La Nouvelle Journée/IV, 1

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (Tome 3p. 245-258).
2  ►
Quatrième Partie — 1


QUATRIÈME PARTIE


L’incendie qui couvait dans la forêt d’Europe commençait à flamber. On avait beau l’éteindre, ici ; plus loin, il se rallumait ; avec des tourbillons de fumée et une pluie d’étincelles, il sautait d’un point à l’autre et brûlait les broussailles sèches. À l’Orient, déjà, des combats d’avant-garde préludaient à la grande guerre des nations. L’Europe tout entière, l’Europe hier encore sceptique et apathique, comme un bois mort, était la proie du feu. Le désir du combat possédait toutes les âmes. À tout instant, la guerre était sur le point d’éclater. On l’étouffait, elle renaissait. Le prétexte le plus l’utile lui était un aliment. Le monde se sentait à la merci d’un hasard, qui déchaînerait la mêlée. Il attendait. Sur les plus pacifiques pesait le sentiment de la nécessité. Et des idéologues, s’abritant sous l’ombre massive du cyclope Proudhon, célébraient dans la guerre le plus beau titre de noblesse de l’homme…

C’était donc à cela que devait aboutir la résurrection physique et morale des races d’Occident ! C’était à ces boucheries que les précipitaient les courants d’action et de foi passionnées ! Seul, un génie napoléonien eût pu fixer à cette course aveugle un but prévu et choisi. Mais de génie d’action, il n’y en avait nulle part, en Europe. On eût dit que le monde eût, pour le gouverner, fait choix des plus médiocres. La force de l’esprit humain était ailleurs. — Alors, il ne restait plus qu’à s’en remettre à la pente qui vous entraîne. Ainsi faisaient gouvernants et gouvernés. L’Europe offrait l’aspect d’une vaste veillée d’armes.

Christophe se souvenait d’une veillée analogue, où il avait près de lui le visage anxieux d’Olivier. Mais les menaces de guerre n’avaient été, dans ce temps, qu’un nuage orageux qui passe. À présent, elles couvraient de leur ombre toute l’Europe. Et le cœur de Christophe, aussi, avait changé. À ces haines de nations, il ne pouvait plus prendre part. Il se trouvait dans l’état d’esprit de Gœthe, en 1813. Comment combattre, sans haine ? Et comment haïr, sans jeunesse ? La zone de la haine était désormais passée. De ces grands peuples rivaux, lequel lui était le moins cher ? Il avait appris à connaître leurs mérites à tous, et ce que le monde leur devait. Quand on est parvenu à un certain degré de l’âme, « on ne connaît plus de nations, on ressent le bonheur ou le malheur des peuples voisins, comme le sien propre ». Les nuées d’orage sont à vos pieds. Autour de soi, on n’a plus que le ciel, — « tout le ciel, qui appartient à l’aigle ».

Quelquefois, cependant, Christophe était gêné par l’hostilité ambiante. On lui faisait trop sentir, à Paris, qu’il était de la race ennemie ; même son cher Georges ne résistait pas au plaisir d’exprimer devant lui des sentiments sur l’Allemagne, qui l’attristaient. Alors, il s’éloignait ; il prenait pour prétexte le désir qu’il avait de revoir la fille de Grazia ; il allait, pour quelque temps, à Rome. Mais il n’y trouvait pas un milieu plus serein. La grande peste d’orgueil nationaliste s’était répandue là. Elle avait transformé le caractère italien. Ces gens, que Christophe avait connus indifférents et indolents, ne rêvaient plus que de gloire militaire, de combats, de conquêtes, d’aigles romaines volant sur les sables de Libye ; ils se croyaient revenus au temps des Empereurs. L’admirable était que, de la meilleure foi du monde, les partis d’opposition, socialistes, cléricaux, aussi bien que monarchistes, partageaient ce délire, sans croire le moins du monde être infidèles à leur cause. C’est là qu’on voit le peu que pèsent la politique et la raison humaine, quand soufflent sur les peuples les grandes passions épidémiques. Celles-ci ne se donnent même pas la peine de supprimer les passions individuelles ; elles les utilisent : tout converge au même but. Aux époques d’action, il en fut toujours ainsi. Les armées d’Henri IV, les Conseils de Louis XIV, qui forgèrent la grandeur française, comptaient autant d’hommes de raison et de foi que de vanité, d’intérêt et de bas épicurisme. Jansénistes et libertins, puritains et verts-galants, en servant leurs instincts, ont servi le même destin. Dans les prochaines guerres, internationalistes et pacifistes feront sans doute le coup de feu, en étant convaincus, comme leurs aïeux de la Convention, que c’est pour le bien des peuples et le triomphe de la paix.

Christophe, souriant avec un peu d’ironie, regardait, de la terrasse du Janicule, la ville disparate et harmonieuse, symbole de l’univers qu’elle domina : ruines calcinées, façades « baroques », bâtisses modernes, cyprès et roses enlacés, — tous les siècles, tous les styles, fondus en une forte et cohérente unité sous la lumière intelligente. Ainsi, l’esprit doit rayonner sur l’univers en lutte l’ordre et la lumière, qui sont en lui.

Christophe demeurait peu à Rome. L’impression que cette ville faisait sur lui était trop forte : il en avait peur. Pour bien profiter de cette harmonie, il fallait qu’il l’écoutât à distance ; il sentait qu’à rester, il eût couru le risque d’être absorbé par elle, comme tant d’autres de sa race. — De temps en temps, il faisait quelques séjours en Allemagne. Mais, en fin de compte, et malgré l’imminence d’un conflit franco-allemand, c’était Paris qui l’attirait toujours. Sans doute, il y avait son Georges, son fils adoptif. Mais les raisons d’affection n’étaient pas les seules qui eussent prise sur lui. D’autres raisons, de l’ordre intellectuel, n’étaient pas les moins fortes. Pour un artiste habitué à la pleine vie de l’esprit, qui se mêle généreusement à toutes les passions de la grande famille humaine, il était difficile de se réhabituer à vivre en Allemagne. Les artistes n’y manquaient point. L’air manquait aux artistes. Ils étaient isolés du reste de la nation ; elle se désintéressait d’eux ; d’autres préoccupations, sociales ou pratiques, absorbaient l’esprit public. Les poètes s’enfermaient, avec un dédain irrité, dans leur art dédaigné ; ils mettaient leur orgueil à trancher les derniers liens qui le rattachaient à la vie de leur peuple ; ils n’écrivaient que pour quelques-uns : petite aristocratie pleine de talent, raffinée, inféconde, elle-même divisée en des cercles rivaux de fades initiés, ils étouffaient dans l’étroit espace où ils étaient parqués ; incapables de l’élargir, ils s’acharnaient à le creuser ; ils retournaient le terrain, jusqu’à ce qu’il fût épuisé. Alors, ils se perdaient dans leurs rêves anarchiques, et ils ne se souciaient même pas de mettre en commun leurs rêves. Chacun se débattait sur place, dans le brouillard. Nulle lumière commune. Chacun ne devait attendre de lumière que de soi.

Là-bas, au contraire, de l’autre côté du Rhin, chez les voisins de l’Ouest, soufflaient périodiquement sur l’art les grands vents des passions collectives, les tourmentes publiques. Et, dominant la plaine, comme leur tour Eiffel au-dessus de Paris, luisait au loin le phare jamais éteint d’une tradition classique, conquise par des siècles de labeur et de gloire, transmise de main en main, et qui, sans asservir ni contraindre l’esprit, lui indiquait la route que les siècles ont suivie, et faisait communier tout un peuple dans sa lumière. Plus d’un esprit allemand, — oiseaux égarés dans la nuit, — venaient à tire d’ailes vers le fanal lointain. Mais qui se doute, en France, de la force de sympathie qui pousse vers la France tant de cœurs généreux de la nation voisine ! Tant de loyales mains tendues, qui ne sont pas responsables des crimes de la politique !… Et vous ne nous voyez pas non plus, frères d’Allemagne, qui vous disons : « Voici nos mains. En dépit des mensonges et des haines, on ne nous séparera point. Nous avons besoin de vous, vous avez besoin de nous, pour la grandeur de notre esprit et de nos races. Nous sommes les deux ailes de l’Occident. Qui brise l’une, le vol de l’autre est brisé. Vienne la guerre ! Elle ne rompra point l’étreinte de nos mains et l’essor de nos génies fraternels. »

Ainsi pensait Christophe. Il sentait à quel point les deux peuples se complètent mutuellement, et comme leur esprit, leur art, leur action sont infirmes et boiteux, privés du secours l’un de l’autre. Pour lui, originaire de ces pays du Rhin, où se mêlent en un flot les deux civilisations, il avait eu, dès son enfance, l’instinct de leur union nécessaire ; tout le long de sa vie, l’effort inconscient de son génie avait été de maintenir l’équilibre et l’aplomb des deux puissantes ailes. Plus il était riche de rêves germaniques, plus il avait besoin de la clarté d’esprit et de l’ordre latins. De là, que la France lui était si chère. Il y goûtait le bienfait de se connaître mieux et de se maîtriser. En elle seule, il était lui-même, tout entier.

Il prenait son parti des éléments qui cherchaient à lui nuire. Il s’assimilait les énergies étrangères à la sienne. Un vigoureux esprit, quand il se porte bien, absorbe toutes les forces, même celles qui lui sont ennemies ; et il en fait sa chair. Il vient même un moment où l’on est plus attiré par ce qui vous ressemble le moins : car l’on y trouve une plus abondante pâture.

De fait, Christophe avait plus de plaisir aux œuvres de certains artistes qu’on lui opposait comme rivaux, qu’à celles de ses imitateurs : — car il avait des imitateurs, qui se disaient ses disciples, à son grand désespoir. C’étaient de braves garçons, pleins de vénération pour lui, laborieux, estimables, doués de toutes les vertus. Christophe eût donné beaucoup pour aimer leur musique ; mais — (c’était bien sa chance !) — il n’y avait pas moyen : il la trouvait nulle. Il était mille fois plus séduit par le talent de musiciens qui lui étaient personnellement antipathiques et qui représentaient en art des tendances ennemies des siennes… Eh ! qu’importe ? Ceux-ci, du moins, vivaient ! La vie est, par elle-même, une telle vertu que qui en est dépourvu, fût-il doué de toutes les autres vertus, ne sera jamais un honnête homme tout à fait, car il n’est pas tout à fait un homme. Christophe disait, en plaisantant, qu’il ne reconnaissait comme disciples que ceux qui le combattaient. Et quand un jeune artiste venait lui parler de sa vocation musicale, et croyait s’attirer sa sympathie, en le flagornant, il lui demandait :

— Ainsi, ma musique vous satisfait ? C’est de cette manière que vous exprimeriez votre amour, ou votre haine ?

— Oui, maître.

— Eh bien, taisez-vous. Vous n’avez donc rien à dire.

Cette horreur des esprits soumis, qui sont nés pour obéir, ce besoin de respirer d’autres pensées que la sienne, l’attirait de préférence dans des milieux dont les idées étaient diamétralement opposées aux siennes. Il avait comme amis des gens pour qui son art, sa foi idéaliste, ses conceptions morales étaient lettre morte ; ils avaient des façons différentes d’envisager la vie, l’amour, le mariage, la famille, tous les rapports sociaux : — de bonnes gens d’ailleurs, mais qui semblaient appartenir à une autre époque de l’évolution morale ; les angoisses et les scrupules qui avaient devoir une partie de la vie de Christophe leur eussent été incompréhensibles. Tant mieux pour eux, sans doute ! Christophe ne désirait pas les leur faire comprendre. Il ne demandait pas aux autres, en pensant comme lui, d’affermir sa pensée : de sa pensée, il était sûr. Il leur demandait d’autres pensées à connaître, d’autres âmes à aimer. Aimer, connaître, toujours plus. Voir et apprendre à voir. Il avait fini, non seulement par admettre chez les autres des tendances d’esprit qu’il avait autrefois combattues, mais par s’en réjouir : car elles lui paraissaient contribuer à la fécondité de l’univers. Il en aimait mieux Georges de ne pas prendre la vie au tragique, comme lui. L’humanité serait trop pauvre et de couleur trop grise, si elle était uniformément revêtue du sérieux moral, de la contrainte héroïque dont Christophe était armé. Elle avait besoin de joie, d’insouciance, d’audace irrévérencieuse à l’égard des idoles, de toutes les idoles, même des plus saintes. Vive « le sel gaulois, qui ravive la terre » ! Le scepticisme et la foi ne sont pas moins nécessaires. Le scepticisme, qui ronge la foi d’hier, va préparer la place à la foi de demain… Comme tout s’éclaire pour qui, s’éloignant de la vie, ainsi que d’un beau tableau, voit se fondre en une harmonieuse magie les couleurs divisées qui, de près, se heurtaient !

Les yeux de Christophe s’étaient ouverts à l’infinie variété du monde matériel, comme du monde moral. Ç’avait été une de ses conquêtes principales, depuis le premier voyage en Italie. À Paris, il s’était lié surtout avec des peintres et des sculpteurs ; il trouvait que le meilleur du génie français était en eux. La hardiesse triomphante, avec laquelle ils poursuivaient, ils étreignaient le mouvement, la couleur qui vibre, ils arrachaient les voiles dont s’enveloppe la vie, faisait bondir le cœur, d’allégresse. Richesse inépuisable, pour celui qui sait voir, d’une goutte de lumière, d’une seconde de vie ! Que compte, auprès de ces délices souveraines de l’esprit, le vain tumulte des disputes et des guerres ?… Mais ces disputes mêmes et ces guerres font partie du merveilleux spectacle. Il faut tout embrasser, et vaillamment, joyeusement, jeter dans la fonte ardente de notre cœur et les forces qui nient et celles qui affirment, ennemies et amies, tout le métal de vie. La fin de tout, c’est la statue qui s’élabore en nous, le fruit divin de l’esprit ; et tout est bon qui contribue à le rendre plus beau, fût-ce au prix de notre sacrifice. Qu’importe celui qui crée ? Il n’y a de réel que ce qu’on crée… Vous ne nous atteignez pas, ennemis qui voulez nous nuire. Nous sommes hors de vos coups… Vous mordez le manteau vide. Il y a beau temps que je suis ailleurs.