La Nouvelle Emma/15

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 2p. 19-43).
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CHAPITRE XV.

M. Woodhouse fut bientôt disposé à prendre du thé, et quand il l’eut pris, il désira s’en retourner, et ses trois compagnes eurent beaucoup de peine à lui faire prendre patience jusqu’à l’arrivée des messieurs.

M. Weston causa beaucoup, il n’était jamais pour les séparations prématurées. Enfin M. Elton, radieux, fit son entrée au salon. Madame Weston et Emma étaient assises sur un sofa ; il les joignit, et sans trop d’invitation, il se plaça entre elles.

Emma, animée par l’amusement que lui procurait l’idée de l’arrivée de M. Frank Churchill, était portée à oublier l’inconséquence de sa conduite, et à le traiter comme de coutume, et lorsqu’il commença à parler d’Henriette, elle l’écouta avec un gracieux sourire.

Il témoigna une extrême inquiétude au sujet de sa belle et charmante amie, et demanda si on avait eu de ses nouvelles. Depuis qu’on était à Randalls il sentait un malaise, il était forcé d’avouer que la nature de sa maladie lui causait de vives alarmes. Il parla long-temps et assez bien sur le même sujet, sans paraître attendre de réponse ; mais toujours préoccupé de la terreur qu’il avait des maux de gorge. Emma sympathisait avec lui.

Mais à la fin elle changea d’avis, quand elle vit qu’il craignait plus que le mal de gorge lui fût plus pernicieux à elle-même qu’à Henriette. Plus inquiet qu’elle échappât à l’infection, que de l’existence de l’infection elle-même, il la pria très-instamment de ne plus entrer, pour le présent, dans la chambre de la malade, et la supplia de lui promettre de ne pas en courir les risques, jusqu’à ce qu’il eût vu M. Perry, et su ce qu’il en pensait ; et quoiqu’elle pût faire pour l’engager, en riant, à parler différemment, elle ne put l’empêcher, de continuer à exprimer l’extrême sollicitude qu’il avait pour elle. Son chagrin éclata, elle ne put le cacher. Il prétendait être amoureux d’elle, au lieu de l’être d’Henriette : inconstance qui, si elle était réelle, était aussi méprisable qu’elle devait être exécrée de tout le monde. Elle eut beaucoup de peine à se contenir. Il se tourna vers madame Weston, pour lui demander son assistance. Lui refuserait-elle son secours ! Ne se joindrait-elle pas à lui pour engager mademoiselle Woodhouse à n’aller chez madame Goddard que lorsqu’elle saurait que la maladie de mademoiselle Smith n’était pas contagieuse ! Il n’aurait de repos que lorsqu’elle lui en aurait donné sa promesse. Ne l’aiderait-elle pas à l’obtenir ?

« Si scrupuleuse pour autrui, continua-t-il, et si peu soigneuse pour elle-même, elle voulait que je restasse à la maison, pour soigner mon rhume, et cependant elle ne veut pas promettre d’éviter le danger de gagner un mal de gorge ulcéré. Approuvez-vous cela, madame Weston ? Soyez juge entre nous : n’ai-je pas droit de me plaindre ? Je compte sur vous, vous me seconderez. »

Emma vit que madame Weston était on ne peut pas plus surprise d’entendre des paroles qui signifiaient qu’il avait le droit de les proférer ; quant à elle, elle se sentit trop offensée pour pouvoir convenablement lui répondre. Elle se contenta de lui lancer un regard si sévère, qu’elle espéra qu’il rentrerait en lui-même : en même temps elle quitta le sofa, et fut s’asseoir à côté de sa sœur. Elle n’eut pas le temps de s’apercevoir comment M. Elton avait pris la correction, à cause d’un nouvel incident : ce fut la rentrée de M. Jean Knightley, qui venait d’examiner quel temps il faisait, et qui les informa que la terre était couverte de neige ; qu’il en tombait encore à gros flocons ; que cette neige était poussée par un vent très-fort : il finit par ses paroles adressées à M. Woodhouse :

« Vous commencez vos engagemens d’hiver avec beaucoup de courage, Monsieur. Voilà du nouveau pour vos chevaux et votre cocher, de voyager à travers une tempête de neige ! »

Le pauvre M. Woodhouse, consterné, garda le silence ; mais les autres avaient quelque chose à dire. Chacun fut surpris ou ne le fut pas ; mais tous avaient des questions à faire, ou des consolations à donner. Madame Weston et Emma essayèrent de tout leur pouvoir de lui faire bon courage et de détourner son attention de ce qu’avait dit son gendre, qui suivait son triomphe avec un peu de dureté.

« J’admire votre résolution, Monsieur, dit-il, de vous exposer dehors par un temps pareil ; car enfin vous avez pu prévoir qu’il neigerait bientôt. »

« Tout le monde le voyait. J’approuve fort votre courage, et certainement nous arriverons parfaitement bien à la maison. Une couple d’heures de neige de plus ne rendra, pas la route impraticable ; et nous avons d’ailleurs deux voitures. Si la première est renversée par la tempête, à l’endroit le plus découvert, l’autre ira au secours des voyageurs. J’oserais parier que nous arriverons sains et saufs à Hartfield, vers minuit. »

M. Weston triompha d’une autre manière ; il avoua qu’il savait depuis quelque temps qu’il neigeait, mais qu’il n’en avait pas parlé de peur d’alarmer M. Woodhouse, et occasionner un départ précipité. Quant à y avoir sur la terre une grande quantité de neige, ou la probabilité qu’il en tombât assez pour rendre leur retour à la maison impraticable, ce n’était qu’une plaisanterie. Il craignait au contraire qu’on ne trouvât aucune difficulté, tant il aurait de plaisir de les garder à Randalls ; qu’il espérait qu’on pourrait les placer tous convenablement. Il appela sa femme, pour qu’elle assurât, comme lui, qu’avec un peu d’intelligence tout le monde serait logé, quoiqu’il sût parfaitement que la chose était impossible, puisqu’ils n’avaient que deux chambres à donner.

« Que faut-il faire, ma chère Emma ? Que faut-il faire ? » fut la seule exclamation de M. Woodhouse, et tout ce qu’il put dire pendant quelque temps. Il s’adressait à elle pour le secourir ; et l’assurance qu’elle lui donna qu’il n’y avait pas le moindre danger, qu’ils avaient d’excellens chevaux, conduits par Jacques, et tant d’amis autour d’eux, toutes ces observations lui rendirent un peu de courage. Les alarmes de sa fille aînée égalaient les siennes. L’horreur d’être bloquée à Randalls, tandis que ses enfans étaient à Hartfield, la faisait horriblement souffrir ; et s’imaginant que la route était encore praticable pour des gens hardis, mais qu’il ne fallait pas perdre de temps. Elle voulait à toute force qu’on décidât que son père et Emma resteraient à Randalls, et que son mari et elle bravassent tous les dangers de la route et du mauvais temps.

« Vous feriez bien, mon cher ami, de faire venir la voiture, dit-elle ; je suis sûre que nous passerons si nous partons sur-le-champ ; et si nous trouvons quelques mauvais pas je descendrai et je marcherai. Je n’ai pas peur, et je serais en état de faire la moitié du chemin à pied. Je pourrai changer de souliers en arrivant à la maison, et vous savez qu’en marchant on ne s’enrhume pas. »

« En vérité ! répliqua-t-il, eh bien ! ma chère Isabelle, ce serait la chose la plus extraordinaire, car tout vous enrhume. Aller à pied à la maison ! Vous êtes joliment chaussée pour cela. Les chevaux auront assez de peine à s’en tirer. »

Isabelle se tourna vers madame Weston, pour qu’elle donnât son approbation au plan qu’elle venait de former : elle ne fit que l’approuver simplement. Isabelle s’adressa ensuite à Emma, mais Emma pensait encore qu’il n’était pas impossible de partir tous ensemble ; et l’on était encore à discuter ce point, lorsque M. Knightley, qui était sorti immédiatement après le rapport de son frère, rentra et leur dit qu’il avait été examiner la route, et pouvait assurer qu’il n’y avait pas la moindre difficulté de regagner la maison, quand on voudrait, soit à présent, soit une heure plus tard. Il avait fait assez de chemin sur la route d’Highbury, pour se convaincre qu’il n’y avait nulle part plus d’un demi-pouce de neige, et que dans beaucoup d’endroits la terre en était à peine couverte. Qu’à présent il tombait encore quelques flocons, mais que les nuages se divisaient, et qu’il y avait la plus grande apparence que le temps allait se mettre au beau. D’ailleurs il avait parlé, ajouta-t-il aux deux cochers, qui l’avaient assuré qu’il n’y avait absolument rien à craindre. Ces bonnes nouvelles firent le plus grand plaisir à Isabelle ; Emma en fut bien aise aussi par rapport à son père, qui fut rassuré autant que sa constitution et sa faiblesse le lui permettaient ; mais l’alarme qu’on lui avait donnée ne laissait aucun espoir qu’il se rassurât entièrement, tant qu’il resterait à Randalls. Il était persuadé qu’il n’y avait pas de danger à s’en retourner à la maison ; mais on ne put lui persuader qu’il n’y en eût pas à rester. Tandis qu’on était occupé à raisonner pour et contre, M. Knightley et Emma décidèrent l’affaire par les courtes sentences suivantes :

« Votre père est mal à son aise ; pourquoi ne partez-vous pas ? »

« Je suis prête, si tout le monde l’est. »

« Voulez-vous que je sonne ? »

« Oui, s’il vous plaît. »

On sonna, les voitures furent ordonnées, et Emma espéra que dans quelques minutes un de ses fâcheux compagnons serait remis chez lui pour cuver son vin, et que l’autre recouvrerait sa sérénité lorsque cette terrible visite serait finie.

Les voitures arrivèrent, et M. Woodhouse, à qui on pensait toujours le premier en pareille occasion, fut conduit à la sienne par MM. Knightley et Weston. Mais tout ce que l’un et l’autre purent lui dire, ne put prévenir une autre attaque de peur, occasionnée par la vue de la neige qui venait de tomber, et parce que la nuit était plus noire qu’il ne s’y était attendu.

Il craignait de faire un mauvais voyage, et que la pauvre Isabelle ne fût mécontente. Venait ensuite la pauvre Emma, qui serait obligée de rester derrière, dans la seconde voiture. Il ne savait pas trop à quoi se déterminer. Il fallait rester le plus près les uns des autres que possible. On parla à Jacques, et il eut l’ordre d’aller très-doucement et d’attendre la seconde voiture. Isabelle monta avec son père ; M. Jean Knightley, oubliant qu’il n’était pas de cette partie-là, s’élança dedans après sa femme, tout naturellement, et Emma, escortée par M. Elton, à la seconde voiture, trouva qu’on fermait légalement la portière sur eux deux, et qu’ils devaient avoir un tête-à-tête en carrosse. Elle n’y eût pas trouvé à redire ; au contraire, elle en aurait été enchantée, sans les soupçons qu’elle avait conçus pendant cette journée : ils se seraient entretenus d’Henriette, et les trois quarts de mille qu’ils auraient à faire ensemble ne lui auraient pas paru longs. Mais à présent elle aurait désiré ne pas se trouver seule avec lui. Elle croyait qu’il avait un peu trop bu du bon vin de M. Weston, et que certainement il dirait quelques sottises.

Pour le contenir le plus qu’elle pourrait, par la conduite qu’elle voulait tenir avec lui, elle se préparait à lui parler avec beaucoup de calme et de gravité, du temps et de la nuit ; mais à peine avait-elle commencé, à peine étaient-ils sortis de la barrière, et avaient joint l’autre voiture, qu’il lui coupa la parole, lui saisit la main, et la pria de l’écouter avec attention. Il faisait l’amour tout de bon. Profitant de cette première occasion, il déclara ses sentimens avec énergie (ses sentimens étaient déjà connus, il s’en flattait) ; il espérait, il craignait, il adorait, il protestait qu’un refus serait pour lui une sentence de mort. Mais il espérait que son sincère attachement, le plus ardent amour, une passion sans exemple, ne pourraient manquer de faire leur effet, et il finit par dire qu’il était décidé à être accepté, et cela le plus tôt possible. C’était exactement cela.

Sans scrupule, sans apologie, et même avec un air d’assurance, l’amant d’Henriette se déclarait ouvertement le sien. Elle essaya de l’arrêter, mais en vain. Quoique très-fâchée, sa position l’engagea à se modérer, en lui parlant. Elle croyait pouvoir attribuer à l’ivresse une partie des folies qu’il venait de débiter, et que dans une heure il n’y penserait plus. Ainsi, d’un air moitié sérieux et moitié enjoué, air mixte qu’elle crut convenir à sa situation présente, elle répliqua :

« Je suis extrêmement étonnée, M. Elton. C’est à moi ! Vous vous oubliez. Vous me prenez pour mon amie. J’aurai beaucoup de plaisir à transmettre à mademoiselle Smith tout ce qu’il vous plaira de me confier pour elle ; mais cessez de vous adresser à moi, je vous en prie. »

Mademoiselle Smith ! Porter un message à mademoiselle Smith ! Que veut-elle dire ? Et il répéta ces paroles avec une telle assurance, un ton de surprise si décidé, qu’elle ne put s’empêcher de lui dire avec vivacité :

« M. Elton, votre conduite est on ne peut pas plus extraordinaire ! Je ne puis l’attribuer qu’à l’état où vous êtes ; vous n’êtes plus le même homme, autrement vous ne me parleriez pas à moi, ni d’Henriette, comme vous le faites. Ayez assez de pouvoir sur vous-même, pour n’en pas dire davantage, et j’oublierai tout. »

M. Elton avait assez bu pour être en gaîté, mais pas assez pour perdre le jugement. Il savait très-bien ce qu’il faisait, et ayant protesté contre ses soupçons, comme lui étant injurieux, et parlé légèrement du respect qu’il avait pour mademoiselle Smith, comme son amie, il s’étonna qu’on en eût fait mention. Alors il reprit son sujet, parla encore avec force de sa passion, et demanda de la manière la plus pressante une réponse favorable.

Elle le prit alors moins pour un homme ivre que pour un inconstant et un présomptueux ; aussi elle répliqua très-brusquement :

« Il m’est impossible d’avoir aucun doute maintenant, vous vous êtes expliqué trop clairement. M. Elton, je ne puis vous exprimer mon étonnement. Après la conduite que vous tenez avec mademoiselle Smith, depuis un mois, et dont j’ai été témoin, après avoir journellement observé les attentions infinies que vous aviez pour elle, vous osez vous adresser à moi : c’est une légèreté de caractère que j’aurais cru impossible ! Croyez-moi, monsieur, je suis éloignée, très-éloignée d’être flattée des sentimens que vous me montrez. »

« Grand dieu ! s’écria M. Elton, que signifie tout cela ? Mademoiselle Smith ! Jamais de ma vie je n’ai pensé à mademoiselle Smith, et n’ai jamais eu d’attention pour elle, que parce qu’elle était votre amie : sans cette raison, je me serais fort peu soucié qu’elle fût en vie ou morte. Si elle a cru autre chose, elle s’est trompée, et j’en suis fâché, très-fâché. Mais, mademoiselle Smith, en vérité ? Oh ! mademoiselle Woodhouse, qui pourrait penser à mademoiselle Smith, quand on a le bonheur de vous voir ? Non, sur mon honneur, il n’y a point de légèreté dans mon caractère. Je n’ai jamais pensé à d’autre qu’à vous. Je proteste n’avoir jamais eu d’attentions pour qui que ce soit. Tout ce que je fais, tout ce que je dis depuis quelque temps, n’a pour but que de vous prouver que je vous adore. Il est impossible que vous en doutiez. Non ! (il ajouta avec un ton sentimental) je suis assuré que vous vous en êtes aperçue, et que vous m’avez compris. »

On ne peut décrire ce qu’Emma sentit à l’entendre parler ainsi, ni quelle fut la sensation désagréable qu’elle éprouva ; elle était trop oppressée pour pouvoir répondre sur-le-champ. M. Elton, avantageux de son naturel, prit ce moment de silence pour un consentement tacite, et essaya de lui reprendre la main, en s’écriant avec gaîté.

« Ma charmante demoiselle, permettez-moi d’interpréter en ma faveur cet intéressant silence. Il prouve que depuis long-temps vous m’avez compris. »

« Non, Monsieur, s’écria Emma, vous vous trompez. Loin de vous avoir compris, j’ai été dans l’erreur la plus complète sur les vues que vous aviez jusqu’à ce moment. Quant à moi, je suis très-fâchée que vous me les ayez fait connaître. Rien au monde n’est plus loin de ma pensée. Votre attachement pour mon amie, les attentions que vous aviez pour elle (du moins je le croyais ainsi), me faisaient le plus grand plaisir ; et je désirais vivement que vous réussissiez : mais si j’avais pu supposer que ce n’était pas elle qui vous attirait à Hartfield, j’aurais soupçonné votre jugement de peu de solidité, en vous voyant y faire de si fréquentes visites. »

« Dois-je croire que vous n’ayez jamais recherché mademoiselle Smith ? que vous n’ayez jamais pensé sérieusement à elle ? »

« Jamais, mademoiselle, s’écria-t-il d’un ton piqué, jamais, je vous assure. Moi, penser sérieusement à mademoiselle Smith ! Mademoiselle Smith est une bonne fille ; je désirerais de bon cœur qu’elle fût bien mariée. Je lui veux beaucoup de bien : et il y a sans doute des hommes qui ne formeraient aucune objection. Chacun trouve à s’assortir. Mais quant à moi, je ne suis pas si embarrassé de ma personne. Il faudrait désespérer de contracter une alliance sortable, pour être obligé de rechercher mademoiselle Smith ! Non, mademoiselle, mes visites à Hartfield n’ont été que pour vous seule ; et les encouragemens que j’ai reçus… »

« Des encouragemens ! Moi ! vous vous êtes grandement trompé. Je ne vous ai vu que comme l’amant de mon amie ; de toute autre manière, vous ne pouviez être pour moi qu’une connaissance ordinaire. Je suis au désespoir que cette méprise ait eu lieu ; mais elle cesse à temps. Si elle eût continué, mademoiselle Smith aurait pu mal interpréter vos vues, ne soupçonnant probablement pas plus que moi qu’il existât entre vous et elle une si grande inégalité. Mais la chose étant ainsi, il n’y a qu’une seule personne de trompée ; et j’espère qu’elle ne le sera pas long-temps. Quant à présent, je ne pense pas du tout à me marier. »

La colère l’empêcha de répondre. La manière décidée dont elle s’était expliquée, ne pouvait l’engager à descendre aux prières ; et dans cet état de mortification et de ressentiment qu’ils partageaient, ils furent obligés de rester ensemble quelques instans de plus, car les craintes de M. Woodhouse les forcèrent d’aller au pas. S’ils n’avaient pas été irrités, leur situation aurait été plus embarrassante : et, sans se douter du moment où la voiture entrerait dans le chemin du presbytère, ils se trouvèrent à la porte de sa maison, et il descendit sans proférer un seul mot. Emma crut devoir lui souhaiter une bonne nuit ; il la remercia froidement et d’un ton fier ; et elle arriva à Hartfield extraordinairement agitée.

Elle fut reçue avec des transports de joie inexprimables, par son père, qui tremblait de la savoir seule, en voiture, depuis le presbytère, près duquel il y avait un tournant, dont il ne pouvait se rappeler sans frémir, et encore, n’ayant qu’un cocher ordinaire, qui n’était pas expérimenté comme Jacques. Il semblait qu’on n’attendait qu’elle pour que tout allât bien ; car M. Jean Knightley, honteux de la mauvaise humeur qu’il avait montrée, était rempli d’attentions pour M. Woodhouse, et si empressé de lui plaire, qu’il parut près d’accepter une écuellée de gruau, reconnaissant qu’il n’y avait rien de plus sain : et cette journée se termina heureusement pour tout le monde, excepté Emma. Jamais ses esprits n’avaient été si bouleversés ; et elle dut faire de grands efforts pour paraître attentive et de bonne humeur, jusqu’à ce que l’heure de se séparer lui permît de se livrer en liberté à ses réflexions.