombreux attestent l’existence de cette rivière, aujourd’hui disparue, mais dont le cours souterrain, lorsque la marée haute le fait refluer, sert encore à alimenter les puits d’Étretat. Si vous demandez quelques renseignements sur la disparition de cette rivière, voici ce qui vous sera répondu : Une malheureuse bohémienne arriva, certain soir, auprès de la maison du meûnier de Grainville-l’Alouette. Elle demanda à cet homme, au nom de son enfant mourant de froid et de faim, qu’elle portait dans ses bras, un morceau de pain pour le souper, une botte de paille fraîche pour le repos. Le meûnier refusa l’humble demande de cette pauvre mère, et, charmé de trouver une excuse à son insensibilité naturelle, il traita l’infortunée, avec une ironie barbare, de païenne et de sorcière. À ces mots, la fille d’Égypte se ressouvint que la magie lui avait, en effet, révélé ses plus terribles secrets : « Malheureux ! s’écria-t-elle, frémissante d’indignation, ton refus aura sa récompense ! » Et elle se prit à murmurer quelques-unes de ces paroles magiques qu’aucune langue ne peut traduite, et dont l’enfer seul comprend le sens. À peine la conjuration était-elle achevée, que le moulin cessa de mouvoir sa roue active ; la rivière avait pris un cours souterrain, et la richesse de l’avare meûnier s’était enfouie avec elle. Punition équitable, à laquelle le ciel ne dut point s’opposer ; car la vengeance d’une mère est sacrée, son cri de douleur fait tressaillir la nature entière, et se soumet toute la création[16].

La légende de Sec-Iton se rapproche beaucoup de celle de Grainville-l’Alouette, sauf les particularités romanesques qui distinguent cette dernière. On donne le nom de Sec-Iton à l’ancien canal naturel que suivait autrefois le bras de l’Iton qui se dirige vers Breteuil, avant que celui-ci n’eût pris un cours souterrain. C’est à Villalet, au-dessous de Damville, que disparaît cette petite rivière, et c’est là aussi qu’existait jadis un moulin à eau. Or, le meûnier ayant refusé, certain jour, au diable qui l’en priait, de lui faire traverser la rivière dans sa barque, Satan, qui craint l’eau froide non moins qu’un chat échaudé, fut violemment irrité de ce manque de complaisance. Maugréant avec amertume contre l’espèce humaine, tout comme s’il eût eu quelques droits à en attendre une réciprocité de bons services, il conclut ses violentes récriminations par une menace formelle de vengeance. Pour Satan, concevoir une méchante action, c’est l’exécuter : en moins de quelques heures, l’Iton prit son cours à une grande profondeur souterraine. Le diable put alors traverser, à pied sec, le lit de la rivière ; mais le malheureux meûnier perdit, avec ses moyens de travail, l’heureuse aisance dans laquelle il avait vécu jusqu’alors.[17]


la cloche merveilleuse de corneville.


L’occupation de la Normandie par les Anglais a laissé quelques souvenirs vivaces dans la mémoire du peuple. Nous avons déjà parlé de la tradition relative aux trésors que nos ennemis, obligés d’abandonner leur conquête, auraient cachés en divers lieux de notre province. Une croyance merveilleuse, qui existait dans la commune de Corneville, était une allusion toute patriotique aux mêmes événements :

Après avoir dévasté l’abbaye de Corneville, les Anglais enlevèrent la cloche principale sur une barque, que cette charge trop pesante fit chavirer. Mais, tandis qu’on s’efforçait de retirer la cloche de l’eau, les Français survinrent, et les Anglais se virent contraints d’abandonner leur prise. Depuis ce jour, chaque fois que les clochers du pays retentissaient de joyeux carillons pour célébrer quelque fête solennelle, la cloche, demeurée au fond de la rivière, s’unissait à ces bruyantes volées, comme pour témoigner qu’elle était restée sur le sol de France, et que l’ennemi n’en avait pas fait sa conquête[18].


la fille du roi, à marier.


La romance que nous allons citer se chante encore, de nos jours, dans les environs de Saint-Valery-en-Caux. Sans pouvoir indiquer précisément l’origine de ce chant populaire, et l’époque de sa composition primitive, nous croyons ne pas former une conjecture dénuée de probabilité, en disant qu’il nous paraît avoir été composé à l’occasion du mariage de la princesse Catherine de France, fille de Charles vi, avec Henri v, roi d’Angleterre.

Le Roi a une fille à marier,
À un Anglois la veut donner,
Elle ne veut mais :
— Jamais mari n’épouserai s’il n’est François. —

La belle ne voulant céder,
Sa sœur s’en vint la conjurer :
— Acceptez, ma sœur, acceptez à cette fois,
C’est pour paix à France donner avec l’Anglois. —

Et, quand ce vint pour s’embarquer,
Les yeux on lui voulut bander :
— Eh ! ôte-toi, retire-toi, franc traître Anglois,
Car je veux voir jusqu’à la fin le sol françois. —

Et, quand ce vint pour arriver,
Le châtel étoit pavoisé :
— Eh ! ôte-toi, retire-toi, franc traître Anglois,
Ce n’est pas là le drapeau blanc du roi françois. —

Et, quand ce vint pour le souper,
Pas ne voulut boire ou manger :
— Éloigne-toi, retire-toi, franc traître Anglois,
Ce n’est pas là le pain, le vin du roy françois. —

Et, quand ce vint pour le coucher,
L’Anglois la voulut déchausser :
— Éloigne-toi, retire-toi, franc traître anglois,
Jamais homme n’y touchera, s’il n’est François. —

Et, quand ce vint sur la minuit,
Elle fit entendre grand bruit,
En s’écriant avec douleur : — Ô Roi des rois.
Ne me laissez entre les bras de cet Anglois. —

Quatre heures sonnant à la tour,
La belle finissoit ses jours,
La belle finissoit ses jours d’un cœur joyeux,
Et les Anglois y pleuraient tous d’un cœur piteux.[19]

Pourrions-nous mieux terminer un livre particulièrement consacré aux souvenirs patriotiques et populaires, que par ce chant tout empreint d’un énergique patriotisme, et dont le peuple se complaît encore à ranimer ses préjugés de nationalité ? Au reste, si nous discontinuons ici notre œuvre, ce n’est pas que les matériaux nous manquent pour lui donner de plus amples développements. Une raison seule de convenance littéraire nous engage à suspendre notre travail : ce recueil ayant acquis des dimensions au moins suffisantes pour que la matière en soit bien connue et facilement appréciée des lecteurs, il nous paraît à propos, maintenant, de consulter le goût et l’opinion du public, avant de nous aventurer encore dans ces curieuses recherches qui nous ont procuré tant de jouissances intelligentes, mais dont nous avons à craindre que le résumé, transmis par notre plume, ne perde beaucoup de son naïf attrait et de son sérieux intérêt. Nous attendrons, à cet égard, la décision de nos juges, avec cette tranquille résignation que donne la conscience d’avoir employé, au succès d’une entreprise de choix, toutes les ressources de la persévérance et de la bonne volonté.


FIN.
  1. E.-H. Langlois, Essai sur les Énervés de Jumiéges, p. 20.
  2. Ce pont, ainsi que les deux châtelets dont il était cantonné, fut bâti par Charles-le-Chauve, pour opposer une digue aux invasions des Normands.
  3. L. de Duranville : Notice sur la ville de Pont-de-l’Arche. (Revue de Rouen, octobre 1843.)
  4. G. Vaugeois, Histoire des Antiquités de la ville de l’Aigle, p. 478.
  5. Pierre des Vignes : Fragment d’un Voyage en blouse ; (Revue du Calvados, juin 1843.)
  6. A. Canel, Revue trimestrielle du département de l’Eure, janvier 1835.
  7. A. Canel, ibid.
  8. Commune de Rouxmesnil-Bouteilles, près de Dieppe.
  9. E. d’Anglemont, Légendes françaises, poésies.
  10. F. Shoberl, Excursions in Normandy, vol. ii, p. 173.
  11. F. Shoberl, Excursions in Normandy, vol. ii, p. 150.
  12. F. Shoberl, Excursions in Normandy, vol. i, p. 164.
  13. F. Shoberl, Excursions in Normandy, vol. i, p. 201.
  14. La Normandie pittoresque, canton de Criquetot.
  15. La Normandie pittoresque, canton de Criquetot, p. 20.
  16. La Normandie pittoresque, canton de Criquetot, p. 25.
  17. Tradition orale, communiquée par M. Chassan, conservateur de la bibliothèque d’Évreux.
  18. A. Canel, Essai sur l’arrondissement de Pont-Audemer, t. i, p. 379.
  19. Communiqué par M. Thinon, avocat.