La Nouvelle Journée/IV, 7

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 298-303).
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Quatrième Partie — 7


Comme une succession d’étages, il embrassait l’ensemble de sa vie : l’immense effort de sa jeunesse pour prendre possession de soi, les luttes acharnées pour conquérir sur les autres le simple droit de vivre, pour se conquérir sur les démons de sa race. Même après la victoire, l’obligation de veiller, sans trêve, sur sa conquête, afin de la défendre contre la victoire même. La douceur, les épreuves de l’amitié, qui rouvre au cœur isolé par la lutte la grande famille humaine. La plénitude de l’art, le zénith de la vie. Régner orgueilleusement sur son esprit conquis. Se croire maître de son destin. Et soudain, rencontrer au détour du chemin, les cavaliers de l’Apocalypse, le Deuil, la Passion, la Honte, l’avant-garde du Maître. Renversé, piétiné par les sabots des chevaux, se traîner tout sanglant jusqu’aux sommets où flambe, au milieu des nuées, le feu sauvage qui purifie. Se trouver face à face avec Dieu. Lutter ensemble, comme Jacob avec l’ange. Sortir du combat, brisé. Adorer sa défaite, comprendre ses limites s’efforcer d’accomplir la volonté du Maître, dans le domaine qu’il nous a assigné. Afin, quand les labours, les semailles, la moisson, quand le dur et beau labeur serait achevé d’avoir gagné le droit de se reposer au pied des monts ensoleillés et de leur dire :

« Bénis soyez-vous ! Je ne goûterai pas votre lumière. Mais votre ombre m’est douce… »

Alors, la bien-aimée lui était apparue ; elle l’avait pris par la main ; et la mort, en brisant les barrières de son corps, avait, dans l’âme de l’ami, fait couler l’âme pure de l’amie. Ensemble, ils étaient sortis de l’ombre des jours, et ils avaient atteint les bienheureux sommets, où, comme les trois Grâces, en une noble ronde, le passé, le présent, l’avenir, se tiennent par la main, où le cœur apaisé regarde à la fois naître, fleurir et finir les chagrins et les joies, où tout est Harmonie…

Il était trop pressé, il se croyait déjà arrivé. Et l’étau qui serrait sa poitrine haletante, et le délire tumultueux des images qui heurtaient sa tête brûlante, lui rappelaient qu’il restait la dernière étape, la plus dure à fournir… En avant !…

Il était cloué dans son lit, immobile. À l’étage au-dessus, une sotte petite femme pianotait, pendant des heures. Elle ne savait qu’un morceau ; elle répétait inlassablement les mêmes phrases ; elle y avait tant de plaisir ! Elles lui étaient une joie et une émotion de toutes les couleurs et de toutes les figures. Et Christophe comprenait son bonheur ; mais il en était agacé, à pleurer. Si du moins elle n’avait pas tapé si fort ! Le bruit était aussi odieux à Christophe que le vice… Il finit par se résigner. C’était dur d’apprendre à ne plus entendre. Pourtant, il y eut moins de peine qu’il n’eût pensé. Il s’éloignait de son corps. Ce corps malade et grossier. Quelle indignité d’y avoir été enfermé, tant d’années ! Il le regardait s’user, et il pensait :

— Il n’en a plus pour longtemps.

Il se demanda, pour tâter le pouls à son égoïsme humain :

— « Que préférerais-tu ? ou que le souvenir de Christophe, de sa personne et de son nom s’éternisât et que son œuvre disparût ? ou que son œuvre durât et qu’il ne restât aucune trace de ta personne et de ton nom ? »

Sans hésiter, il répondit :

— « Que je disparaisse, et que mon œuvre dure ! J’y gagne doublement : car il ne restera de moi que le plus vrai, que le seul vrai. Périsse Christophe !… »

Mais, peu de temps après, il sentit qu’il devenait aussi étranger à son œuvre qu’à lui-même. L’enfantine illusion de croire à la durée de son art ! Il avait la vision nette non seulement du peu qu’il avait fait, mais de la destruction qui guette toute la musique moderne. Plus vite que toute autre, la langue musicale se brûle ; au bout d’un siècle ou deux, elle n’est plus comprise que de quelques initiés. Pour qui existent encore Monteverdi et Lully ? Déjà, la mousse ronge les chênes de la forêt classique. Nos constructions sonores, où chantent nos passions, seront des temples vides, s’écrouleront dans l’oubli. … Et Christophe s’étonnait de contempler ces ruines, et de n’en avoir aucun trouble.

— Est-ce que j’aime moins la vie ? se demandait-il, étonné.

Mais il comprit aussitôt qu’il l’aimait beaucoup plus… Pleurer sur les ruines de l’art ? Elles n’en valent pas la peine. L’art est l’ombre de l’homme, jetée sur la nature. Qu’ils disparaissent ensemble, bus par le soleil ! Ils m’empêchent de le voir… L’immense trésor de la nature passe à travers nos doigts. L’intelligence humaine veut prendre l’eau qui coule, dans les mailles d’un filet. Notre musique est illusion. Notre échelle des sons, nos gammes sont invention. Elles ne correspondent à aucun son vivant. C’est un compromis de l’esprit entre les sons réels, une application du système métrique à l’infini mouvant. L’esprit avait besoin de ce mensonge, pour comprendre l’incompréhensible ; et, comme il voulait y croire, il y a cru. Mais cela n’est pas vrai. Cela n’est pas vivant. Et la jouissance, que donne à l’esprit cet ordre créé par lui, n’a été obtenue qu’en faussant l’intuition directe de ce qui est. De temps en temps, un génie, en contact passager avec la terre, aperçoit brusquement le torrent du réel, qui déborde les cadres de l’art. Les digues craquent, un moment. La nature rentre par une fissure. Mais aussitôt après, la fente est bouchée. Cela est nécessaire à la sauvegarde de la raison humaine. Elle périrait, si ses yeux rencontraient les yeux de Jéhovah. Alors elle recommence à cimenter sa cellule, où rien n’entre du dehors, qu’elle n’ait élaboré. Et cela est beau, peut-être, pour ceux qui ne veulent pas voir… Mais moi, je veux voir ton visage, Jéhovah ! Je veux entendre le tonnerre de ta voix, dût-elle m’anéantir. Le bruit de l’art me gêne. Que l’esprit se taise ! Silence à l’homme !…

Mais quelques minutes après ces beaux discours, il chercha, en tâtonnant, une des feuilles de papier, éparses sur les draps, et il essaya encore d’y écrire quelques notes. Lorsqu’il s’aperçut de sa contradiction, il sourit, et il dit :

— Ô ma vieille compagne, ma musique, tu es meilleure que moi. Je suis un ingrat, je te congédie. Mais toi, tu ne me quittes point ; tu ne te laisses pas rebuter par mes caprices. Pardon ; tu le sais bien, ce sont là des boutades. Je ne t’ai jamais trahie, tu ne m’as jamais trahi, nous sommes surs l’un de l’autre. Nous partirons ensemble, mon amie. Reste avec moi, jusqu’à la fin.


Bleib bei uns…