La Nouvelle Atala/Appendice

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Le Propagateur catholique (p. 110-122).


APPENDICE. PENSÉES ET IMPRESSIONS DE MARIE-ATALA


Marie-Atala, comme on a pu le voir en lisant sa légende, était à la fois douce et sévère. Il y avait en elle de la colombe et de l’aigle. Elle était mathématicienne, comme Marie Agnési, la Milanaise ; poète, comme Ste-Thérèse ; savante et élevée, comme Ste-Hildegarde ; et aussi singulière et sauvage que Jeanne-Marguerite de Montmorency, la Solitaire des Pyrennées.

Les Pensées et Impressions, qu’on va lire, ont été écrites par elle pendant les premières années de son séjour dans la forêt. Lorsqu’elle les écrivit, elle ne savait pas qu’elle était la fille d’un Français et d’une Indienne ; et elle ne s’expliquait pas à elle-même sa nature sauvage.

Plus tard, son âme s’était tellement concentrée et absorbée en Dieu, que ses sens,—pour employer un verbe anglais qui manque à la langue française,—étaient introvertie ; ils convergeaient tous intérieurement, ainsi que les facultés de son âme, vers un seul objet, qui était leur soleil embrasant, leur unique centre d’attraction et de splendeur ; elle n’écrivait même plus : Excepté Dieu, tout s’était effacé, tout était oublié, rien n’existait plus pour elle.

« Hélas ! il y a quelque chose de si froid et de si profondément triste dans la réalité, que je ne comprends pas qu’une âme ardente ne rêve pas l’idéal, et n’y aspire pas de toutes ses forces : L’idéal, c’est le divin.

« Qui a jamais réalisé ce qu’il a rêvé, possédé ce qu’il a espéré, joui de ce qu’il a désiré avec le plus d’ardeur ? L’infini infranchissable sépare l’idéal du réel : Posséder, c’est se désenchanter.

« Je n’ai pas eu d’enfance, puisque mon enfance s’est passée dans l’enceinte étroite d’un couvent ; j’étouffais dans cette enceinte : Il faut à l’enfant le grand air, l’espace, l’activité ; il lui faut la campagne, les bois, le désert. O liberté ! quel nom te donner ? Tu agrandis l’âme et élèves l’esprit ; tu enivres et exaltes à la fois. Mais les conventions les contraintes de la société faussent et contractent la nature.

« Une cabane, une source, un torrent, des arbres, l’étendue et l’horizon lointain, voilà mon royaume, voilà mon Eden ici-bas : Tout le reste n’est rien.

« Le faste éblouissant des palais et des châteaux cache plus de deuils et de pleurs que l’humble toit d’une cabane de latanier : Heureux l’Indien !

« Ce que nous désirons le plus ici-bas, ah ! voilà précisément ce que Dieu nous refuse, parce que, s’il nous l’accordait, nous oublierions le ciel sur la terre : L’exil deviendrait la patrie.

« Dans le monde, je n’était pas comprise : Comment aurais-je pu l’être ? Aimer, c’est deviner, c’est connaître. Le monde ne m’aimait pas… et je n’aimais pas le monde : Dieu nous a séparés.

« Egarée, et comme isolée dans un recoin obscur de cette immense terre, je te cherche, ô mon Dieu ; je t’appelle ; je crie dans le désert, comme le voyageur que la nuit y a surpris : Viens donc, ô mon Dieu ; parle à mon cœur ; laisse-moi entendre ta voix si douce dans la solitude ; j’ai besoin de toi pour continuer la route : Qu’importe où je sois, pourvu que je sois avec toi.

« Heureuse la jeune fille qui est née, qui a grandi sous l’action puissante et tranquille de la vierge nature ; celle qui a eu une enfance libre et simple ; celle dont l’âme a pu se dilater en présence des horizons vastes et onduleux ; et, en se dilatant, s’oublier dans la contemplation de l’infini et de l’immuable.

« Les sourires de l’aurore, les mélancolies du crépuscule, les tristesses de la nuit ! —qui n’a pas senti leur influence mystérieuse, dans le silence et la solitude du désert ?

« Sentiers que j’ai parcourus, retraites que j’ai visitées, profondeurs ombreuses où j’ai pénétré, immensité verdoyante où je me suis perdue, qui pourrait décrire vos attraits, vos beautés, vos ivresses, vos enchantements, vos harmonies et vos mystères ? Un seul langage : L’extase du silence !

« Le silence dans la solitude, la solitude dans le calme, le calme dans le désert, ah ! voilà le paradis sur la terre. Le bruit, le tumulte, la discorde, la contradiction, n’est-ce pas l’enfer anticipé ?

« D’où vient que toutes les voix de la nature gémissent de concert ? J’ai entendu le vent soupirer dans les arbres frémissants et les herbes ondoyantes ; j’ai entendu sangloter les flots des mers sur les rivages déserts ; j’ai entendu des plaintes prolongées s’élever du fond des vallées et descendre du haut des montagnes : La thrénodie est universelle ! Ah ! je comprends qu’il en soit ainsi : La nature est à l’unisson de l’âme ; le chant de l’âme exilée est une mystique élégie.

« Se lever avant l’aurore, baigner ses pieds nus dans la source limpide, se sentir pénétrer par une fraîcheur embaumée, cueillir des fleurs encore humides des larmes perlées de la nuit, entendre le premier chant mélodieux de l’oiseau et le premier appel mugissant de la génisse, aspirer, avec des narines et des poumons dilatés, tous les souffles vivifiants qu’apporte la brise caressante,—Oh ! quelle joie ! La ville peut-elle nous donner une joie comparable à celle-là ? Cette joie, peut-elle se trouver dans le luxe éblouissant de la civilisation raffinée des égoïstes sociétés ?

« Respirer les parfums vierges des fleurs incultes, se plonger dans les torrents d’eaux vives, écouter les orageuses harmonies de l’orgue des forêts, sentir dans son âme un grand calme au milieu des agitations de la nature sauvage, oh ! quel indicible enivrement !

« Lorsque j’interroge la nature, les perles me renvoient aux pierres précieuses ; les pierres précieuses, aux fleurs ; les fleurs, aux oiseaux ; les oiseaux, aux étoiles, au soleil ; et le soleil, à Dieu : Il est le commencement, le milieu et la fin ; tout rayonne de lui : Comment fuir celui qui est partout ? Pourquoi le fuir ? Pourquoi ne pas se jeter et se perdre dans l’abîme de son amour ?

« Si j’avais aimé une créature mon amour l’aurait consumée, comme le feu consume la paille. Le poids de mon amour aurait brisé ce frêle roseau, comme la foudre brise le cèdre. O mon Dieu, je n’ai jamais aimé que toi, parce que toi seul tu pouvais offrir un foyer assez ardent pour que mon amour ne s’y éteignit pas.

« L’immensité de la savane est comme l’immensité de la mer : Elle attire et repose l’âme.

« Une goutte d’eau pourrait-elle désaltérer une âme qui a bu à la grande coupe de l’océan divin ?

« Pourquoi demander aux créatures ce qu’elles n’ont pas ? Ne demandons qu’à Dieu seul ce que Dieu seul possède et peut donner.

« Oh  ! la paix ! … Qui ne l’a rêvée, et qui n’irait pas le chercher dans le plus profond désert de la plus aride solitude ? La paix ! oh ! la paix ! Qui donc me la donnera ? O mon Dieu, donne-moi la paix ; donne-moi ta paix ; donne-moi toute paix, et toute joie dans cette paix inaltérable, qui ne peut venir que de ton amour.

« Ramassez, réunissez toutes les créatures et toutes les choses les plus belles, vous n’aurez qu’une ombre de la Beauté Incréée : Elle seule est toujours elle-même.

« L’âme aspire des choses matérielles aux choses de l’esprit ; des choses de l’esprit, aux choses divines ; du nombre, à l’unité, à Dieu, centre éternel de toutes les aspirations de l’âme et de la nature.

« Regarder en arrière, c’est regretter ; regretter, c’est tenir à ce qui passe : Ce qui passe épouvante l’amour.

« La foudre, l’aigle et le génie ont le même empire,—l’empire des orages : La sainteté plane plus haut, dans l’empire de la sérénité.

« Qui a jamais conçu, entrepris et exécuté quelque chose de grand, sans enthousiasme et sans passion ? L’héroïsme est le fruit divin d’une âme passionnée.

« La beauté la plus devine n’est pas celle qui se montre ; mais c’est celle qui se voile, qui se cache, qui échappe aux regards et aux étreintes, et qui se dérobe dans les splendeurs du mystère impénétrable.

« Lorsque l’âme, en s’émouvant, en s’exaltant, en se divinisant, a voulu exprimer l’amour, l’admiration, l’enthousiasme et l’adoration, une grande joie et une grande douleur, la poésie a été son cri sublime : Pour parler des choses les plus sacrées et les plus élevées, il fallait un langage qui ne fût pas le langage de tous les jours et de tous les hommes : La poésie est ce langage idéal et divin.

« Qui n’a pas admiré la chaste rougeur de l’aurore ; qui ne s’est pas senti devenir plus rêveur à l’heure du crépuscule ; qui n’est pas entré dans un profond recueillement, lorsque la nuit est venue avec le silence et le mystère de son repos et de sa solitude ? Qui n’a prié alors ?

« L’amour est plus poète que les poètes, plus romantique que les romantiques, plus excessif que tous les excès, et plus violent dans ses excès que toutes les violences les plus excessives : Oh ! quelle force égale la force de l’amour, puisque l’amour est plus fort que la mort même ? L’amour est le secret de la vie et de la résurrection de la mort.

« La nature ne se dévoile et ne se révèle entièrement qu’à ses initiés ; elle ne se livre qu’à ceux qui se livrent à elle ; pour la comprendre, il faut l’aimer jusqu’à l’enthousiasme ; le poète est son plus intime initié ; à lui seul elle ouvre son sanctuaire illuminé.

« Je n’ai pas besoin de parler pour être entendue de Dieu ; mon silence lui dit plus que ne pourraient lui dire mes paroles : La plus haute prière est dans le silence des larmes du cœur, dans le silence de l’amour exalté.

« Ma pirogue ! elle m’obéit, comme le corps obéit à l’âme ; elle glisse, elle vole sur l’eau ; elle s’élance et bondit, comme un être vivant ; elle semble s’identifier avec moi, comme je m’identifie avec elle ; elle est animée de mon âme ; nous ne faisons qu’une seule ; elle va où je veux, et comme veux ; et nous nous enivrons de la joie que donnent la rapidité du mouvement et le caprice de la liberté.

« O moqueur, ô chantre merveilleux, ô inimitable imitateur, ô magique harmoniste, ô mon doux poète ! lorsque je t’entends chanter, pendant la nuit, sans te voir et sans suivre tes mouvements, je crois entendre un Esprit céleste qui emprunte à la musique idéale tous ses enchantements, pour ravir l’oreille et séduire l’âme. Ta voix ardente rayonne, éclate, se voile, et s’éteint d’émotion. Tu exhales en soupirs des notes si mélancoliques, et enveloppées de tant de mystère, des notes si passionnées, que je les écoute longtemps encore après leurs dernières vibrations, langoureusement prolongées comme les derniers accents inarticulés d’un adieu qu’étouffe un flot de larmes désolées ! … O harmoniste inspiré, ô mon doux poète ! ne chante plus comme je t’ai si souvent entendu chanter ; car je croirais que la terre est devenue le ciel : Et j’y resterais pour t’écouter toujours, ô mystique enchanteur !

« La vie est trop peu de chose, pour qu’elle serve à autre chose qu’à nous préparer à entrer dans une éternité d’amour, de joie et de gloire.

« Craindre la mort, ne pas désirer de mourir, est-ce aimer Dieu ? L’amour n’a qu’un désir, c’est de posséder l’objet aimé : Comment aimer Dieu, et vivre séparée de lui ? Oh ! quand la mort me donnera-t-elle des ailes pour m’envoler vers Celui que j’aime ? Oh ! quand serai-je unie à Celui-là, et à Celui-là seul ?

« J’entends sans cesse une voix qui me crie : « Monte, monte encore, monte toujours, monte jusqu’à la source même. » Je me sens attirée vers ces hauteurs toujours couvertes de neige, où règnent le silence, le calme et la solitude ; et d’où le regard ravi embrasse un incommensurable horizon… Oh ! que n’ai-je l’envergure du condor solitaire qui plane en souverain au-dessus des Andes et des Cordillières ?

« De ce côté de la tombe, oui, je le dis avec enthousiasme, les fleurs sont belles ; les oiseaux, mélodieux ; la forêt primitive, imposante ; le ciel étoilé, splendide ; toute la création, toute la nature est ravissante ; autour de moi, au-dessus de moi, tout est grand, tout est simple, tout est fécond, tout est magnifique ; mais tout cela n’est qu’un voile transparent : O mort, déchire ce voile, écarte ce rideau qui s’interpose entre Lui et moi, pour l’empêcher de se donner tout entier à moi, et pour m’empêcher de me donner tout entière à Lui, l’un et l’autre unis dans l’ineffable embrassement d’un extatique amour, qui n’a de nom que dans la langue de l’éternité !

« Et la langue de l’éternité, c’est la musique ! »


Fin.