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La Nouvelle Journée/I, 8

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 67-72).
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Première Partie — 8


Au cours du mois d’avril, il reçut de Paris la proposition de venir diriger une série de concerts. Sans l’examiner davantage, il allait refuser ; mais il crut devoir en parler d’abord à Grazia. Il éprouvait une douceur à la consulter sur sa vie ; il se donnait ainsi l’illusion qu’elle la partageait.

Elle lui causa, cette fois, une grande déception. Elle se fit expliquer bien posément l’affaire ; puis, elle lui conseilla d’accepter. Il en fut attristé ; il y vit la preuve de son indifférence.

Grazia n’était peut-être pas sans regrets de donner ce conseil. Mais, pourquoi Christophe le lui demandait-il ? Plus il s’en remettait à elle de décider pour lui, plus elle se jugeait responsable des actes de son ami. Par suite de l’échange qui s’était fait entre leurs pensées, elle avait pris à Christophe un peu de sa volonté ; il lui avait révélé le devoir et la beauté d’agir. Du moins, elle avait reconnu ce devoir pour son ami ; et elle ne voulait pas qu’il y manquât. Mieux que lui, elle connaissait le pouvoir de langueur que recèle le souffle de cette terre italienne, et qui, tel l’insidieux poison de son tiède scirocco, se glisse dans les veines, endort la volonté. Que de fois elle en avait senti le charme maléfique, sans avoir l’énergie de résister ! Toute sa société était plus ou moins atteinte de cette malaria de l’âme. De plus forts qu’eux, jadis, en avaient été victimes ; elle avait rongé l’airain de la louve romaine. Rome respire la mort : elle a trop de tombeaux. Il est plus sain d’y passer que d’y vivre. On y sort trop facilement du siècle : c’est un goût dangereux pour les forces encore jeunes qui ont une vaste carrière à remplir. Grazia se rendait compte que le monde qui l’entourait n’était pas un milieu vivifiant pour un artiste. Et quoiqu’elle eût pour Christophe plus d’amitié que pour tout autre… (osait-elle se l’avouer ?)… elle n’était pas fâchée, au fond, qu’il s’éloignât. Hélas ! Il la fatiguait, par tout ce qu’elle aimait en lui, par ce trop-plein d’intelligence, par cette abondance de vie accumulée pendant des années et qui débordait : sa quiétude en était troublée. Et il la fatiguait aussi, peut-être, parce qu’elle sentait toujours la menace de cet amour, beau et touchant, mais obsédant, contre lequel il fallait toujours rester en éveil ; il était plus prudent de le tenir à distance. Elle se gardait bien d’en convenir avec elle-même ; elle ne croyait avoir en vue que l’intérêt de Christophe.

Les bonnes raisons ne lui manquaient pas. Dans l’Italie d’alors un musicien avait peine à vivre : l’air lui était mesuré. La vie musicale était comprimée, déformée. L’usine du théâtre étendait ses cendres grasses et ses fumées brûlantes sur ce sol, dont naguère les fleurs de musique embaumaient toute l’Europe. Qui refusait de s’enrôler dans l’équipe des vociférateurs, qui ne pouvait ou ne voulait entrer dans la fabrique, était condamné à l’exil ou à vivre étouffé. Le génie n’était nullement tari. Mais on le laissait stagner sans profit et se perdre. Christophe avait rencontré plus d’un jeune musicien, chez qui revivait l’âme des maîtres mélodieux de leur race et cet instinct de beauté qui pénétrait l’art savant et simple du passé. Mais qui se souciait d’eux ? Ils ne pouvaient ni se faire jouer, ni se faire éditer. Nul intérêt pour la pure symphonie. Point d’oreilles pour la musique qui n’a pas le museau graissé de fard !… Alors, ils chantaient pour eux-mêmes, d’une voix découragée, qui finissait par s’éteindre. À quoi bon ? Dormir… — Christophe n’eût pas demandé mieux que de les aider. En admettant qu’il l’eût pu, leur amour-propre ombrageux ne s’y prêtait pas. Quoi qu’il fît, il était pour eux un étranger ; et pour des Italiens de vieille race, malgré leur accueil affectueux, tout étranger reste, au fond, un barbare. Ils estimaient que la misère de leur art était une question qui devait se régler en famille. Tout en prodiguant à Christophe les marques d’amitié, ils ne l’admettaient pas dans leur famille. — Que lui restait-il ? Il ne pouvait pourtant pas rivaliser avec eux et leur disputer la maigre place au soleil, dont ils n’étaient pas sûrs !…

Et puis, le génie ne peut se passer d’aliment. Le musicien a besoin de musique, — de musique à entendre, de musique à faire entendre. Une retraite temporaire a son prix pour l’esprit, qu’elle force à se recueillir. Mais c’est à condition qu’il en sorte. La solitude est noble, mais mortelle pour l’artiste qui n’aurait plus la force de s’y arracher. Il faut vivre de la vie de son temps, même bruyante et impure ; il faut incessamment donner et recevoir, et donner, et donner, et recevoir encore. — L’Italie, du temps de Christophe, n’était plus ce grand marché de l’art qu’elle fut autrefois, qu’elle redeviendra peut-être. Les foires de la pensée, où s’échangent les âmes de toutes les nations, sont au Nord, aujourd’hui. Qui veut vivre doit y vivre.

Christophe, livré à lui-même, eût répugné à rentrer dans la cohue. Mais Grazia sentait plus clairement le devoir de Christophe qu’il ne le voyait. Et elle exigeait plus de lui que d’elle. Sans doute parce qu’elle l’estimait plus. Mais aussi parce que ce lui était plus commode. Elle lui déléguait son énergie. Elle gardait sa tranquillité. — Il n’avait pas le courage de lui en vouloir. Elle était comme Marie, elle avait la meilleure part. À chacun son rôle, dans la vie. Celui de Christophe était d’agir. Elle, il lui suffisait d’être. Il ne lui demandait rien de plus.

Rien, que de l’aimer, si c’était possible, un peu moins pour lui et un peu plus pour elle. Car il ne lui savait pas beaucoup de gré d’être, dans son amitié, dénuée d’égoïsme, au point de ne penser qu’à l’intérêt de l’ami, — qui ne demandait qu’à n’y pas penser.

Il partit. Il s’éloigna d’elle. Il ne la quitta point. Comme dit un vieux trouvère, « l’ami ne quitte son amie que quand son âme y consent ».