La Nouvelle Journée/II, 2

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 107-123).
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Deuxième Partie — 2


Il lisait distraitement, à un étalage de libraire, un livre de poésies. Le nom de l’auteur lui était inconnu. Certains mots le frappèrent ; il resta attaché. À mesure qu’il continuait de lire entre les feuilles non coupées, il lui semblait reconnaître une voix, des traits amis… Impuissant à définir ce qu’il sentait, et ne pouvant se décider à se séparer du livre, il l’acheta. Rentré chez lui, il reprit sa lecture. Aussitôt, son obsession le reprit. Le souffle impétueux du poème évoquait, avec une précision de visionnaire, les âmes immenses et séculaires, — ces arbres gigantesques, dont nous sommes les feuilles et les fruits, — les Patries. De ces pages surgissait la figure surhumaine de la Mère, — celle qui fut avant nous, celle qui sera après nous, celle qui trône, pareille aux Madones byzantines, hautes comme des montagnes, au pied desquelles prient les fourmis humaines. Le poète célébrait le duel homérique de ces grandes Déesses, dont les lances s’entrechoquent, depuis le commencement des âges : cette Iliade éternelle, qui est à celle de Troie ce que la chaîne alpestre est aux petites collines grecques.

Une telle épopée d’orgueil et d’action guerrière était loin des pensées d’une âme européenne, comme celle de Christophe. Et pourtant, par lueurs, dans la vision de l’âme française, — la vierge pleine de grâce, qui porte l’égide, Athéna aux yeux bleus qui brillent dans les ténèbres, la déesse ouvrière, l’artiste incomparable, la raison souveraine, dont la lance étincelante terrasse les barbares aux cris tumultueux, — Christophe apercevait un regard, un sourire qu’il connaissait, et qu’il avait aimés. Mais au moment de la saisir, la vision s’effaçait. Et tandis qu’il s’irritait à la poursuivre en vain, voici qu’en tournant une page, il entendit un récit, que, peu de jours avant sa mort, lui avait fait Olivier…

Il fut bouleversé. Il courut chez l’éditeur, il demanda l’adresse du poète. On la lui refusa, comme c’est l’usage. Il se fâcha. Inutilement. Enfin, il s’avisa qu’il trouverait le renseignement dans un annuaire. Il le trouva en effet, et aussitôt il alla chez l’auteur. Quand il voulait une chose, jamais il n’avait su attendre.

Dans le quartier des Batignolles. À un dernier étage. Plusieurs portes donnaient sur un couloir commun. Christophe frappa à celle qu’on lui avait indiquée. Ce fut la porte voisine qui s’ouvrit. Une jeune femme point belle, très brune, les cheveux sur le front, le teint brouillé — une figure crispée aux yeux vifs — demanda ce qu’on voulait. Elle avait l’air soupçonneux. Christophe exposa l’objet de sa visite, et, sur une nouvelle question, il donna son nom. Elle sortit de sa chambre et ouvrit l’autre porte, avec une clef qu’elle avait sur elle. Mais elle ne fit pas entrer Christophe tout de suite. Elle lui dit d’attendre dans le corridor, et elle pénétra seule, lui fermant la porte au nez. Enfin Christophe eut accès dans le logement bien gardé. Il traversa une pièce à moitié vide, qui servait de salle à manger : quelques meubles délabrés ; près de la fenêtre sans rideaux, une douzaine d’oiseaux piaillaient dans une volière. Dans la pièce voisine, sur un divan râpé, un homme était étendu. Il se souleva pour recevoir Christophe. Ce visage émacié, illuminé par l’âme, ces beaux yeux de velours où brûlait une flamme de fièvre, ces longues mains intelligentes, ce corps mal fait, cette voix aiguë qui s’enrouait… Christophe reconnut sur-le-champ… Emmanuel ! Le petit ouvrier infirme, qui avait été la cause innocente… Et Emmanuel, brusquement debout, avait aussi reconnu Christophe.

Ils restaient sans parler. Tous deux, en ce moment, ils voyaient Olivier… Ils ne se décidaient pas à se donner la main. Emmanuel avait fait un mouvement de recul. Après dix ans passés, une rancune inavouée, l’ancienne jalousie qu’il avait pour Christophe, ressortait du fond obscur de l’instinct. Il restait là, défiant et hostile. — Mais lorsqu’il vit l’émotion de Christophe, lorsqu’il lut sur ses lèvres le nom qu’ils pensaient tous deux : « Olivier !… » ce fut plus fort que lui : il se jeta dans les bras qui lui étaient tendus.

Emmanuel demanda :

— Je savais que vous étiez à Paris. Mais vous, comment m’avez-vous pu trouver ?

Christophe dit :

— J’ai lu votre dernier livre ; au travers, j’ai entendu sa voix.

— N’est-ce pas ? dit Emmanuel, vous l’avez reconnu ? Tout ce que je suis à présent, c’est à lui que je le dois.

(Il évitait de prononcer le nom).

Après un moment, il continua, assombri :

— Il vous aimait plus que moi.

Christophe sourit :

— Qui aime bien ne connait ni plus ni moins ; il se donne tout à tous ceux qu’il aime.

Emmanuel regarda Christophe : le sérieux tragique de ses yeux volontaires s’illumina subitement d’une douceur profonde. Il prit la main de Christophe, et le fit asseoir sur le divan, près de lui.

Il se dirent leur vie. De quatorze à vingt-cinq ans, Emmanuel avait fait bien des métiers : typographe, tapissier, petit marchand ambulant, commis de librairie, clerc d’avoué, secrétaire d’un homme politique, journaliste… Dans tous, il avait trouvé moyen d’apprendre fiévreusement, çà et là rencontrant l’appui de braves gens frappés par l’énergie du petit homme, plus souvent tombant aux mains de gens qui exploitaient sa misère et ses dons, s’enrichissant des pires expériences et réussissant à en sortir sans trop d’amertume, n’y laissant que le reste de sa chétive santé. Des aptitudes singulières pour les langues anciennes, (moins exceptionnelles qu’on ne croirait, dans une race imbue de traditions humanistes), lui avaient valu l’intérêt et l’appui d’un vieux prêtre hellénisant. Ces études, qu’il n’avait pas eu le temps de pousser très avant, lui furent une discipline d’esprit et une école de style. Cet homme sorti de la bourbe du peuple, dont toute l’instruction s’était faite par lui-même, au hasard, et offrait des lacunes énormes, avait acquis un don de l’expression verbale, une maîtrise de la pensée sur la forme, que dix ans d’éducation universitaire sont impuissants à donner à la jeune bourgeoisie. Il en attribuait le bienfait à Olivier. D’autres l’avaient pourtant plus efficacement aidé. Mais d’Olivier venait l’étincelle qui avait allumé, dans la nuit de cette âme, la veilleuse éternelle. Les autres n’avaient fait que verser de l’huile dans la lampe.

Il dit :

— Je n’ai commencé de le comprendre qu’à partir du moment où il s’en est allé. Mais tout ce qu’il m’avait dit était entré en moi. Sa lumière ne m’a jamais quitté.

Il parlait de son œuvre, de la tâche qui lui avait été, prétendait-il, léguée par Olivier : du réveil des énergies françaises, de cette flambée d’idéalisme héroïque, dont Olivier était l’annonciateur ; il voulait s’en faire la voix retentissante qui plane au-dessus de la mêlée et qui sonne la victoire prochaine ; il chantait l’épopée de sa race ressuscitée.

Ses poèmes étaient bien le produit de cette étrange race qui, à travers les siècles, a conservé si fort son vieil arome celtique, tout en mettant un orgueil bizarre à vêtir sa pensée des défroques et des lois du conquérant romain. On y trouvait tout purs cette audace gauloise, cet esprit de raison héroïque, d’ironie, ce mélange de jactance et de folle bravoure, qui allait tirer la barbe aux sénateurs de Rome, pillait le temple de Delphes, et lançait en riant ses javelots contre le ciel. Mais il avait fallu que ce petit gniaf parisien incarnât ses passions, comme avaient fait ses grands-pères à perruque, et comme feraient sans doute ses arrière-petits-neveux, dans les corps des héros et des dieux de la Grèce, morts depuis deux mille ans. Instinct curieux de ce peuple, qui s’accorde avec son besoin d’absolu : en posant sa pensée sur les traces des siècles, il lui semble qu’il impose sa pensée pour les siècles. La contrainte de cette forme classique ne faisait qu’imprimer un élan plus violent aux passions d’Emmanuel. La calme confiance d’Olivier en les destins de la France s’était transformée, chez son petit protégé, en une foi brûlante, affamée d’action et sûre du triomphe. Il le voulait, il le voyait, il le clamait. C’était par cette foi exaltée et par cet optimisme qu’il avait soulevé les âmes du public français. Son livre avait été aussi efficace qu’une bataille. Il avait ouvert la brèche dans le scepticisme et dans la peur. Toute la jeune génération s’y était ruée à sa suite, vers les destins nouveaux…

Il s’animait en parlant ; ses yeux brûlaient, sa figure blême se marbrait de plaques roses, et sa voix était criarde. Christophe ne pouvait s’empêcher de remarquer le contraste de ce feu dévorant et du corps misérable qui lui servait de bûcher. Il ne faisait qu’entrevoir l’émouvante ironie de ce sort. Le chantre de l’énergie, le poète qui célébrait la génération des sports intrépides, de l’action, de la guerre, pouvait à peine marcher sans essoufflement, était sobre, suivait un régime très strict, buvait de l’eau, ne pouvait pas fumer, vivait sans maîtresses, portait toutes les passions en lui, et était réduit par sa santé à l’ascétisme.

Christophe observait Emmanuel ; et il éprouvait un mélange d’admiration et de pitié fraternelle. Il n’en voulait rien montrer ; mais sans doute ses yeux en trahirent quelque chose ; ou l’orgueil d’Emmanuel, qui gardait dans son flanc une blessure toujours ouverte, crut lire dans les yeux de Christophe la commisération, qui lui était plus odieuse que la haine. Sa flamme tomba, d’un coup. Il cessa de parler. Christophe essaya vainement de ramener la confiance. L’âme s’était refermée. Christophe vit qu’il l’avait blessé.

Le silence hostile se prolongeait. Christophe se leva. Emmanuel le reconduisit, sans un mot, à la porte. Sa démarche accusait son infirmité ; il le savait ; il mettait son orgueil à y sembler indifférent ; mais il pensait que Christophe l’observait, et sa rancune s’en aggravait.

Au moment où il serrait froidement la main à son hôte, pour le congédier, une jeune dame élégante sonnait à la porte. Elle était escortée d’un gandin prétentieux, que Christophe reconnut pour l’avoir remarqué à des premières théâtrales, souriant, caquetant, saluant de la patte, baisant la patte des dames, et, de sa place à l’orchestre, décochant des sourires jusqu’au fond du théâtre : faute de savoir son nom, il l’appelait « le daim ». — Le daim et sa compagne, à la vue d’Emmanuel, se jetèrent sur le « cher maître », avec des effusions obséquieuses et familières. Christophe, qui s’éloignait, entendit la voix sèche d’Emmanuel répondre qu’il ne pouvait recevoir, qu’il était occupé. Il admira le don que possédait cet homme d’être désagréable. Il ignorait ses raisons de faire mauvais visage aux riches snobs qui venaient le gratifier de leurs visites indiscrètes : ils étaient prodigues de belles phrases et d’éloges ; mais ils ne s’occupaient pas plus d’alléger sa misère que les fameux amis de César Franck ne cherchèrent jamais à le décharger des leçons de piano, que jusqu’au dernier jour il dut donner pour vivre.

Christophe retourna plusieurs fois chez Emmanuel. Il ne réussit plus à faire renaître l’intimité de la première visite. Emmanuel ne témoignait aucun plaisir à le voir, et se tenait sur une réserve soupçonneuse. Par moments, le généreux besoin d’expansion de son génie l’emportait ; quelque mot de Christophe le faisait vibrer jusqu’aux racines ; alors, il s’abandonnait à un accès de confiance enthousiaste ; et son idéalisme jetait sur son âme cachée de splendides lueurs d’une poésie fulgurante. Puis, brusquement, il retombait ; il se crispait dans un silence hargneux ; et Christophe retrouvait l’ennemi.

Trop de choses les séparaient. La moindre n’était pas leur différence d’âge. Christophe s’acheminait vers la pleine conscience et la maîtrise de soi. Emmanuel était encore en formation, et plus chaotique que Christophe n’avait jamais été. L’originalité de sa figure tenait aux éléments contradictoires qu’on y trouvait aux prises : un stoïcisme puissant, qui tâchait de dompter une nature rongée de désirs ataviques, — (le fils d’un alcoolique et d’une prostituée) ; — une imagination frénétique, qui se cabrait sous le mors d’une volonté d’acier ; un immense égoïsme et un immense amour des autres, dont on ne savait jamais lequel des deux serait vainqueur ; un idéalisme héroïque et une avidité maladive de gloire qui le rendait inquiet des autres supériorités. Si la pensée d’Olivier, si son indépendance, son désintéressement se retrouvaient en lui, si Emmanuel était supérieur à son maître par sa vitalité plébéienne, qui ne connaissait pas l’écœurement de l’action, par le génie poétique et par la rude écorce, qui le défendait contre tous les dégoûts, il était loin d’atteindre à la sérénité du frère d’Antoinette ; son caractère était vaniteux, inquiet ; et le trouble d’autres êtres venait s’ajouter au sien.

Il vivait dans une union orageuse avec une jeune femme qu’il avait pour voisine : celle qui avait reçu Christophe, la première fois qu’il était venu. Elle aimait Emmanuel et s’occupait de lui jalousement, faisait son ménage, recopiait ses œuvres, les écrivait sous sa dictée. Elle n’était pas belle et portait le fardeau d’une âme passionnée. Sortie du peuple, longtemps ouvrière dans un atelier de cartonnage, puis employée des postes, elle avait passé une enfance étouffée dans le cadre ordinaire des ouvriers pauvres de Paris : âmes et corps entassés, travail harassant, promiscuité perpétuelle, pas d’air, pas de silence, jamais de solitude, impossibilité de se recueillir, de défendre la retraite sacrée de son cœur. Esprit fier, qui couvait une ferveur religieuse pour un idéal confus de vérité, elle s’était usé les yeux à copier pendant la nuit, et parfois sans lumière, à la clarté de la lune, les Misérables de Hugo. Elle avait rencontré Emmanuel, à un moment où il était plus malheureux qu’elle, malade et sans ressources ; elle s’était vouée à lui. Cette passion était le premier, le seul amour de sa vie. Aussi elle s’y attachait, avec une ténacité d’affamée. Son affection était terriblement pesante pour Emmanuel, qui la partageait moins qu’il ne la subissait. Il était touché de ce dévouement ; il savait qu’elle lui était la meilleure des amies, le seul être pour qui il fût tout, et qui ne pût se passer de lui. Mais ce sentiment même l’écrasait. Il avait besoin de liberté, il avait besoin d’isolement ; ces yeux qui mendiaient avidement un regard l’obsédaient ; il lui parlait avec dureté, il avait envie de lui dire : « Va-t-en ! » Il était irrité par sa laideur et par ses brusqueries. Si peu qu’il eût entrevu la société mondaine et quelque mépris qu’il lui témoignât, — (car il souffrait de s’y voir plus laid et plus ridicule), — il était sensible à l’élégance, il subissait l’attrait de femmes qui avaient pour lui (il n’en doutait pas) le sentiment qu’il avait pour son amie. Il tâchait de témoigner à celle-ci une affection qu’il n’avait pas, ou du moins que ne cessaient d’obscurcir des bourrasques de haine involontaire. Il n’y parvenait point ; il portait dans sa poitrine un grand cœur généreux, avide de faire le bien, et un démon de violence, capable de faire le mal. Cette lutte intérieure et la conscience qu’il avait de ne pouvoir la terminer à son avantage le jetaient dans une sourde irritation, dont Christophe recevait les éclats.

Emmanuel ne pouvait se défendre envers Christophe d’une double antipathie : l’une, issue de sa jalousie ancienne (ces passions d’enfance, dont la poussée subsiste, même quand on en a oublié la cause) ; l’autre, inspirée par un brûlant nationalisme. Il incarnait en la France tous les rêves de justice, de pitié, de fraternité humaine, conçus par les meilleurs de l’époque précédente. Il ne l’opposait pas au reste de l’Europe, comme une ennemie dont la fortune croît sur les ruines des autres nations ; il la mettait à leur tête, comme la souveraine légitime qui règne pour le bien de tous, — épée de l’idéal, guide du genre humain. Plutôt que de lui voir commettre une injustice, il l’eût préférée morte. Mais il ne doutait point d’elle. Il était exclusivement français, de culture et de cœur, uniquement nourri de la tradition française, dont il retrouvait les raisons profondes dans son instinct. Il méconnaissait, avec sincérité, la pensée étrangère, pour laquelle il avait une sorte de condescendance dédaigneuse, — d’irritation, si l’étranger n’acceptait point cette situation humiliée.

Christophe voyait tout cela ; mais plus âgé et plus instruit par la vie, il ne s’en affectait point. Si cet orgueil de race ne laissait pas d’être blessant, Christophe n’en était pas atteint ; il faisait la part des illusions de l’amour filial, et il ne songeait pas à critiquer les exagérations d’un sentiment sacré. Au reste, l’humanité même trouve son profit à la croyance vaniteuse des peuples dans leur mission. De toutes les raisons qu’il avait de se sentir éloigné d’Emmanuel, une seule lui était pénible : la voix d’Emmanuel, qui s’élevait parfois à des intonations suraiguës. L’oreille de Christophe en souffrait cruellement. Il ne pouvait s’empêcher de faire des grimaces. Il tâchait qu’Emmanuel ne les vît point. Il s’appliquait à entendre la musique, et non pas l’instrument. Une telle beauté d’héroïsme rayonnait du poète infirme, quand il évoquait les victoires de l’esprit, devancières d’autres victoires, la conquête de l’air, le « dieu volant » qui soulevait les foules et, comme l’étoile de Bethléem, les entraînait à sa suite, extasiées, vers quels lointains espaces ou quelles revanches prochaines ! La splendeur de ces visions d’énergie n’empêchait pas Christophe d’en sentir le danger, de prévoir où menaient ce pas de charge et la clameur grandissante de cette nouvelle Marseillaise. Il pensait, avec un peu d’ironie, (sans regret du passé ni peur de l’avenir), que le chant aurait des échos que le chantre ne prévoyait pas, et qu’un jour viendrait où les hommes soupireraient après le temps disparu de la Foire sur la place… Qu’on était libre alors ! L’âge d’or de la liberté ! Jamais on n’en connaîtrait plus de pareil. Le monde s’acheminait vers un âge de force, de santé, d’action virile, et peut-être de gloire, mais d’autorité dure et d’ordre étroit. L’aurons-nous assez appelé de nos vœux, l’âge de fer, l’âge classique ! Les grands âges classiques, — Louis XIV ou Napoléon, — nous paraissent, à distance, les cimes de l’humanité. Et peut-être la nation y réalise-t-elle le plus victorieusement son idéal d’État. Mais allez donc demander aux héros de ces temps ce qu’ils en ont pensé ! Votre Nicolas Poussin s’en est allé vivre et mourir à Rome ; il étouffait chez vous. Votre Pascal, votre Racine ont dit adieu au monde. Et parmi les plus grands, que d’autres vécurent à l’écart, disgraciés, opprimés ! L’âme même d’un Molière cachait bien des amertumes. — Pour votre Napoléon, que vous regrettez tant, vos pères ne semblent pas s’être doutés de leur bonheur ; et le maître lui-même ne s’y est pas trompé ; il savait que lorsqu’il disparaîtrait, le monde ferait : « Ouf ! »… Autour de l’Imperator, quel désert de pensée ! Sur l’immensité de sable, le soleil africain…

Christophe ne disait point tout ce qu’il ruminait. Quelques allusions avaient suffi à mettre Emmanuel en fureur ; il ne les avait pas renouvelées. Mais il avait beau garder pour lui ses pensées, Emmanuel savait qu’il les pensait. Bien plus, il avait obscurément conscience que Christophe voyait plus loin que lui. Et il n’en était que plus irrité. Les jeunes gens ne pardonnent pas à leurs aînés, qui les contraignent à voir ce qu’ils seront dans vingt ans.

Christophe lisait dans son cœur et se disait :

— Il a raison. À chacun sa foi. Il faut croire ce qu’on croit. Dieu me garde de troubler sa confiance dans l’avenir !

Mais sa seule présence était une cause de trouble. De deux personnalités qui sont ensemble, quelque effort qu’elles fassent toutes deux pour s’effacer, l’une écrase toujours l’autre, et l’autre en garde en soi la rancune humiliée. L’orgueil d’Emmanuel souffrait de la supériorité d’expérience et de caractère de Christophe. Et peut-être se défendait-il de l’amour qu’il sentait grandir pour lui…

Il devint de plus en plus farouche. Il ferma sa porte. Il ne répondit pas aux lettres. — Christophe dut renoncer à le voir.