La Nouvelle Journée/III, 5

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 227-232).
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Troisième Partie — 5


L’action apaisante que Christophe exerçait sur Georges et sur Emmanuel, il en puisait l’énergie dans l’amour de Grazia. À cet amour il devait de se sentir rattaché à tout ce qui était jeune, d’avoir pour toutes les formes nouvelles de la vie une sympathie jamais lassée. Quelles que fussent les forces qui ranimaient la terre, il était avec elles, même quand elles étaient contre lui ; il n’avait point peur de l’avènement prochain de ces démocraties, qui faisaient pousser des cris d’orfraie à l’égoïsme d’une poignée de privilégiés ; il ne s’accrochait pas désespérément aux patenôtres d’un art vieilli ; il attendait, avec certitude, que des visions fabuleuses, des rêves réalisés de la science et de l’action jaillit un art plus puissant que l’ancien ; il saluait la nouvelle aurore du monde, dût la beauté du vieux inonde mourir avec lui.

Grazia savait le bienfait de son amour pour Christophe ; la conscience de son pouvoir l’élevait au-dessus d’elle-même. Par ses lettres, elle exerçait une direction sur son ami. Non qu’elle eût le ridicule de prétendre à le diriger dans l’art : elle avait trop de tact et savait ses limites. Mais sa voix juste et pure était le diapason auquel il accordait son âme. Il suffisait que Christophe crût entendre, par avance, cette voix répéter sa pensée, pour qu’il ne pensât rien qui ne fût juste, pur, et digne d’être répété. Le son d’un bel instrument est, pour le musicien, pareil à un beau corps où son rêve aussitôt s’incarne. Mystérieuse fusion de deux esprits qui s’aiment : chacun ravit à l’autre ce qu’il a de meilleur ; mais c’est afin de le lui rendre, enrichi de son amour. Grazia ne craignait pas de dire à Christophe qu’elle l’aimait. L’éloignement la rendait plus libre de parler ; et aussi, la certitude qu’elle ne serait jamais à lui. Cet amour, dont la religieuse ferveur s’était communiquée à Christophe, lui était une fontaine de force et de paix.

De cette force et de cette paix, Grazia donnait aux autres bien plus qu’elle n’avait. Sa santé était brisée, son équilibre moral gravement compromis. L’état de son fils ne s’améliorait pas. Depuis deux ans, elle vivait dans des transes perpétuelles, qu’aggravait le talent meurtrier de Lionello à en jouer. Il avait acquis une virtuosité dans l’art de tenir en haleine l’inquiétude de ceux qui l’aimaient ; pour réveiller l’intérêt et tourmenter les gens, son cerveau inoccupé était fertile en inventions : c’était devenu chez lui une manie. Et le tragique fut que, tandis qu’il grimaçait la parade de la maladie, la maladie cheminait réellement ; et la mort apparut. Alors, ce qui était à prévoir s’accomplit : Grazia, que son fils avait torturée pendant des années pour un mal inventé, cessa d’y croire, lorsque le mal fut là. Le cœur a ses limites. Elle avait épuisé sa force de compassion à des mensonges. Elle traita Lionello de comédien, au moment où il disait vrai. Et après que la vérité se fut révélée, le reste de sa vie fut empoisonné de remords.

La méchanceté de Lionello n’avait pas désarmé. Sans amour pour qui que ce fût, il ne pouvait supporter qu’un de ceux qui l’entouraient eût de l’amour pour quelque autre que pour lui ; la jalousie était sa seule passion. Il ne lui suffisait pas d’avoir réussi à éloigner sa mère de Christophe ; il eût voulu la contraindre à rompre l’intimité, qui persistait entre eux. Déjà, il avait usé de son arme habituelle, — la maladie, — pour faire jurer à Grazia qu’elle ne se remarierait pas. Il ne se contenta point de cette promesse. Il prétendit exiger que sa mère n’écrivît plus à Christophe. Cette fois, elle se révolta ; et cet abus de pouvoir achevant de la délivrer, ce fut alors qu’elle lui dit sur ses mensonges des mots d’une sévérité cruelle, qu’elle se reprocha plus tard comme un crime : car ils jetèrent Lionello dans une crise de fureur, dont il fut réellement malade. Il le fut d’autant plus que sa mère refusa d’y croire. Alors, il souhaita, dans sa rage, de mourir afin de se venger. Il ne se doutait pas que son souhait serait exaucé.

Quand le médecin dut laisser entendre à Grazia que son fils était perdu, elle resta comme frappée de la foudre. Il lui fallut pourtant cacher son désespoir, afin de tromper l’enfant, qui l’avait si souvent trompée. Il soupçonnait que c’était sérieux, cette fois ; mais il ne voulait pas le croire ; et ses yeux quêtaient dans les yeux de sa mère ce reproche de mensonge qui l’avait mis en fureur, alors qu’il mentait. Vint l’heure où il ne fut plus possible de douter. Alors, ce fut terrible pour lui et pour les siens : il ne voulait pas mourir…

Lorsque Grazia le vit enfin endormi, elle n’eut pas un cri, elle ne fit pas une plainte ; elle étonna les siens par son silence ; il ne lui restait plus assez de force pour souffrir ; elle n’avait qu’un désir : s’endormir, à son tour. Cependant, elle continua d’accomplir tous les actes de sa vie, avec le même calme, en apparence. Après quelques semaines, son sourire reparut même sur sa bouche, plus silencieuse. Personne ne se doutait de sa détresse. Christophe, moins que tout autre. Elle s’était contentée de lui écrire la nouvelle, sans rien lui dire d’elle-même. Aux lettres de Christophe, débordantes d’affection inquiète, elle ne répondit pas. Il voulait venir : elle le pria de n’en rien faire. Au bout de deux ou trois mois, elle reprit avec lui le ton grave et serein, qu’elle avait, avant. Elle eût jugé criminel de se décharger sur lui du poids de sa faiblesse. Elle savait combien l’écho de tous ses sentiments résonnait en lui, et comme il avait besoin de s’appuyer sur elle. Elle ne s’imposait pas une contrainte douloureuse. C’était une discipline qui la sauvait. Dans sa lassitude de vie, deux seules choses la faisaient vivre : l’amour de Christophe, et le fatalisme qui, dans la douleur comme dans la joie, formait le fond de sa nature italienne. Ce fatalisme n’avait rien d’intellectuel : il était l’instinct animal, qui fait marcher la bête harassée, sans qu’elle sente sa fatigue, dans un rêve aux yeux fixes, oubliant les pierres du chemin et son corps, jusqu’à ce qu’il tombe. Ce fatalisme soutenait son corps. L’amour soutenait son cœur. À présent que sa vie était usée, elle vivait en Christophe. Pourtant, elle évitait, avec plus de soin que jamais, d’exprimer dans ses lettres l’amour qu’elle avait pour lui. Sans doute, parce que cet amour était plus grand. Mais aussi, parce qu’elle sentait peser dessus le veto du petit mort, qui lui faisait un crime de cette affection. Alors, elle se taisait, elle s’obligeait à ne plus écrire, de quelque temps.

Christophe ne comprenait pas les raisons de ces silences. Parfois, il saisissait, dans le ton uni et tranquille d’une lettre, des accents inattendus où semblait frémir une voix passionnée. Il en était bouleversé ; mais il n’osait rien dire ; à peine l’osait-il remarquer ; il était comme un homme qui retient son souffle et qui craint de respirer, de peur que l’illusion ne cesse. Il savait que, presque infailliblement, ces accents seraient rachetés, dans la lettre suivante, par une froideur voulue… Puis, de nouveau, le calme… Mecresstille