La Nouvelle Journée/III, 7

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (Tome 3p. 236-244).
◄  6
Troisième Partie — 7


« Quid ? hic, inquam, quis est qui complet aures meas tantus et tam dulcis sonus !… »
(Songe de Scipion).


Un élan de sympathie ramena Georges chez Christophe, après avoir quitté Colette. Depuis longtemps il savait, par les indiscrétions de celle-ci, la place que Grazia tenait dans le cœur de son vieil ami ; et même — (la jeunesse n’est guère respectueuse) — il s’en était parfois égayé. Mais en ce moment, il ressentait avec une vivacité généreuse la douleur qu’une telle perte devait causer à Christophe ; et il avait besoin de courir à lui, de l’embrasser, de le plaindre. Connaissant la violence de ses passions, — la tranquillité que Christophe avait montrée tout à l’heure l’inquiétait. Il sonna à la porte. Rien ne bougea. Il sonna de nouveau et frappa, de la façon convenue entre Christophe et lui. Il entendit remuer un fauteuil, et un pas lent et lourd qui venait. Christophe ouvrit. Sa figure était si calme que Georges, prêt à se jeter dans ses bras, s’arrêta ; il ne sut plus que dire. Christophe demanda doucement :

— C’est toi, mon petit. Tu as oublié quelque chose ?

Georges, troublé, balbutia :

— Oui.

— Entre.

Christophe alla se rasseoir dans le fauteuil où il était avant l’arrivée de Georges ; près de la fenêtre, la tête appuyée contre le dossier, il regardait les toits en face et le ciel du soir qui rougeoyait. Il ne s’occupait pas de Georges. Le jeune homme faisait semblant de chercher sur la table, tout en jetant à la dérobée un coup d’œil vers Christophe. Le visage de celui-ci était immobile ; les reflets du soleil couchant illuminaient le haut des joues et une partie du front. Georges, machinalement, passa dans la pièce voisine, — la chambre à coucher, — comme pour continuer ses recherches. C’était là que Christophe s’était enfermé tout à l’heure avec la lettre. Elle était encore là, sur le lit non défait, qui portait l’empreinte d’un corps. Par terre, sur le tapis, un livre avait glissé. Il était resté ouvert, sur une page froissée. Georges le ramassa et lut, dans l’Évangile, la rencontre de Madeleine avec le Jardinier.

Il revint dans la première pièce, remua quelques objets, à droite, à gauche, pour se donner une contenance, regarda de nouveau Christophe qui n’avait pas bougé. Il eût voulu lui dire combien il le plaignait. Mais Christophe était si lumineux que Georges sentit que toute parole eût été déplacée. C’était lui qui aurait eu plutôt besoin de consolations. Il dit timidement :

— Je m’en vais.

Christophe, sans tourner la tête, dit :

— Au revoir, mon petit.

Georges s’en alla, et ferma la porte sans bruit.

Christophe resta longtemps ainsi. La nuit vint. Il ne souffrait point, il ne méditait point, il ne voyait aucune image précise. Il était comme un homme fatigué, qui écoute une grande musique indistincte, sans chercher à la comprendre. La nuit était avancée, quand il se leva, courbaturé. Il se jeta sur son lit, et s’endormit, d’un sommeil lourd. La symphonie continuait de bruire…

Et voici qu’il la vit, elle, la bien-aimée… Elle lui tendait les mains, et souriait, disant :

— Maintenant, tu as passé la région du feu.

Alors, son cœur se fondit. Une paix indicible remplissait les espaces étoiles, où la musique des sphères étendait ses grandes nappes immobiles et profondes…


Quand il se réveilla (le jour était revenu,) l’étrange bonheur persistait, avec la lueur lointaine des paroles entendues. Il sortit de son lit. Un enthousiasme silencieux et sacré le soulevait.


Or vedi, figlio,
tra Beatrice e te è questo muro…


Entre Béatrice et lui, le mur était franchi.

Il y avait longtemps déjà que plus de la moitié de son âme était de l’autre côté. À mesure que l’on vit, à mesure que l’on crée, à mesure que l’on aime et qu’on perd ceux qu’on aime, on échappe davantage à la mort. À chaque nouveau coup qui nous frappe, à chaque œuvre nouvelle qu’on frappe, on s’évade de soi, on se sauve dans l’œuvre qu’on a créée, dans l’âme qu’on aimait et qui nous a quittés. À la fin, Rome n’est plus dans Rome ; le meilleur de soi est en dehors de soi. La seule Grazia le retenait encore, de ce côté du mur. Et voici qu’à son tour… À présent, la porte était fermée sur le monde de la douleur.

Il vécut une période d’exaltation secrète. Il ne sentait plus le poids d’aucune chaîne. Il n’attendait plus rien des choses. Il ne dépendait plus de rien. Il était libéré. La lutte était finie. Sorti de la zone des combats et du cercle où régnait le Dieu des mêlées héroïques, Dominus Deus Sabaoth, il regardait à ses pieds s’effacer dans la nuit la torche du Buisson Ardent. Qu’elle était loin, déjà ! Quand elle avait illuminé sa route, il se croyait arrivé presque au faîte. Et depuis, quel chemin il avait parcouru ! Cependant, la cime ne paraissait pas plus proche. Il ne l’atteindrait jamais, (il le voyait maintenant), dût-il marcher pendant l’éternité. Mais quand on est entré dans le cercle de lumière et qu’on sait qu’on ne laisse pas derrière soi les aimés, l’éternité n’est pas trop longue pour faire route avec eux.

Il condamna sa porte. Personne n’y frappa. Georges avait dépensé d’un coup toute sa force de compassion ; rentré chez lui, rassuré, le lendemain il n’y pensait plus. Colette était partie pour Rome. Emmanuel ne savait rien ; et, susceptible comme toujours, il gardait un silence piqué, parce que Christophe ne lui avait pas rendu sa visite. Christophe ne fut pas troublé dans le colloque muet qu’il eut pendant des jours avec celle qu’il portait maintenant dans son âme, comme la femme enceinte porte son cher fardeau. Émouvant entretien, qu’aucun mot n’eût traduit. À peine la musique pouvait-elle l’exprimer. Quand le cœur était plein, plein jusqu’à déborder, Christophe, immobile, les yeux clos, l’écoutait chanter. Ou, des heures, assis devant son piano, il laissait ses doigts parler. Durant cette période, il improvisa plus que dans le reste de sa vie. Il n’écrivait pas ses pensées. À quoi bon ?

Quand, après plusieurs semaines, il recommença à sortir et à voir les autres hommes, sans que personne de ses intimes, sauf Georges, eût un soupçon de ce qui s’était passé, le démon de l’improvisation persista quelque temps encore. Il visitait Christophe, aux heures où on l’attendait le moins. Un soir, chez Colette, Christophe se mit au piano et joua pendant près d’une heure, se livrant tout entier, oubliant que le salon était plein d’indifférents. Ils n’avaient pas envie de rire. Ces terribles improvisations subjuguaient et bouleversaient. Ceux même qui n’en comprenaient pas le sens avaient le cœur serré ; et les larmes étaient venues aux yeux de Colette… Lorsque Christophe eut fini, il se retourna brusquement ; il vit l’émotion des gens, et, haussant les épaules, — il rit.

Il était arrivé au point où la douleur, aussi, est une force, — une force qu’on domine. La douleur ne l’avait plus, il avait la douleur ; elle pouvait s’agiter et secouer les barreaux : il la tenait en cage.

De cette époque datent ses œuvres les plus poignantes, et aussi les plus heureuses : une scène de l’Évangile, que Georges reconnut :


« Mulier, quid ploras ? » — « Quia tulerunt Dominum meum, et nescio ubi posuerunt eum. »

Et cum haec dixisset, conversa est retrorsum, et vidit Jesum stantem : et non sciebat quia Jesus est.


— une série de lieder tragiques sur les vers de cantares populaires d’Espagne, entre autres une sombre chanson, amoureuse et funèbre, comme une flamme noire :


Quisiera ser el sepulcro
Donde á ti te han de enterrar,
Para tenerte en mis brazos
Por toda la eternidad.

(« Je voudrais être le sépulcre, où l’on doit t’ensevelir, afin de te tenir dans mes bras, pour toute l’éternité. »)


et deux symphonies, intitulées l’île des Calmes, et le Songe de Scipion, où se réalise plus intimement qu’en aucune autre des œuvres de Jean-Christophe Krafft l’union des plus belles forces musicales de son temps : la pensée affectueuse et savante d’Allemagne aux replis ombreux, la mélodie passionnée d’Italie, et le vif esprit de France, riche de rythmes fins et d’harmonies nuancées.

Cet « enthousiasme que produit le désespoir, au moment d’une grande perte », dura un ou deux mois. Après quoi, Christophe reprit son rang dans la vie, d’un cœur robuste et d’un pas assuré. Le vent de la mort avait soufflé les derniers brouillards du pessimisme, le gris de l’âme stoïcienne, et les fantasmagories du clair-obscur mystique. L’arc-en-ciel avait lui sur les nuées, qui s’effaçaient. Le regard du ciel, plus pur, comme lavé par les larmes, souriait au travers. C’était le soir tranquille sur les monts.