La Nouvelle Journée/IV, 6

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 291-297).
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Quatrième Partie — 6


Le mariage de Georges et d’Aurora avait été fixé, aux premiers jours du printemps. La santé de Christophe déclinait rapidement. Il avait remarqué que ses enfants l’observaient, d’un air inquiet. Une fois, ils les entendit, qui causaient à mi-voix. Georges disait :

— Comme il a mauvaise mine ! Il est capable de tomber malade, à présent.

Et Aurora répondait :

— Pourvu qu’il n’aille pas retarder notre mariage !

Il se l’était tenu pour dit. Pauvres petits ! Bien sûr, qu’il n’irait pas troubler leur bonheur !

Mais il fut assez maladroit, l’avant-veille du mariage, — (il s’était ridiculement agité, les derniers jours ; on eut dit que c’était lui qui allait se marier), — il fut assez sot pour se laisser reprendre par son mal ancien, un réveil de la vieille pneumonie, dont la première attaque remontait à l’époque de la Foire sur la Place. Il s’indigna contre lui. Il se traita d’imbécile. Il jura qu’il ne céderait pas, avant que le mariage ne fût fait. Il songeait à Grazia mourante, qui n’avait pas voulu l’avertir de sa maladie, à la veille d’un concert, afin qu’il ne fût pas distrait de sa tâche et de son plaisir. Cette pensée lui souriait, de faire maintenant pour sa fille, — pour elle, — ce qu’elle avait fait pour lui. Il cacha donc son mal ; mais il eut de la peine à tenir jusqu’au bout. Toutefois, le bonheur des deux enfants le rendait si heureux qu’il réussit à soutenir, sans faiblesse, la longue épreuve de la cérémonie religieuse. À peine rentré à la maison, chez Colette, ses forces le trahirent ; il eut juste le temps de s’enfermer dans une chambre, et il s’évanouit. Un domestique le trouva ainsi. Christophe, revenu à lui, fit défense d’en parler aux mariés, qui partaient le soir, en voyage. Ils étaient trop occupés d’eux-mêmes, pour remarquer rien d’autre. Ils le quittèrent gaiement, promettant de lui écrire demain, après-demain…

Aussitôt qu’ils furent partis, Christophe s’alita. La fièvre le prit, et ne le quitta plus. Il était seul. Emmanuel, malade aussi, ne pouvait venir. Christophe ne vit aucun médecin. Il ne jugeait pas son état inquiétant. D’ailleurs, il n’avait pas de domestique, pour chercher un médecin. La femme de ménage, qui venait, deux heures, le matin, ne s’intéressait pas à lui ; et il trouva moyen de se priver de ses services. Il l’avait priée, dix fois, quand elle faisait la chambre, de ne pas toucher à ses papiers. Elle était obstinée ; elle jugea le moment venu pour faire ses volontés, maintenant qu’il avait la tête clouée sur l’oreiller. Dans la glace de l’armoire, il la vit, de son lit, qui bouleversait tout, dans la pièce à côté. Il fut si furieux — (non, décidément, le vieil homme n’était pas mort en lui) — qu’il sauta de ses draps, pour lui arracher des mains un paquet de paperasses et la mettre à la porte. Sa colère lui valut un bon accès de fièvre et le départ de la servante qui, vexée, ne revint plus, sans même se donner la peine de prévenir « ce vieux fou », comme elle l’appelait. Il resta donc, malade, sans personne pour le servir. Il se levait, le matin, pour prendre le pot de lait, déposé à sa porte, et pour voir si la concierge n’avait pas glissé sous le seuil la lettre promise des amoureux. La lettre n’arrivait pas ; ils l’oubliaient, dans leur bonheur. Il ne leur en voulait pas ; il se disait qu’à leur place, il en eût fait autant. Il songeait à leur insouciante joie, et que c’était lui qui la leur avait donnée.

Il allait un peu mieux et commençait à se lever, lorsque arriva enfin la lettre d’Aurora. Georges s’était contenté d’y joindre sa signature. Aurora s’informait peu de Christophe, lui donnait peu de nouvelles ; mais en revanche, elle le chargeait d’une commission : elle le priait de lui expédier un tour de cou, qu’elle avait oublié chez Colette. Bien que ce ne fût guère important, — (Aurora n’y avait songé qu’au moment d’écrire à Christophe, et lorsqu’elle cherchait ce qu’elle pourrait bien lui raconter), — Christophe, tout joyeux d’être bon à quelque chose, sortit pour chercher l’objet. Un temps de giboulées. L’hiver faisait un retour offensif. Neige fondue, vent glacial. Pas de voitures. Christophe attendit, dans un bureau d’expéditions. L’impolitesse des employés et leurs lenteurs voulues le jetèrent dans une irritation, qui n’avança pas ses affaires. Son état maladif était cause, en partie, de ces accès de colère, que le calme de son esprit désavouait ; ils ébranlaient son corps, comme, sous la cognée, les derniers frissons du chêne qui va tomber. Il revint, transi. La concierge, en passant, lui remit une coupure de revue. Il y jeta les yeux. C’était un méchant article, une attaque contre lui. Elles se faisaient rares, maintenant. Il n’y a pas de plaisir à attaquer qui ne s’aperçoit pas de vos coups. Les plus acharnés se laissaient gagner, tout en le détestant, par une estime qui les irritait.

« On croit, avouait Bismarck, comme à regret, que rien n’est plus involontaire que l’amour. L’estime l’est bien davantage… »

Mais l’auteur de l’article était de ces hommes forts qui, mieux armés que Bismarck, échappent aux atteintes de l’estime et de l’amour. Il parlait de Christophe, en termes outrageants, et annonçait, pour la quinzaine suivante, une suite à ses attaques. Christophe se mit à rire, et dit, en se recouchant :

— Il sera bien attrapé ! Il ne me trouvera plus chez moi.

On voulait qu’il prît une garde pour le soigner ; il s’y refusa obstinément. Il disait qu’il avait assez vécu seul, que c’était bien le moins qu’il eût le bénéfice de sa solitude, en un pareil moment.

Il ne s’ennuyait pas. Dans ces dernières années, il était constamment occupé à des dialogues avec lui-même : c’était comme si son âme était double ; et, depuis quelques mois, sa société intérieure s’était beaucoup accrue : non plus deux âmes, mais dix logeaient en lui. Elles conversaient entre elles ; plus souvent, elles chantaient. Il prenait part à l’entretien, ou se taisait pour les écouter. Il avait toujours sur son lit, sur sa table, à portée de sa main, du papier à musique sur lequel il notait leurs propos et les siens, en riant des reparties. Habitude machinale ; les deux actes : penser et écrire, étaient devenus presque simultanés ; chez lui, écrire était penser en pleine clarté. Tout ce qui le distrayait de la compagnie de ses âmes, le fatiguait, l’irritait. Même, à certains moments, les amis qu’il aimait le mieux. Il faisait effort pour ne pas trop le leur montrer ; mais cette contrainte le mettait dans une lassitude extrême. Il était tout heureux de se retrouver ensuite : car il s’était perdu ; impossible d’entendre les voix intérieures, au milieu des bavardages humains. Divin silence !…

Il permit seulement que la concierge, ou l’un de ses enfants, vînt, deux ou trois fois par jour, voir ce dont il avait besoin. Il leur donnait aussi les billets, que, jusqu’au dernier jour, il continua d’échanger avec Emmanuel. Les deux amis étaient presque aussi malades l’un que l’autre ; ils ne se faisaient pas d’illusion. Par des chemins différents, le libre génie religieux de Christophe et le libre génie sans religion d’Emmanuel étaient parvenus à la même sérénité fraternelle. De leur écriture tremblante, qu’ils avaient de plus en plus de peine à lire, ils causaient, non de leur maladie, mais de ce qui avait toujours fait l’objet de leurs entretiens, de leur art, de l’avenir de leurs idées.

Jusqu’au jour où, de sa main qui défaillait, Christophe écrivit le mot du roi de Suède, mourant, dans la bataille :


« Ich habe genug, Bruder ; rette dich » ![1].

  1. « J’ai mon compte, frère, sauve-toi ! »