La Nouvelle Emma/45
Arthus Bertrand Libraire, (Tome 4, p. 90-121).
CHAPITRE XLV.
Henriette ! pauvre Henriette ! Ce nom la poursuivait partout, ne lui donnait pas un moment de repos. Frank Churchill s’était mal conduit envers elle-même, très-mal de toutes manières ; mais ce n’était pas tant la conduite de Frank que la sienne propre, qui la mettait en colère contre lui. C’était l’embarras dans lequel elle se trouvait par rapport à Henriette, qui rendait son offense plus noire. Pauvre Henriette ! Elle allait être pour la seconde fois dupe des fausses espérances qu’elle lui avait données. M. Knightley avait été prophète lorsqu’il lui dit : « Emma, vous n’avez pas été l’amie d’Henriette Smith. » Elle eut peur de ne lui avoir rendu que de mauvais services. Il est vrai que dans le cas présent, elle n’avait pas à se reprocher, comme dans le premier, d’avoir été seule l’origine et l’auteur du mal, en lui suggérant des idées qui ne lui auraient probablement pas passé par la tête ; car Henriette avait avoué la préférence qu’elle donnait à Frank Churchill, avant qu’elle lui en eût parlé, mais elle se reconnut coupable de n’avoir pas fait tous ses efforts pour réprimer cette passion à temps. Il était en son pouvoir de le faire, vu la grande influence qu’elle exerçait sur elle. Elle était alors, mais trop tard, persuadée qu’elle aurait dû se servir de tous ses moyens pour empêcher Henriette de se livrer à un espoir chimérique. Elle sentit qu’elle avait établi le bonheur de son amie sur un sable mouvant. Le sens commun devait lui prescrire de dire à Henriette qu’elle faisait une folie de penser à lui, parce qu’il y avait cinq cents contre un à parier qu’il ne songerait jamais à elle. « Mais ajouta-t-elle, le sens commun et moi n’avons pas souvent habité ensemble. »
Elle était de très-mauvaise humeur contre elle-même ; si elle ne l’eût pas été aussi contre Frank Churchill, sa situation eût été terrible. Quant à Jeanne Fairfax, elle pouvait se passer de la plaindre, elle en avait bien assez d’Henriette sans penser à Jeanne, dont les malheurs et la mauvaise santé ayant la même cause, devaient naturellement, les uns finir et l’autre s’améliorer. Elle allait dans peu être heureuse, et dans l’affluence, ses jours d’affliction et sa situation allaient cesser.
Emma n’avait pu comprendre comment ni pourquoi ses attentions avaient été rejetées, même avec une espèce de mépris. Elle vit bien clairement que la jalousie en était la véritable cause. Jeanne la regardait comme sa rivale : il n’était donc plus étonnant qu’elle eût refusé ses offres de service. Une promenade dans la voiture d’Hartfield eût été un tourment pour elle, et les mets venant de la même maison se seraient convertis en poison. Elle comprit tout cela, et s’avoua à elle-même, autant que sa mauvaise humeur pût le lui permettre, que Jeanne Fairfax était digne de la bonne fortune qui l’attendait. Mais la pauvre Henriette était un tel fardeau, qu’elle en avait assez sans en chercher d’autre. Emma craignait beaucoup que cette seconde attente trompée ne fût plus sévèrement sentie que la première. Vu la supériorité de l’objet qu’elle perdait, cela devait arriver, ainsi qu’à cause de la solidité de caractère qu’elle avait acquise. Néanmoins, elle jugea à propos de lui annoncer cette funeste vérité le plus tôt possible.
M. Weston en la quittant lui avait recommandé le plus grand secret ; car M. Churchill avait exigé impérativement qu’on ne parlât de cette affaire à personne, comme une marque du respect dû à la défunte, et du désir d’observer les bienséances. Emma l’avait promis, cependant on devait excepter Henriette, elle ne pouvait faire autrement.
Malgré toute sa mauvaise humeur, elle ne put s’empêcher de trouver plaisant d’être obligée de jouer auprès d’Henriette le même rôle que celui que madame Weston avait joué auprès d’elle. Elle avait à éprouver avec Henriette la même angoisse qu’avait sentie madame Weston, pour se décider à lui faire la terrible ouverture de cette affaire. Le cœur lui battit fortement lorsqu’elle entendit la voix et les pas d’Henriette, justement comme elle supposait qu’il en était arrivé à madame Weston quand elle l’avait entendue venir à Randalls. Oh ! si ces deux ouvertures pouvaient se ressembler. Mais malheureusement il n’y avait pas de probabilité.
« Eh bien ! mademoiselle Woodhouse, s’écria Henriette, en entrant brusquement dans le salon, n’est-ce pas la nouvelle la plus étrange possible ?
« De quelle nouvelle parlez-vous ? répartit Emma, hors d’état, à sa contenance et à sa voix, de deviner si Henriette avait reçu quelque intelligence de ce qui faisait l’objet de son inquiétude. »
« De Jeanne Fairfax ! Avez-vous jamais entendu rien de si extraordinaire ? Oh ! ne craignez pas de vous ouvrir à moi, car M. Weston, que je viens de rencontrer, me l’a appris lui-même. En même temps qu’il m’a recommandé le plus grand secret, il a ajouté que je ne devais en parler à personne qu’à vous, parce que vous en étiez instruite. »
« Qu’avez-vous appris de M. Weston ? »
« Oh ! il m’a tout raconté. Il m’a dit que Jeanne Fairfax et Frank Churchill allaient se marier ensemble, qu’il y avait très-long-temps qu’ils s’étaient mutuellement engagés. Que c’est extraordinaire ! »
« Bien extraordinaire, en vérité. » La conduite d’Henriette parut si étrange, qu’Emma ne savait qu’en penser. Son caractère lui sembla tout-à-fait changé. Cette découverte ne l’affectait aucunement. Point d’agitation ; elle ne manifestait pas le moindre chagrin. Emma la regardait sans pouvoir parler.
« Auriez-vous jamais imaginé, s’écria Henriette, qu’il peut être amoureux d’elle ? C’est cependant possible (rougissant) ; car vous lisez dans le cœur de tout le monde. »
« Sur ma parole, dit Emma, je commence à douter que j’aie ce talent-là. Pouvez-vous me demander sérieusement, Henriette, s’il m’était possible de croire qu’il fut attaché à une autre femme, tandis que je vous encourageais tacitement, sinon ouvertement, à vous abandonner à la passion que vous sentiez pour lui ? Je n’ai jamais eu le moindre soupçon que Frank Churchill aimât mademoiselle Fairfax ; ce n’est que depuis une heure que je l’ai appris. Si je l’avais su, vous êtes bien sûre que je vous aurais avertie du danger que vous couriez. »
« Moi ! s’écria Henriette, en rougissant, pourquoi m’auriez-vous prévenue ? Pensez-vous que j’aie la moindre affection pour M. Frank Churchill ? »
« Je suis enchantée de vous entendre parler avec tant de résolution, répliqua Emma, en souriant ; mais votre intention n’est sans doute pas de nier que, dans un temps, et ce temps n’est pas bien éloigné, vous n’ayez eu de l’affection pour lui ? »
« Pour lui ! jamais, jamais. Ma chère demoiselle Woodhouse : comment vous êtes-vous si totalement méprise à mon égard ? » (Se tournant avec chagrin.)
« Henriette ! s’écria Emma, après un moment de silence, que voulez-vous dire ? Grand dieu ! à quoi pensez-vous ? Je me suis méprise ! Dois-je donc supposer ? »
Elle n’en put dire davantage.
Sa voix s’éteignit ; elle resta éperdue jusqu’à la réponse d’Henriette.
Henriette, un peu éloignée, le visage tourné d’un autre côté, ne put parler que quelque temps après ; et lorsqu’elle prit la parole, sa voix n’était pas plus rassurée que celle d’Emma.
« Je n’aurais pas cru possible, dit-elle, que vous eussiez pu vous tromper sur ce qui me regarde. Je sais que nous étions convenues qu’on ne nommerait personne ; mais considérant de combien il est au-dessus des autres, je ne pouvais pas supposer qu’une pareille méprise fût possible. M. Frank Churchill ! qui pourrait faire attention à lui, lorsque l’autre est présent ? J’ose me flatter que j’ai trop bon goût pour donner la préférence à M. Frank Churchill, qui n’est rien du tout en comparaison de l’autre : et je suis très-surprise que vous ayez été induite en erreur : et je vous réponds que si vous ne m’aviez pas encouragée à m’abandonner à mon penchant, j’aurais cru que c’était une grande présomption à moi d’y songer. Si vous ne m’aviez pas dit qu’il était arrivé des choses plus miraculeuses ; qu’on avait vu des mariages plus disproportionnés (ce sont vos propres paroles) je n’aurais pas osé y penser : la chose m’eût paru impossible. Mais, vous, qui le connaissez depuis si long-temps. »
« Henriette, s’écria Emma, qui s’était remise, tâchons de nous entendre à présent, sans qu’il nous soit possible de nous tromper. Parlez-vous de M. Knightley. »
« Certainement. Je ne pouvais parler d’aucun autre. J’ai cru que vous le saviez. Lorsque nous nous sommes entretenues sur cette affaire, il était aussi clair que le jour que c’était de lui que je parlais. »
« Pas tout-à-fait, dit Emma, avec un calme apparent ; car tout ce que vous me dites alors, semblait regarder une autre personne. Je pourrais presque certifier que vous aviez désigné M. Frank Churchill. Je suis sûre que le service qu’il vous a rendu, en vous protégeant contre les Bohémiens, suffisait pour… »
« Oh ! mademoiselle Woodhouse, vous oubliez… »
« Ma chère Henriette, je me souviens parfaitement de ce que je vous dis à cette occasion. Je vous assurai que l’attachement que vous aviez pour lui, ne me surprenait nullement, après le service qu’il vous avait rendu. Vous en convîntes, et exprimâtes avec chaleur combien vous en étiez reconnaissante. J’ai tout cela présent à la mémoire. »
« Oh ! mon dieu ! s’écria Henriette, je me souviens bien à présent de ce que vous voulez dire ; mais alors je pensais à quelque chose de bien différent. Je ne songeais pas aux Bohémiens, ni à M. Frank Churchill. Non (avec assurance), je songeais à une circonstance plus précieuse que celle-là. C’était à M. Knightley venant m’offrir sa main pour danser, lorsque M. Elton avait refusé de me donner la sienne, et qu’il n’y avait pas d’autres danseurs dans la salle. C’était sa belle action, c’était sa bienveillance, sa générosité et le grand service qu’il m’avait rendu, qui me le faisait regarder comme supérieur à tous les autres hommes. »
« Juste ciel ! s’écria Emma, quelle méprise déplorable ! Quelle malheureuse erreur ! Que faut-il faire ? »
« Si vous m’eussiez comprise, vous ne m’auriez donc pas encouragée à persister. Cependant, je ne suis pas plus à plaindre à présent, que si je ne m’étais attachée à l’autre personne. Il est possible. »
Elle s’arrêta. Emma ne pouvait pas parler.
« Je ne suis pas surprise, mademoiselle Woodhouse, reprit-elle, que vous trouviez une grande différence entre eux, par rapport à moi ou à un autre. Vous jugerez sans doute que l’un est cent millions de fois plus élevé au-dessus de moi, que l’autre. Mais j’espère, mademoiselle Woodhouse, que supposé… Que si… Surprenant ! comme cela paraîtrait… Et vous savez que ce sont vos propres paroles. Des choses plus étranges sont arrivées. On a vu des mariages plus disproportionnés qu’entre M. Frank Churchill et moi ; et il semblerait, d’après vous, qu’on a vu de ces mariages. Si j’étais assez fortunée… Si M. Knightley voulait… S’il n’avait aucun égard à la disparité… J’espère, mademoiselle Woodhouse, que vous ne vous opposerez pas à mon bonheur : vous n’y mettrez pas d’obstacles. Vous êtes trop bonne pour le faire. »
Henriette était debout à une des fenêtres. Emma, consternée, se tourna vers elle, et dit avec vivacité :
« Croyez-vous que M. Knightley réponde à la passion que vous avez pour lui. »
« Oui, répondit Henriette modestement, mais sans crainte, je puis dire que j’ai quelques raisons de le croire. »
Emma baissa les yeux et resta quelque temps immobile ; elle réfléchissait. Peu d’instans lui suffirent pour sonder son propre cœur. Un esprit comme le sien, ouvert une fois au soupçon, faisait de rapides progrès ; elle sut tout d’un coup à quoi s’en tenir. Pourquoi trouverait-elle plus mauvais qu’Henriette fût amoureuse de M. Knightley que de M. Frank Churchill ? Pourquoi ce malheur était-il augmenté par les espérances qu’Henriette avait qu’il répondait à sa passion. Un éclair n’est pas plus prompt que l’idée qui lui vint, que M. Knightley ne pouvait épouser qu’elle !
Elle confronta sa conduite avec les sentimens de son cœur ; elle vit clairement combien elle s’en était imposé à elle-même ; combien elle avait mal agi avec Henriette ; combien elle avait été inconsidérée, peu délicate, déraisonnable et peu sensible ! elle s’était laissé entraîner par la folie et l’aveuglement ! elle en fut vivement frappée, et se donnait à elle-même les épithètes les plus dures. Le respect qu’elle se devait à elle-même, malgré ses fautes, la justice à laquelle elle avait droit (car une fille qui osait se croire aimée de M. Knightley, ne méritait aucune compassion, quoique la stricte justice demandât qu’elle ne la rendit pas malheureuse par des preuves de mépris ou de froideur), toutes ces raisons firent prendre à Emma la résolution de souffrir avec un calme apparent et avec les dehors de l’amitié. Pour son propre avantage, il était important de savoir en quoi consistaient les espérances d’Henriette, qui d’ailleurs n’avait rien fait pour mériter de perdre les égards et les bontés qu’elle avait toujours eus pour elle, ou de se voir méprisée par une personne dont les conseils ne l’avaient jamais conduite dans le bon chemin. Tirée de ses réflexions, elle se tourna vers Henriette, et, avec des manières plus douces, elle renoua la conversation ; quant au premier sujet, l’étonnante histoire de Jeanne Fairfax avait disparu ; elles n’y pensaient plus. Elles ne songeaient qu’à M. Knightley et à elles-mêmes.
Henriette, absorbée dans ses pensées, mais plus agréablement qu’Emma, ne fut cependant pas fâchée d’en être distraite d’une manière encourageante par un aussi bon juge et une aussi bonne amie que mademoiselle Woodhouse. Elle n’attendait qu’une invitation pour raconter avec plaisir, quoiqu’en tremblant, les raisons sur lesquelles ses espérances étaient fondées. Emma était aussi tremblante qu’Henriette ; mais elle cachait mieux son trouble, soit en faisant des questions, soit en écoutant les réponses. Sa voix était assez ferme ; mais ses esprits étaient singulièrement agités par l’attente d’un mal qu’elle craignait. Pendant le récit d’Henriette, elle souffrit beaucoup, quoiqu’elle l’écoutât avec une apparence de patience. Elle ne s’attendait pas à un détail méthodique, suivi et bien arrangé ; mais la substance lui causa le plus violent chagrin, surtout se souvenant d’avoir entendu dire à M. Knightley lui-même, qu’il avait trouvé une grande amélioration dans les manières et le caractère d’Henriette. Henriette s’était aperçue qu’il avait changé de conduite à son égard ; depuis le jour du bal, Emma le savait, et que M. Knightley l’avait trouvée beaucoup plus accomplie qu’il ne croyait. Depuis ce jour-là, ou du moins depuis celui où mademoiselle Woodhouse l’avait encouragée de penser à lui, Henriette s’était aperçue qu’il s’adressait à elle plus souvent qu’à l’ordinaire, et qu’il la traitait avec beaucoup de douceur et de bonté. Tout dernièrement encore, elle avait eu des preuves certaines que ses manières étaient changées. Lorsque tout le monde se promenait, il l’avait choisie pour compagne ; elle avait eu avec lui une conversation délicieuse ! il paraissait vouloir lier une connaissance intime avec elle. Emma savait qu’elle n’en imposait pas. Elle avait, ainsi qu’Henriette, observé le changement qui s’était opéré en lui. Elle répétait les expressions dont il s’était servi pour la louer, et Emma ne pouvait se refuser à reconnaître que ce qu’elle disait était la vérité même. Il avait effectivement dit qu’il estimait en elle un naturel simple et sans art, ni affectation, des sentimens honorables et généreux ; il le lui avait dit à elle-même plus d’une fois. Plusieurs petites particularités sur les attentions qu’il avait eues pour elle, comme, par exemple, d’avoir changé de place pour s’approcher d’elle, des regards qui signifiaient la préférence qu’il lui donnait, toutes ces marques de distinction étaient gravées dans le cœur d’Henriette, et Emma n’y avait pas pris garde. Des circonstances qui ne l’avaient pas frappée, quoiqu’elle en eût été témoin, lui parurent alors vraisemblables, parce qu’elle se souvenait parfaitement de celles qui avaient le plus confirmé Henriette dans ses espérances ; d’abord, de l’avoir vu seul avec elle dans l’allée des ormes à Donwell, où ils s’étaient promenés long-temps avant son arrivée (exprès, comme elle se l’imagina pour la séparer des autres dames). D’abord, il lui parla d’une manière toute particulière ; chose qu’il n’avait jamais eu coutume de faire auparavant (ici Henriette rougit beaucoup). Il semblait lui demander si ses affections étaient engagées ; mais aussitôt qu’elle parut (mademoiselle Woodhouse), il changea de conversation, et commença à parler d’agriculture. La seconde preuve qu’Henriette avait à donner, était qu’il était resté à causer avec elle une bonne demi-heure, la dernière fois qu’il était venu à Hartfield, tandis que mademoiselle Woodhouse était chez madame Bates ; et cependant il avait dit en entrant qu’il ne pouvait rester que quelques minutes. Il lui avait dit, de plus, dans le cours de la conversation, que, quoiqu’il fût obligé de se rendre à Londres, c’était contre son gré qu’il quittait sa maison. Il n’en avait pas tant dit à Emma. La confiance qu’il avait témoignée à Henriette causa un violent chagrin à mademoiselle Woodhouse.
Elle hasarda la question suivante sur la première preuve :
« N’est-il pas possible qu’en vous demandant si vos affections étaient engagées, que son intention fût de savoir si vous ne pensiez plus à M. Martin ? C’était peut-être en faveur de Martin qu’il agissait. »
Henriette rejeta cette idée avec dédain.
« M. Martin ! non en vérité ! il ne dit pas un seul mot de M. Martin. Je crois en savoir trop maintenant pour me soucier de M. Martin, ou même pour qu’on me soupçonne de penser à un homme comme lui. »
Lorsqu’Henriette eut fini sa narration, elle en appela au jugement de sa chère amie, mademoiselle Woodhouse, sur le degré d’espérances qu’elle pouvait avoir.
« Sans vous, dit-elle, je n’aurais jamais eu tant de présomption. Vous m’avez dit de l’observer avec soin et de prendre sa conduite pour règle de la mienne. J’ai suivi vos conseils avec toute l’exactitude possible ; et maintenant, je sens que je suis digne de lui, et que s’il me donne la préférence, il n’y aura en cela rien de bien étonnant. »
Les sensations désagréables produites par ce discours, firent tant de chagrin à Emma, qu’elle eut beaucoup de peine à faire la réponse suivante :
« Henriette, tout ce que je puis vous dire, c’est que M. Knightley est tout-à-fait incapable de faire volontairement entendre à une femme qu’il sent plus pour elle qu’il ne le fait véritablement. »
Henriette paraissait prête à se jeter à ses pieds pour adorer son amie, et la remercier de ce qu’elle venait de dire. Emma échappa à la sévère punition de ses caresses et de ses actions de grâces, par la prochaine arrivée de son père, qu’on entendait marcher. Henriette était trop agitée pour l’attendre.
« Ne pouvant pas se remettre assez promptement, M. Woodhouse serait alarmé ; elle ferait mieux de se retirer. » Elle sortit par une autre porte que celle vers laquelle M. Woodhouse dirigeait ses pas. Aussitôt qu’elle fut partie, Emma s’écria : Plût à Dieu que je ne l’eusse jamais connue !!!
Le reste du jour, la nuit suivante, elle ne fit que penser à ce que lui avait dit Henriette ; elle se perdait au milieu des idées confuses que peu d’heures avaient produites. Chaque moment avait enfanté une surprise, et chaque surprise lui causait une nouvelle mortification. Comment comprendre tout cela, comment croire aux déceptions qu’elle s’était forgées elle-même ! Les méprises, l’aveuglement de sa tête et de son cœur lui étaient incompréhensibles. Elle s’asseyait, se promenait, passait d’une chambre à l’autre, courait dans les jardins, et partout le souvenir de sa conduite la tourmentait ; elle reconnaissait sa faiblesse, ses torts ; elle s’apercevait qu’elle avait été trompée de la manière la plus mortifiante, et surtout par elle-même. Elle se sentait d’autant plus malheureuse, que ce jour-là ne semblait être que l’avant-coureur de ses chagrins. Elle commença par sonder son propre cœur, et y employa tout le temps qu’elle n’était pas occupée auprès de son père, ou qu’elle pouvait dérober à ses autres pensées.
Combien y avait-il que M. Knightley lui était si cher ? Quand l’influence qu’il avait sur elle avait-elle commencé ? À quelle époque s’était-il emparé de la place que Frank Churchill avait occupée momentanément dans son cœur ? Elle chercha à se rappeler le passé, compara ces deux hommes l’un à l’autre, et le degré d’estime qu’elle avait accordé à chacun d’eux depuis la connaissance qu’elle avait faite du dernier ; cette comparaison que, dans tous les temps elle pouvait faire, l’avait-elle faite ? Oh ! non ! plût à Dieu que cette idée lui fût venue ! elle aurait vu que dans tous les temps M. Knightley était infiniment supérieur à Frank Churchill, même au moment qu’elle croyait ne rien sentir pour lui. Elle découvrit qu’en se persuadant d’agir contradictoirement aux principes qu’aurait établis cette comparaison, si elle avait été assez heureuse pour la faire, elle avait vécu dans une illusion complète, faute d’avoir connu son propre cœur, et qu’enfin elle n’avait jamais été véritablement éprise de M. Frank Churchill !
Telle fut la conclusion de ses réflexions ; telle fut la connaissance qu’elle acquit d’elle-même, la première fois qu’elle voulut bien s’en occuper, et sans la chercher long-temps. Elle s’indigna de sa conduite ; elle eut honte de toutes les sensations qu’elle éprouvait, excepté de celle qui lui prouvait qu’elle aimait véritablement M. Knightley. Toute autre idée la dégoûtait.
Sa vanité lui avait fait accroire qu’elle connaissait le secret des affections de tous ses voisins ; elle avait même eu l’arrogance impardonnable d’oser se croire capable de régler la destinée d’un chacun. En tout elle s’était trompée ; au lieu de faire du bien, elle avait au contraire fait beaucoup de mal ; elle avait fait le malheur d’Henriette, le sien propre, et elle le craignait beaucoup, celui de M. Knightley. Si cette alliance disproportionnée avait lieu, on pourrait avec justice lui reprocher d’en avoir été la cause principale, puisque c’était elle qui s’était chargée d’introduire Henriette dans le monde. Elle se flattait cependant que l’attachement de M. Knightley n’existait réellement que dans la tête d’Henriette ; et supposé qu’il en fût autrement, à qui le devait-elle ? À elle-même, à sa propre folie.
M. Knightley et mademoiselle Henriette Smith ! Une pareille union rapprochait toutes les distances, confondait tous les rangs. Le mariage de Frank Churchill avec mademoiselle Fairfaix, n’était rien en comparaison, et ne pouvait, comme celui-ci, exciter la moindre surprise ; ne présentant aucune disparité, c’était un mariage ordinaire, qui ne devait occuper la tête ni la langue de personne. M. Knightley et Henriette Smith ! Une telle élévation pour elle ! une telle dégradation pour lui ! Emma frémissait de penser combien il allait perdre dans l’opinion publique ; elle prévoyait les souris moqueurs, les sarcasmes qui allaient pleuvoir sur lui ; la mortification de son frère, et les chagrins que tout cela ne pouvait manquer de lui causer. Se ferait-il, ce mariage ? Non, il était impossible ! Et cependant, pourquoi impossible ? N’avait-on pas vu des hommes très-instruits captivés par des femmes ignorantes ? N’était-il pas arrivé que des hommes trop occupés pour se donner la peine de chercher, devinssent la proie de la première jolie fille qui se jetait à leur tête ? Ne voyait-on pas tous les jours dans ce monde, que l’inconséquence, la folie, l’inconduite, le hasard et les circonstances (agissant comme causes secondes), présidaient très-souvent aux événemens humains ?
Oh ! si elle n’eût jamais entrepris de former Henriette ! Que ne la laissait-elle où elle était, et où il lui avait dit qu’elle devait être ! N’avait-elle pas fait l’énorme folie de s’opposer à son mariage avec un galant homme, qui l’aurait rendue heureuse dans le rang où le ciel l’avait placée ! tout serait bien pour elle, et rien de ce qui causait ses chagrins n’aurait eu lieu.
Mais comment Henriette avait-elle eu la présomption de porter ses vues si haut ? Comment pouvait-elle se figurer d’être aimée d’un pareil homme sans qu’il le lui eût assuré ? Henriette n’était plus si humble que par le passé ; elle n’avait pas tant de scrupules ; elle ne sentait presque plus son infériorité, tant morale que physique. Elle avait reconnu que M. Elton s’abaisserait en l’épousant, et elle ne semblait pas croire qu’on pût faire le même reproche à M. Knightley ! Hélas ! à qui Emma pouvait-elle s’en prendre sur un tel renversement d’idées ? À elle seule. Qui lui avait appris à penser qu’elle devait s’élever, s’il était possible, et qu’elle avait des prétentions bien fondées à former un grand établissement ? Si la vanité avait chez Henriette remplacé l’humilité, c’était encore à elle seule qu’elle en était redevable.