La Nouvelle Atala/Chapitre VI

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Le Propagateur catholique (p. 47-56).

CHAPITRE VI


Se promenant d’un pas fiévreux, sous un chêne, dont la mousse, balancée par la brise gémissante, ondoyait au-dessus de sa tête, Issabé se parlait ainsi à lui-même ; il déclamait à haute voix, comme s’il eût été en présence d’un auditoire nombreux : Sa parole n’était interrompue que par le cri lugubre du hibou solitaire :

« O infortuné que je suis ! O le plus infortuné de toute une race infortunée ! Ce n’était pas assez pour moi de voir ma race couverte de ridicule, et accablée de calomnies par des persécuteurs au pâle visage, qui ont transformé nos villages en cimetières et nos forêts en plaines dénudées ; non ! mais il faut encore que je sois méprisé et repoussé par une fille à peau d’ébène ! Quel mauvais manitou m’a fait naître sous l’influence d’une lune de malheur ? Pourquoi une femme m’a-t-elle donné le jour ? Pourquoi l’aigle ne m’a-t-il pas pris dans mon berceau suspendu aux branches d’un chêne-vert ? Pourquoi quelque loup n’est-il pas venu à pas furtifs m’enlever de la cabane de ma mère ? Pourquoi les crocodiles ne m’ont-ils pas mangé, quand je dormais la nuit au bord des marécages ? Ma vie ne sera-t-elle pas désormais une mort prolongée ? La douleur m’a ôté toute virilité. Je ne suis plus ce que j’étais. Je suis devenu semblable à une femme. Je pleure comme un enfant. Je ne me reconnais plus moi-même. Mon âme est détrempée. Je ne suis plus que l’ombre dégénéré du noble et fier guerrier de la tribu de l’Aigle. L’amour a détendu mon arc et émoussé la pointe de mes flèches. Ah ! qu’est devenue la gloire dont les rayons entouraient mon front de tant de prestige ? Tout cela est éteint, tout cela est évanoui, tout cela n’est plus qu’un souvenir ! … Adieu tout ; oui, tout ! Il ne me reste plus que le désespoir, qu’a laissé derrière elle la mortelle froideur d’une fille de la nuit !

« O femme ! n’es-tu pas semblable à la fleur dans laquelle un serpent s’est caché ? Tu fascines, tu attires pour blesser ; et tu blesses d’une blessure que, toi seule, tu pourrais guérir, et que, seule, tu envenimes ! Malheur à l’insensé qui s’est approché de toi ! Malheur à celui à qui tu as souri une seule fois ! Malheur, malheur ! Le désespoir l’accompagnera jusqu’au seuil du tombeau ! Il traversera la vie, en désirant la mort ! Pour lui, toute fleur sera flétrie ; toute joie, empoisonnée ; toute ivresse, inondée d’amertume ! Il connaîtra la mort dans la vie même ! Oui, malheur à celui auprès de qui la femme n’a fait que passer : Chaque empreinte de ses pieds est suivie d’un grand deuil sur la terre ?

« Et cependant… Oh ! si elle avait voulu ; si ses yeux avaient répondu à mes yeux ; les battements de son cœur, aux battements de mon cœur ; son amour, à mon amour : Pour elle, j’aurais parcouru toutes les forêts et toutes les prairies, en cherchant les plus rares aliments, les fruits les plus exquis, les chairs les plus délicates ; je lui aurais préparé des peaux de chevreuil et de castor, pour lui servir de tapis dans sa cabane ; en m’oubliant moi-même, j’aurais tout fait pour elle seule ; sa respiration eût été ma respiration ; son âme, mon âme ; sa vie, ma vie ! … Mais, elle n’a pas voulu ! elle m’a dit : « Va-t-en ; va conter ces extravagances à une autre qui saura les comprendre et y répondra. » Oui, elle m’a repoussé avec froideur, avec dureté, avec ironie et dédain… O fille de la nuit, ô vierge du mystère, ô sombre beauté, fleur éclose sous le voile des ténèbres. Rosalie ! Pourquoi m’as-tu ainsi désenchanté ? Pourquoi as-tu ainsi attristé mon existence ? Que t’avais-je donc fait ? Est-ce pour t’avoir trop aimée, pour te l’avoir dit avec trop de naïveté, pour te l’avoir répété trop souvent ? Dis-moi, froide fille, née dans une froide nuit d’hiver, pourquoi as-tu voilé de deuil mon âme, et arrosé de mes larmes tous les sentiers par où je passe en ne pensant qu’à toi ? Pourquoi ; oh ! pourquoi ? … J’ai appris ton nom aux fleurs, aux arbres, aux oiseaux et aux étoiles ; je l’ai appris aux fleuves impétueux, aux lacs d’azur et aux sources murmurantes : Pourrons-nous jamais oublier ce nom ? Oublie-t-on si vite ce qu’on a tant aimé ? Aimer une fois, n’est-ce pas aimer toujours ? … O grande nature, ô ma mère ! dis-lui, si le désespoir ne remplace pas dans le cœur l’absence de celle qu’on a aimée ; dis-lui, s’il reste autre chose qu’un tombeau pour celui qui n’a plus l’espoir de dormir dans la couche nuptiale avec celle qu’il avait choisie ; dis-lui oui, dis-lui les sanglots que tu as entendus, les larmes répandues dont tu as été témoin ! … O nuages, vous n’avez pas assez de larmes pour pleurer avec moi la perte de celle qui s’enveloppe dans la nuit de sa beauté, et qui se couvre d’un manteau de glace, pour éteindre les flammes de mon amour, et pour donner à mon cœur brisé le frisson du sépulcre, et la dureté de son cœur, plus glacé que la mort elle-même… O homme  ! la femme ne t’enfante que pour que tu vives, abreuvé de ses larmes brûlantes, et enveloppé des linceuls que tissent ses mains habiles pour étouffer ta vie avant l’heure de la mort ! …

« Où irai-je pour cacher ma désolation ? Oh ! qui m’emportera loin de ces lieux, qui ne sont remplis que de l’image de celle qui n’a jamais senti, jamais aimé, jamais souffert et pleuré ; de celle qui ignore la douleur, comme elle ignore la joie ; et qui vit solitaire, comme elle vit inféconde ? Qui m’emportera dans des lieux, où les entrailles de la femme ne sont pas pétrifiées, et où les larmes ne se glacent pas dans ses yeux ? La tigresse sent l’aiguillon de l’amour et se roule en rugissant sur le sable embrasé : Mais cette vierge, qu’enfanta la nuit, et dont le jour fut ébloui, cette fille du mystère est aussi froide et aussi dure que le marbre des tombeaux ! Je peux tirer des étincelles du silex, dont j’arme le bout de mes flèches ; mais je n’ai pu tirer une étincelle du cœur frigide de cette fille de la nuit, de ce cœur qui est plus dur que le silex ! … Mais peut-être ai-je tort de l’accuser ainsi. N’est-elle pas plus heureuse comme elle est ? Et le Grand-Esprit, le Maître de la vie, ne me punirait-il pas d’avoir troublé la paix de cette âme candide, et la solitude de cette vierge enfantine ? Elle a eu raison de me comparer au crocodile se roulant dans son lit de noir limon. La passion est égoïste, elle est cruelle, elle est sauvage ! C’est assez que je sois malheureux : Pourquoi faire le malheur de cette fleur de la nuit, qui répand dans le désert son parfum, aussi suave que le parfum du lys ? … Brise-toi, toi-même, ô mon cœur ; mais ne brise pas le cœur de cette chaste et naïve enfant ! Oui, brise-toi, transperce-toi d’une flèche empoisonnée ; mais laisse vivre en paix cette innocente et mélancolique beauté ! … Adieu, forêts, prairies, lacs, fleuves, nature sauvage, ô ma mère ! adieu ! … adieu ! … adieu pour tour jours ! »

Au moment où il saisit la flèche empoisonnée et allait plonger dans son cœur, Rosalie lui apparut, dans toute la virginale splendeur de sa beauté, éclairée par la lune et les étoiles,—flambeaux mystérieux, lampes mystiques du firmament.

« Arrête, dit-elle ; écoute : La fille de la nuit a entendu les paroles du fils de l’aurore ; craignant que tu ne commisses quelque acte insensé, elle t’avait suivi, et s’était cachée derrière cette touffe de jeunes lauriers ; ses entrailles ont tressailli aux accents passionnés qu’elle a entendus et recueillis dans son âme : Le remords l’a accablée ; ce remords s’est changé en repentir ; ce repentir, en amour : Je t’aime, ô Issabé, autant que tu m’aimes ; je t’aime plus que tu ne m’aimes ; je t’aime plus qu’aucune femme n’a jamais aimé ! Le prêtre du Grand-Esprit, avant la fin de cette lune, bénira l’alliance du fils de l’aurore et de la fille de la nuit. »

« Ah  ! répondit le frère de Lossima, je consens à vivre, puisque les cris de ma douleur ont remué tes entrailles, et fait couler tes larmes ! … C’est l’heure du crépuscule : Le jour, en rougissant, va bientôt épouser la nuit, au voile d’azur parsemé d’étoiles : Ton champ sera mon champ ; ta cabane, ma cabane. »

Changement soudain, étrange retour, inexplicable contradiction du cœur de la femme : Rosalie, qui, tout à l’heure, était maîtresse d’elle-même, si fière et froide, porte maintenant les chaînes d’une passion partagée, et va bientôt subir toutes les pénibles servitudes qu’entraîne l’indissoluble engagement qu’elle a pris d’appartenir à un autre,—elle qui aimait tant la liberté…O femme ! est-ce faiblesse, est-ce compassion de ta part ; ou bien est-ce dévouement, est-ce héroïsme ?

Fleur-du-Soir, ou Lossima, la sœur d’Issabé, continuait toujours d’habiter sa cabane, bâtie sur le bord du lac Okatta. Elle aimait à être seule, à se parler à elle-même, à parler aux fleurs, aux oiseaux et aux étoiles : Mais cependant, elle venait souvent visiter Atala. Si elle avait été instruite comme elle, dans une école des Pâles-Visages, elle aurait lu de préférence et avec enthousiasme les poèmes d’Ossian, les Nuits de Young, les Méditations de Lamartine, les Prophètes et Job. Son esprit était élevé, son cœur profond. Dans son regard scrutateur il y avait quelque chose de sévère. Le coin de sa bouche était marqué d’un pli moqueur. Son sourire avait la froideur de la raison, mais de la raison la plus haute, de cette raison qui est voisine de l’inspiration intuitive. On était tenté, en la voyant, de la prendre pour une astrologue, au regard fatidique, qui s’entretient la nuit avec un génie familier, dans le mystère et le silence de la solitude. Et cependant, malgré toutes ces apparences extérieures, elle était au fond la créature la plus ingénue et la plus mélancolique du désert : Les animaux sauvages s’approchaient d’elle pour respirer son souffle rempli de parfums agrestes, et les oiseaux venaient se poser sur ses épaules, recouvertes d’un mantelet fait avec leurs plumes les plus brillantes. Son esprit et son cœur trouvaient une interprétation mystique pour chaque événement et chaque phénomène. Elle semblait lire dans le livre de la nature avec autant de pénétration qu’Atala elle-même : Aussi, se comprenaient-elles sans se parler, et comme par intuition.

Lorsqu’elle apprit que son frère et Rosalie étaient fiancés, et devaient bientôt se marier, un frisson parcourut tous ses membres, et son âme inquiète s’émut et se troubla comme si le vent de la mort avait passé dans sa noire et longue chevelure, en la soulevant de son souffle glacial : C’est qu’elle savait à quoi l’homme et la femme s’engagent en prononçant le oui sacramentel, qui les lie à jamais. Elle s’affligeait du sort de son frère autant que de celui de Rosalie ; et elle résolut de nouveau, dans le fond de son cœur, de ne laisser aucun homme partager avec elle dans sa cabane la peau de tigre, où, jusqu’alors, elle avait dormi seule d’un sommeil si tranquille et si pur. Elle savait que le mariage divise le cœur par un amour plein de sollicitudes, et abrège la vie par des chagrins, des soucis et des travaux sans nombre. Elle soupira profondément, et s’écria avec un accent prophétique : « O mon pauvre frère ! ô ma pauvre Rosalie ! … Les cérémonies de noces, à mes yeux, ressemblent à des cérémonies funèbres ! La couche nuptiale n’est, le plus souvent, qu’un froid tombeau ! Heureuse la femme, qui n’est pas appelée à concevoir dans la tristesse, et à enfanter dans la douleur ! Heureuse la vierge et solitaire Atala ! N’adorer que Dieu seul, c’est ressembler à l’ange. »

Pendant ce temps, la contemplative Atala, agenouillée au bord d’un torrent, les yeux levés et les bras étendus vers le ciel disait, dans un mystique élan : « Oiseaux, taisez-vous, arbres, fleurs, étoiles, objets sensibles, univers visible, monde intelligible,—disparaissez tous,—effacez-vous ! O sombres voiles, qui me cachez mon Dieu,—images, souvenirs, pensées, multiplicités confuses et obscurcissantes,—écartez vos plis épais ; laissez-moi voir la Grande Unité ; laissez-moi contempler Dieu seul ; laissez-moi m’unir au Tout Unique ! O mon Dieu, que mon âme, vide de toute image, vide de tout souvenir, vide de toute pensée,—temple désert et silencieux,—ne se remplisse,—ainsi dénudée, ainsi abstraite,—que de ta présence ; ne s’illumine que de ta lumière ; ne s’enflamme que de ton amour : Et, toute à toi, partout et toujours, qu’elle soit unie à toi seul, dans l’extatique abnégation d’elle-même et dans l’oubli universel de tout ce qui n’est pas toi,—entière abdication, immolation complète de toutes ses facultés et de toutes ses puissances, dans un acte intense de suprême et déiforme adoration ! Et dans cette union anéantissante de mon âme avec toi seul, ô mon Dieu, sans penser à aucun en particulier, que je prie pour tous et embrasse tous dans mon amour,—le Pape, mon Evêque, le Clergé, mes parents, mes amis, ma patrie, toute l’humanité, qui ne forme qu’une même et grande famille solidaire ! »