La Nouvelle Journée/II, 3

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 124-141).
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Deuxième Partie — 3


On était arrivé aux premiers jours de juillet. Christophe faisait le compte de ce que ces quelques mois à Paris lui avaient apporté : beaucoup d’idées nouvelles, mais peu d’amis. Des succès brillants et dérisoires : retrouver son image, l’image de son œuvre, affaiblie ou caricaturée, dans des cerveaux médiocres, cela n’a rien de réjouissant. Et de ceux dont il eût aimé à être compris, la sympathie lui manquait ; ils n’avaient pas accueilli ses avances ; il ne pouvait se joindre à eux, quelque désir qu’il eût de s’associer à leurs espoirs, de leur être un allié ; on eût dit que leur amour-propre inquiet se défendît de son amitié et trouvât plus de satisfaction à l’avoir pour ennemi. Bref, il avait laissé passer le flot de sa génération, sans passer avec lui ; et le flot de la génération suivante ne voulait pas de lui. Il était isolé, et ne s’en étonnait pas, toute sa vie l’y ayant habitué. Mais il jugeait que maintenant il avait conquis le droit, après ce nouvel essai, de retourner dans son ermitage suisse, en attendant de réaliser un projet qui, depuis peu, prenait plus de consistance. À mesure qu’il vieillissait, il était tourmenté du désir de revenir s’installer au pays. Il n’y connaissait plus personne, il y trouverait sans doute encore moins de parenté d’esprit que dans cette ville étrangère ; mais ce n’en est pas moins le pays : vous ne demandez pas à ceux de votre sang de penser comme vous ; il existe entre eux et vous mille secrets liens ; les sens ont appris à lire dans le même livre du ciel et de la terre, le cœur parle la même langue.

Il raconta gaiement ses mécomptes à Grazia, et dit son intention de retourner en Suisse ; il demandait, en plaisantant, la permission de quitter Paris et annonçait son départ pour la semaine suivante. Mais, à la fin de la lettre, un post-scriptum disait :

« J’ai changé d’avis. Mon départ est remis. »

Christophe avait en Grazia une confiance entière ; il lui livrait le secret de ses plus intimes pensées. Et pourtant, il y avait un compartiment de son cœur, dont il gardait la clef : c’étaient les souvenirs qui n’appartenaient pas seulement à lui-même, mais à ceux qu’il avait aimés. Ainsi, il se taisait sur ce qui touchait à Olivier. Sa réserve n’était pas voulue. Les mots ne pouvaient sortir, quand il allait parler d’Olivier à Grazia. Elle ne l’avait point connu…

Or, ce matin-là, tandis qu’il écrivait à son amie, on frappa à la porte. Il alla ouvrir, en maugréant d’être dérangé. Un jeune garçon de quatorze à quinze ans demanda monsieur Krafft. Christophe, bourru, le fit entrer. Il était blond, les yeux bleus, les traits fins, pas très grand, la taille mince et droite. Debout devant Christophe, il restait sans parler, un peu intimidé. Très vite il se remit, et il leva ses yeux limpides, qui le considéraient avec curiosité. Christophe sourit, en regardant le charmant visage ; et le jeune garçon sourit aussi.

— Eh bien, lui dit Christophe, qu’est-ce que vous voulez ?

— Je suis venu, dit l’enfant…

(Il se troubla de nouveau, il rougit et se tut.)

— Je vois bien que vous êtes venu, dit Christophe en riant. Mais pourquoi êtes-vous venu ? Regardez-moi, est-ce que vous avez peur de moi ?

Le jeune garçon retrouva son sourire, secoua la tête et dit :

— Non.

— Bravo ! Alors, dites-moi d’abord qui vous êtes.

— Je suis, dit l’enfant…

Il s’arrêta encore. Ses yeux, qui faisaient curieusement tout le tour de la chambre, venaient de découvrir, sur la cheminée de Christophe, une photographie d’Olivier. Christophe suivit machinalement la direction de son regard.

— Allons ! fit-il. Courage !

L’enfant dit :

— Je suis son fils.

Christophe tressauta ; il se souleva de son siège, saisit le jeune garçon par les deux bras, et l’attira à lui ; retombé sur sa chaise, il le tenait, étroitement serré ; leurs figures se touchaient presque ; et il le regardait, il le regardait, en répétant :

— Mon petit… mon pauvre petit…

Brusquement, il lui prit la tête entre ses mains, et il l’embrassa sur le front, sur les yeux, sur les joues, sur le nez, sur les cheveux. Le jeune garçon, effrayé et choqué par la violence de ces démonstrations, se dégagea de ses bras. Christophe le laissa. Il se cacha le visage dans ses mains, il appuya son front contre le mur, et il resta ainsi pendant quelques instants. Le petit avait reculé au fond de la chambre. Christophe releva la tête. Sa figure était apaisée ; il regarda reniant, avec un sourire affectueux :

— Je t’ai effrayé, dit-il. Pardon… Vois-tu, c’est que je l’aimais bien.

Le petit se taisait, encore effarouché.

— Comme tu lui ressembles ! dit Christophe… Et pourtant, je ne t’aurais pas reconnu. Qu’y a-t-il de changé ?

Il demanda :

— Comment t’appelles-tu ?

— Georges.

— C’est vrai. Je me souviens. Christophe-Olivier-Georges… Tu as quel âge ?

— Quatorze ans.

— Quatorze ans ! Il y a si longtemps déjà ?… Cela me paraît hier, — ou dans la nuit des temps… Comme tu lui ressembles ! Ce sont les mêmes traits. Le même, et cependant un autre. La même couleur des yeux, et pas les mêmes yeux. Le même sourire, la même bouche, et pas le même son de voix. Tu es plus fort, tu te tiens plus droit. Tu as la figure plus pleine, mais tu rougis comme lui. Viens, assieds-toi, causons. Qui t’a envoyé chez moi ?

— Personne.

— C’est de toi-même que tu es venu ? Comment me connais-tu ?

— On m’a parlé de vous.

— Qui ?

— Ma mère.

— Ah ! dit Christophe. Est-ce qu’elle sait que tu es venu chez moi ?

— Non.

Christophe se tut un moment : puis il demanda :

— Où habitez-vous ?

— Près du parc Monceau.

— Tu es venu à pied ? Oui ? C’est une bonne course. Tu dois être fatigué.

— Je ne suis jamais fatigué.

— À la bonne heure ! Montre-moi tes bras.

(Il les palpa.)

— Tu es un solide petit gars… Et qu’est-ce qui t’a donné l’idée de venir me voir ?

— C’est que papa vous aimait plus que tout.

— C’est elle qui te l’a dit ?

(Il se reprit.)

— C’est ta mère qui te l’a dit ?

— Oui.

Christophe sourit, pensif. Il songeait : « Elle aussi !… Comme ils l’aimaient, tous ! Pourquoi donc ne le lui ont-ils pas montré ?… »

Il continua :

— Pourquoi as-tu attendu si longtemps pour venir ?

— Je voulais venir plus tôt. Mais je croyais que vous ne vouliez pas me voir.

— Moi !

— Il y a plusieurs semaines, aux concerts Chevillard, je vous ai aperçu ; j’étais avec ma mère, à quelques fauteuils de vous ; je vous ai salué ; vous m’avez regardé de travers, en fronçant le sourcil, et vous ne m’avez pas répondu.

— Moi, je t’ai regardé ?… Mon pauvre petit, tu as pu penser ?… Je ne t’ai pas vu. J’ai les yeux fatigués. Voilà pourquoi je fronce le sourcil… Tu me crois donc bien méchant ?

— Je crois que vous pouvez l’être aussi, quand vous voulez.

— Vraiment ? dit Christophe. En ce cas, si tu pensais que je ne voulais pas te voir, comment as-tu osé venir ?

— Parce que moi, je voulais vous voir.

— Et si je t’avais mis à la porte ?

— Je ne me serais pas laissé faire.

Il disait cela, d’un petit air décidé, confus et provocant tout ensemble.

Christophe éclata de rire ; et Georges fit comme lui.

— C’est moi que tu aurais mis à la porte ?… Voyez-vous cela ! Quel luron !… Non, décidément, tu ne ressembles pas à ton père.

Le visage mobile du jeune garçon s’assombrit.

— Vous trouvez que je ne lui ressemble pas ? Mais vous disiez, tout à l’heure ?… Alors, vous croyez qu’il ne m’aurait pas aimé ? Alors, vous ne m’aimez pas ?

— Et qu’est-ce que cela peut te faire, que je t’aime ?

— Cela me fait beaucoup.

— Parce que ?

— Parce que je vous aime.

En une minute, ses yeux, sa bouche, tous ses traits se coloraient de dix expressions diverses. Comme en un jour d’avril, l’ombre des nuages qui courent sur les champs, au souffle des vents printaniers. Christophe éprouvait une joie délicieuse à le voir, à l’entendre ; il lui semblait être lavé des soucis du passé ; ses tristes expériences, ses épreuves, ses souffrances, et celles d’Olivier, tout était effacé : il renaissait tout neuf dans ce jeune surgeon de la vie d’Olivier.

Ils causèrent. Georges ne connaissait rien de la musique de Christophe, avant ces derniers mois ; mais depuis que Christophe était à Paris, il ne manquait pas un concert où l’on jouait de ses œuvres. Il en parlait, le visage animé, les yeux brillants, riants, et les larmes tout proche : tel un amoureux. Il confia à Christophe qu’il adorait la musique, et que, lui aussi, il voulait en faire. Mais Christophe s’aperçut, d’après quelques questions, que le petit en ignorait les éléments. Il s’informa forma de ses études. Le jeune Jeannin était au lycée ; il dit, allègrement, qu’il n’était pas un fameux élève.

— Où es-tu le plus fort ? En lettres ou en sciences ?

— C’est à peu près la même chose partout.

— Mais comment ? Mais comment ? Est-ce que tu serais un cancre ?

Il rit franchement et dit :

— Je crois que oui.

Puis, il ajouta confidentiellement :

— Mais je sais bien que non, tout de même.

Christophe ne put s’empêcher de rire :

— Alors, pourquoi ne travailles-tu pas ? Est-ce que rien ne t’intéresse ?

— Au contraire ! tout m’intéresse.

— Eh bien, alors ?

— Tout est intéressant, on n’a pas le temps…

— Tu n’as pas le temps ? Et que diable fais-tu ?

Il esquissa un geste vague :

— Beaucoup de choses. Je fais de la musique, je fais du sport, je vais voir des expositions, je lis…

— Tu ferais mieux de lire tes livres de classe.

— On ne lit jamais en classe rien de ce qui est intéressant… Et puis, nous voyageons. Le mois dernier, j’ai été en Angleterre, pour voir le match entre Oxford et Cambridge.

— Cela doit bien avancer tes études !

— Bah ! on apprend plus, ainsi, qu’en restant au lycée.

— Et ta mère, que dit-elle de cela ?

— Ma mère est très raisonnable. Elle fait tout ce que je veux.

— Mauvais diable !… Tu as de la chance de ne pas m’avoir pour père.

— C’est vous qui n’auriez pas eu de chance…

Impossible de résister à son air enjôleur.

— Et dis-moi, grand voyageur, fit Christophe, connais-tu mon pays ?

— Oui.

— Je suis sûr que tu ne sais pas un mot d’allemand.

— Je sais très bien, au contraire.

— Voyons un peu.

Ils se mirent à causer en allemand. Le petit baragouinait, d’une façon incorrecte, mais avec un aplomb drolatique ; très intelligent, d’un esprit éveillé, il devinait plus qu’il ne comprenait ; il devinait souvent, de travers ; il était le premier à rire de ses bévues. Il racontait ses voyages, ses lectures, avec entrain. Il avait beaucoup lu, hâtivement, superficiellement, en passant la moitié des pages, en inventant ce qu’il n’avait pas lu, mais toujours talonné par une curiosité vive et fraîche, qui cherchait partout des raisons d’enthousiasme. Il sautait d’un sujet à l’autre ; et sa figure s’animait, en parlant de spectacles ou d’œuvres qui l’avaient ému. Ses connaissances étaient sans aucun ordre. On ne savait pas comment il avait lu un livre de dixième rang, et ignorait tout des œuvres les plus célèbres.

— Tout cela est très gentil, dit Christophe. Mais tu n’arriveras à rien, si tu ne travailles pas.

— Oh ! je n’en ai pas besoin. Nous sommes riches.

— Diable ! c’est grave, alors. Tu veux être un homme qui n’est bon à rien, qui ne fait rien ?

— Au contraire, je voudrais tout faire. C’est stupide de s’enfermer, toute sa vie, dans un métier.

— C’est encore la seule façon qu’on ait trouvée de le faire bien.

— On dit ça !

— Comment ! « on dit ça » ? »… Moi, je dis ça. Voilà quarante ans que j’étudie mon métier. Je commence à peine à le savoir.

— Quarante ans, pour apprendre son métier ! Et quand peut-on le faire, alors ?

Christophe se mit à rire.

— Petit Français raisonneur !

— Je voudrais être musicien, dit Georges.

— Eh bien, il n’est pas trop tôt pour t’y mettre. Veux-tu que je t’apprenne ?

— Oh ! je serais si heureux !

— Viens demain. Je verrai ce que tu vaux. Si tu ne vaux rien, je te défends de mettre jamais les mains sur un piano. Si tu as des dispositions, nous essaierons de faire de toi quelque chose… Mais je t’avertis : je te ferai travailler.

— Je travaillerai, dit Georges, ravi.

Ils prirent rendez-vous pour le lendemain. Au moment de sortir, Georges se rappela que le lendemain, il avait d’autres rendez-vous, et aussi le surlendemain. Oui, il n’était pas libre avant la fin de la semaine. On convint du jour et de l’heure.

Mais, le jour et l’heure venus, Christophe attendit en vain. Il fut déçu. Il s’était fait une joie enfantine de revoir Georges. Cette visite inattendue avait éclairé sa vie. Il en avait été si heureux et ému qu’il n’en avait pas dormi, de la nuit qui avait suivi. Il songeait, avec une gratitude attendrie, au jeune ami qui était venu le trouver, de la part de l’ami ; il souriait, en pensée, à cette charmante figure : son naturel, sa grâce, sa franchise malicieuse et ingénue, le ravissaient ; il s’abandonnait à cet enivrement muet, ce bourdonnement du bonheur, qui remplissait ses oreilles et son cœur, dans les premiers jours de l’amitié avec Olivier. Il s’y joignait un sentiment plus grave et presque religieux, qui, par delà les vivants, apercevait le sourire du passé. — Il attendit, le lendemain et le surlendemain. Personne. Pas une lettre d’excuses. Christophe, attristé, chercha lui-même des raisons pour excuser l’enfant. Il ne savait où lui écrire, il n’avait pas son adresse. L’aurait-il connue, qu’il n’eût pas osé lui écrire. Un vieux cœur qui s’éprend d’un jeune être éprouve une pudeur à lui témoigner le besoin qu’il a de lui ; il sait bien que celui qui est jeune n’a pas le même besoin : la partie n’est pas égale entre eux ; et l’on ne craint rien tant que de paraître s’imposer à qui ne se soucie point de vous.

Le silence se prolongeait. Bien que Christophe en souffrît, il se contraignit à ne faire aucune démarche pour retrouver les Jeannin. Mais, chaque jour, il attendait celui qui ne venait point. Il ne partit pas pour la Suisse. Il resta, tout l’été, à Paris. Il se jugeait absurde ; mais il n’avait plus de goût à voyager. En septembre seulement, il se décida à passer quelques jours à Fontainebleau.

Vers la fin d’octobre, Georges Jeannin revint frapper à la porte. Il s’excusa tranquillement, sans la moindre confusion de son manque de parole.

— Je n’ai pas pu venir, dit-il ; et ensuite, nous sommes partis, nous avons été en Bretagne.

— Tu aurais pu m’écrire, dit Christophe.

— Oui, c’était ce que je voulais faire. Mais je n’avais jamais le temps… Et puis, dit-il en riant, j’ai oublié, j’oublie tout.

— Depuis quand es-tu revenu ?

— Depuis le commencement d’octobre.

— Et tu as mis trois semaines pour te décider à venir ?… Écoute, dis-moi franchement : c’est ta mère qui t’empêche ?… Elle n’aime pas que tu me voies ?

— Mais non ! tout au contraire. C’est elle qui m’a dit aujourd’hui de venir.

— Comment cela ?

— La dernière fois que je vous ai vu, avant les vacances, je lui ai tout raconté, en rentrant. Elle m’a dit que j’avais bien fait ; elle s’est informée de vous, elle m’a fait beaucoup de questions. Quand nous sommes rentrés de Bretagne, il y a trois semaines, elle m’a engagé à retourner chez vous. Il y a huit jours, elle me l’a rappelé de nouveau. Et ce matin, quand elle a su que je n’étais pas encore venu, elle a été fâchée, elle a voulu que je vinsse tout de suite après déjeuner, sans plus attendre.

— Et tu n’as pas honte de me raconter cela ? Il faut qu’on te force à venir chez moi ?

— Non, non, ne croyez pas… Oh ! je vous ai fâché ! Pardon… C’est vrai, je suis étourdi… Grondez-moi, mais ne m’en veuillez pas. Je vous aime bien. Si je ne vous aimais pas, je ne serais pas venu. On ne m’a pas forcé. Moi, d’abord, on ne me force jamais à faire que ce que je veux faire.

— Garnement ! dit Christophe, en riant malgré lui. Et tes projets musicaux, qu’est-ce que tu en as fait ?

— Oh ! j’y pense toujours.

— Cela ne t’avance pas beaucoup.

— Je veux m’y mettre, à présent. Ces mois derniers, je ne pouvais pas, j’avais tant, tant à faire ! Mais maintenant, vous allez voir comme je vais travailler, si vous voulez encore de moi…

(Il avait des yeux câlins.)

— Tu es un farceur, dit Christophe.

— Vous ne me prenez pas au sérieux.

— Ma foi, non.

— C’est dégoûtant ! Personne ne me prend au sérieux. Je suis découragé.

— Je te prendrai au sérieux, quand je t’aurai vu au travail.

— Tout de suite, alors !

— Je n’ai pas le temps. Demain.

— Non, c’est trop loin, demain. Je ne peux pas supporter que vous me méprisiez, tout un jour.

— Tu m’ennuies.

— Je vous en prie !…

Christophe, souriant de sa faiblesse, le fit asseoir au piano, et lui parla de musique. Il lui posa des questions ; il lui faisait résoudre de petits problèmes d’harmonie. Georges ne savait pas grand’chose ; mais son instinct musical suppléait à beaucoup d’ignorance ; sans connaître leurs noms, il trouvait les accords que Christophe attendait ; et ses erreurs mêmes témoignaient, dans leur gaucherie, d’une curiosité de goût et d’une sensibilité singulièrement aiguisée. Il n’acceptait pas sans discussion les remarques de Christophe ; et les intelligentes questions qu’il posait, à son tour, montraient un esprit sincère, qui n’acceptait pas l’art comme un formulaire de dévotion qu’on récite des lèvres, mais qui voulait le vivre, pour son propre compte. — Ils ne s’entretinrent pas seulement de musique. À propos d’harmonies, Georges évoquait des tableaux, des paysages, des âmes. Il était difficile à tenir en bride ; il fallait constamment le ramener au milieu du chemin ; et Christophe n’en avait pas toujours le courage. Il s’amusait à écouter le joyeux bavardage de ce petit être, plein d’esprit et de vie. Quelle différence de nature avec Olivier !… Chez l’un, la vie était une rivière intérieure qui coulait silencieuse ; chez l’autre, elle était tout en dehors : un ruisseau capricieux qui se dépensait à des jeux, au soleil. Et pourtant, la même belle eau pure, comme leurs yeux. Christophe, avec un sourire, retrouvait chez Georges certaines antipathies instinctives, des goûts et des dégoûts, qu’il reconnaissait bien, et cette intransigeance naïve, cette générosité de cœur qui se donne tout entier à ce qu’on aime… Seulement, Georges aimait tant de choses qu’il n’avait pas le loisir d’aimer longtemps la même.

Il revint, le lendemain et les jours qui suivirent. Il s’était pris d’une belle passion juvénile pour Christophe, et il s’appliquait à ses leçons avec enthousiasme… — Et puis, l’enthousiasme faiblit, les visites s’espacèrent. Il vint moins souvent… Et puis, il ne vint plus. Il disparut de nouveau, pour des semaines.

Il était léger, oublieux, naïvement égoïste et sincèrement affectueux ; il avait un bon cœur et une vive intelligence, qu’il dépensait en menue monnaie, au jour le jour. On lui pardonnait tout, parce qu’on avait plaisir à le voir : il était heureux…

Christophe se refusait à le juger. Il ne se plaignait pas. Il avait écrit à Jacqueline, pour la remercier de ce qu’elle lui avait envoyé son fils. Jacqueline répondit une courte lettre, d’une émotion contenue ; elle exprimait le vœu que Christophe s’intéressât à Georges, le dirigeât dans la vie. Elle ne faisait aucune allusion à la possibilité de rencontrer Christophe. Par pudeur et par fierté, elle ne pouvait se résoudre à le revoir. Et Christophe ne se crut point permis de venir, sans qu’elle l’y invitât. — Ainsi, ils restèrent séparés, l’un de l’autre, s’apercevant de loin parfois à un concert, et reliés seulement par les rares visites du jeune garçon.