La Nouvelle chronique de Sherlock Holmes/05

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Labat.
Librairie des Champs-Élysées (p. 155-178).


V

LE CERCLE ROUGE


I


— Eh bien non, Mrs. Warren, je ne vois là, pour vous, aucun motif réel d’inquiétude, ni pour moi, dont le temps est précieux, aucune raison d’intervenir. Vraiment, j’ai d’autres chats à fouetter.

Ayant ainsi parlé, Sherlock Holmes se retourna vers le grand album dans lequel il classait des documents récents.

Mais la logeuse avait l’obstination, et aussi la malice, de son sexe. Elle ne broncha pas.

— L’an passé, dit-elle, vous avez arrangé une affaire pour un de mes locataires, M. Fairdale Hobbs. Je sais que vous pourriez, si vous le vouliez, me venir en aide.

Holmes était accessible, d’une part, à la flatterie, et d’autre part, soit dit pour lui rendre justice, au sentiment qu’on avait de sa complaisance. Sous l’empire de cette double force, il posa, d’un air résigné, son pinceau à colle, et reculant sa chaise :

— Voyons, voyons, Mrs. Warren, contez-nous ça. Vous permettez, n’est-ce pas, que je fume ? Merci. Watson, les allumettes ! Vous vous tourmentez, à ce que je crois comprendre, parce que votre locataire reste enfermé dans sa chambre et que vous ne le voyez jamais ? Eh, mon Dieu ! si j’étais votre locataire, Mrs. Warren, vous passeriez souvent des semaines sans me voir.

— Sans doute, monsieur. Mais ceci est différent. Ceci m’épouvante, monsieur Holmes. Je n’en dors plus. L’entendre aller et venir d’un pas rapide depuis le matin à la première heure jusque très tard dans la nuit, et cependant ne jamais l’entrevoir, c’est pour mes nerfs un intolérable supplice !

Holmes, se penchant, allongea sur l’épaule de la dame ses longs doigts minces.

— Pour m’occuper de l’affaire, j’ai besoin d’en connaître tous les détails, dit-il. Prenez le temps de la réflexion. La moindre particularité peut être essentielle. Vous dites que l’homme se présenta chez vous il y a dix jours et qu’il vous paya d’avance une quinzaine, logement et nourriture ?

— Il s’informa des conditions, monsieur. Je demandai cinquante shillings par semaine. L’appartement comprend deux pièces garnies à l’étage supérieur ; un petit salon et une chambre.

— Et alors ?

— Il me dit : « Je vous paierai cinq livres par semaines si vous acceptez mes conditions à moi. » Je suis, monsieur, une pauvre femme, pour qui l’argent a de la valeur, car mon mari ne gagne qu’un maigre salaire. L’homme, tout en parlant, me tendait un billet de dix livres. « Vous pouvez, me dit-il, pendant un très long temps, avoir le même chaque quinzaine : il suffit que vous observiez mes conditions, sans quoi je romprai tout de suite. »

— Ces conditions, en quoi consistaient-elles ?

— D’abord, monsieur, je lui remettrais une clef de la maison. Rien à dire quant à ça, la plupart des locataires ont la leur. Puis il voulait qu’on le laissât toujours seul et qu’on ne le dérangeât sous aucun prétexte.

— Cela, n’est-ce pas, peut se comprendre ?

— Oui, dans une mesure raisonnable. Mais voici qui dépasse la limite. Il est là depuis dix jours, et ni M. Warren, ni moi, ni la bonne, ne l’avons un tant soit peu aperçu. Nous l’entendons, la nuit, le matin, l’après-midi, arpenter vivement sa chambre ; mais, sauf le soir de son arrivée, il n’a jamais mis les pieds hors de la maison.

— Ah ! vous dites qu’il sortit le soir de son arrivée ?

— Oui, monsieur ; et il revint tard, alors que nous étions couchés. Il m’avait d’ailleurs avertie en retenant l’appartement, et m’avait priée de ne pas mettre le verrou à la porte. Je l’entendis monter l’escalier après minuit.

— Mais ses repas ?

— Nous devons, quand il sonne, les lui laisser sur une chaise devant sa porte ; il sonne de nouveau quand il a fini, et nous retrouvons le couvert sur la chaise. S’il veut autre chose, il écrit sa demande en caractères d’imprimerie, sur une feuille qu’il laisse toujours au même endroit.

— En caractères d’imprimerie ?

— Oui, monsieur, tracés au crayon. Juste un mot, pas davantage. Voici un de ces mots, que j’ai portés pour vous les montrer : SOAP. En voici un autre : MATCH. Et voici celui qu’il laissa le premier matin : DAILY GAZETTE. Je lui monte tous les matins ce journal avec son petit déjeuner.

— Qu’en pensez-vous, Watson ? dit Holmes, considérant avec une vive curiosité les feuilles de papier ministre.

— J’en pense que l’individu veut cacher son écriture.

— Mais quelle importance peut-il y avoir pour lui à ne pas laisser un mot de son écriture entre les mains de la logeuse ? J’admets cependant que vous ayez raison : dans ce cas, pourquoi des messages aussi laconiques ?

— Je ne vois pas.

— Amusante matière à exercer son intelligence ! Les mots sont tracés avec un crayon violet, à large pointe, et d’un modèle assez peu ordinaire. Vous observerez que cette feuille a été déchirée sur le côté une fois le mot écrit, de sorte que l’S de SOAP manque en partie. Et cela, n’est-ce pas, Watson, est significatif.

— De prudence ?

— De prudence. Il y avait là, sans nul doute, une marque, la trace d’un pouce, je ne sais quoi qui dût faciliter plus ou moins l’identification. Voyons, Mrs. Warren, votre pensionnaire serait, m’avez-vous dit, un homme de taille moyenne, brun et portant la barbe en pointe. Quel âge lui donnez-vous ?

— Pas plus de trente ans. Il paraît très jeune.

— Bon. Pourriez-vous me fournir d’autres indications ?

— Il s’exprimait en bon anglais, monsieur, mais avec un accent étranger.

— Et il était bien habillé ?…

— Avec élégance. Comme un gentleman.

— Il ne reçoit pas de lettres ? pas de visites ?

— Aucune.

— Mais sûrement, vous ou la bonne entrez parfois le matin dans sa chambre ?

— Non, monsieur. Il s’occupe seul de lui-même.

— Bizarre en vérité ! Et son bagage ?

— Il avait un grand sac marron, simplement.

— Tout ça ne peut nous mener bien loin. Vous dites que rien n’est sorti de la chambre, absolument rien ?

La logeuse prit dans un sac à main une enveloppe d’où elle fit tomber sur la table deux allumettes et un bout de cigarette.

— J’ai trouvé ceci tout à l’heure sur le plateau, et je vous l’ai apporté, sachant que vous lisez de grandes choses dans les petites.

Holmes haussa les épaules.

— Aucun indice à tirer de là. Les allumettes ont servi, bien entendu, à allumer des cigarettes ; car elles ont très peu brûlé, et il faut la moitié d’une allumette pour allumer une pipe ou un cigare. Eh ! mais, attendez donc !… ce bout de cigarette est curieux. Vous m’avez dit que votre gentleman porte la barbe et la moustache ?

— Oui, monsieur.

— Je ne comprends pas. Seul un homme rasé pourrait, il me semble, avoir fumé cette cigarette. Elle eût grillé votre semblant de moustache, Watson.

— Un porte-cigarette ?… suggérai-je.

— Non, car elle est aplatie au bord. Je suppose qu’il ne peut y avoir deux personnes dans l’appartement, Mrs. Warren ?

— Oh ! monsieur, mon pensionnaire mange si peu que je me demande souvent comment il fait pour vivre.

— Eh bien, je crois que nous devons attendre d’être mieux documentés. J’ai pris la chose en mains, je veille. S’il se produit du nouveau, venez me le dire. En cas de besoin, comptez entièrement sur moi.

Et quand la logeuse fut partie :

— Certainement, Watson, me dit Holmes, il y a dans tout ceci quelques points intéressants. Il se peut que nous ayons simplement affaire à un excentrique ; il se peut aussi que le cas soit plus grave qu’il n’en a l’air. Le point qui frappe tout d’abord, c’est que la personne qui occupe l’appartement peut très bien n’être pas la même qui l’a loué.

— Qu’est-ce qui vous le ferait croire ?

— Sans parler du bout de cigarette, ne trouvez-vous pas remarquable que l’unique sortie du pensionnaire ait eu lieu sitôt après la location de l’appartement ? Il rentra, ou, plutôt, quelqu’un entra dans la nuit, en l’absence de tout témoin. Rien ne nous prouve que la personne entrée à ce moment et la personne sortie auparavant fussent la même. Puis, l’homme qui retint l’appartement s’exprimait en bon anglais ; cependant je lis sur cette feuille match, quand il devrait y avoir, au pluriel, matches. J’imagine que le mot dut être pris dans un dictionnaire n’indiquant pas le pluriel des noms. Ce style laconique masque peut-être une totale ignorance de l’anglais. Oui, décidément, Watson, je croirais volontiers, à une substitution de pensionnaire.

— Motivée par quoi ?

— C’est là que gît le problème. Nous avons, d’ailleurs, une ligne toute tracée pour nos recherches.

Il prit le grand album dans lequel il collectionnait, jour par jour, la petite correspondance des journaux de Londres.

— La personne en question est seule, et une lettre ne la joindrait pas sans violer le secret absolu dont elle s’enveloppe. Dans ces conditions, comment lui arriverait-il des nouvelles du dehors ? Par la petite correspondance d’un journal, évidemment. Je n’aperçois pas d’autre voie. En ce qui concerne le journal, nous sommes fixés. Voici les coupures de la Daily Gazette pour la dernière quinzaine. La dame au boa noir du Prince’s Skating Club… Passons. Sûrement Jimmy ne voudra pas briser le cœur de sa mère… Rien de commun avec ce qui nous occupe. Si la dame qui s’évanouit dans l’autobus de Brixton… Elle ne m’intéresse pas. Tous les jours mon cœur languit… Fadaises. Ah ! voici qui devient possible, écoutez : Patience. Trouverons quelque sûr moyen de communiquer. En attendant, ce journal. G. La note a paru deux jours après l’arrivée du pensionnaire chez Mrs. Warren : vous sentez le rapport de vraisemblance. Notre mystérieux personnage, même s’il n’écrit pas l’anglais, peut le comprendre. Voyons si nous reprenons la trace. Oui… trois jours plus tard. Suis en train arranger tout pour le mieux. Patience et prudence. Nuages passeront. G. Puis, rien pendant une semaine. Et enfin, quelque chose de plus précis : Chemin se dégage. Si je trouve moyen communiquer par signes, rappelez-vous code convenu : 1, A ; 2, B ; et ainsi de suite. À bientôt nouvelles. Ceci est d’hier. Rien aujourd’hui. En somme, tout dans cette correspondance me paraît s’appliquer au pensionnaire de Mrs. Warren. Patientons aussi, Watson. Nul doute que d’ici peu l’affaire ne s’éclaircisse.

Mon ami avait raison ; car, le lendemain matin, je le trouvai debout près de la cheminée, le dos au feu, le visage rayonnant.

— Que pensez-vous de ceci, Watson ? cria-t-il, en prenant sur la table un numéro de la Daily Gazette. Grande maison rouge à parements de pierre blanche, troisième étage. Deuxième fenêtre à gauche. Tombée de la nuit. G. Voilà qui est net. Nous devrions, je crois, après le déjeuner, aller faire, du côté de chez Mrs. Warren, une petite reconnaissance…

Il n’avait pas achevé ces paroles que notre cliente faisait une entrée précipitée dans la chambre. Son état d’agitation annonçait de graves événements.

— Vous, Mrs. Warren ? Eh bien, quelles nouvelles ?

— C’est la police que ça regarde, monsieur Holmes ! cria-t-elle. J’en ai assez. Qu’il décampe avec son bagage ! Je serais montée tout droit pour le lui dire si je n’avais jugé plus honnête de courir vous consulter. Ma patience est à bout ; et puisqu’on en vient à battre mon mari…

— À battre M. Warren ?

— À le malmener, tout au moins.

— Mais qui donc l’a malmené ?

— Eh ! voilà bien la question. C’était ce matin, monsieur. Mon mari, contrôleur de la Compagnie Morton et Waylight, sort régulièrement de chez nous avant sept heures. Ce matin, il n’avait pas fait dix pas sur la chaussée que, brusquement, deux hommes qui le suivaient lui emprisonnèrent la tête dans un manteau et le déposèrent comme un paquet au fond d’un cab arrêté contre le trottoir. Ils lui firent faire ainsi un trajet d’une heure, puis ils ouvrirent la portière et le jetèrent dehors. D’abord, il resta couché sur la route, si étourdi qu’il ne vit pas ce que devenait le cab ; en se reprenant, il constata qu’il était dans Hampstead Heath. Alors, il rentra chez nous par l’autobus ; et je viens de l’y laisser sur un canapé, le temps de vous conter cette histoire.

— Très intéressant, dit Holmes. A-t-il pu observer ses agresseurs ?

— Non. Il est d’ailleurs comme hébété. Il sait tout juste que les hommes pouvaient, à la rigueur, être trois.

— Et, d’après vous, cette agression aurait quelque rapport avec votre pensionnaire ?

— Nous habitons la maison depuis quinze ans, et c’est la première fois que pareille chose arrive. L’argent n’est pas tout. J’en ai assez de mon individu. J’entends qu’avant la fin du jour il déguerpisse.

— Là ! là ! Mrs. Warren, n’allez pas trop vite en besogne ! Je commence à croire que cette affaire a plus d’importance qu’elle n’en présentait à première vue. Évidemment, un danger menace votre pensionnaire. Évidemment aussi, ses ennemis, qui le guettaient à votre porte, ont pris votre mari pour lui dans la lumière brumeuse du matin ; et ils l’ont relâché en reconnaissant leur méprise. Qu’auraient-ils fait s’ils n’avaient pas commis une méprise ? C’est ce que nous nous bornerons à présumer.

— Enfin, que me conseillez-vous, monsieur Holmes ?

— J’aurais grande envie de voir votre pensionnaire, Mrs. Warren.

— Comment faire, à moins de forcer sa porte ? Chaque fois que je redescends après lui avoir laissé le plateau, je l’entends qui s’enferme à clef.

— Il est bien obligé de prendre le plateau. Nous pourrions, en nous cachant, apercevoir sa figure.

La logeuse réfléchit.

— Voilà, monsieur. Il y a, vis-à-vis de sa chambre, un cabinet de débarras. Je n’aurais qu’à y mettre un miroir de telle façon qu’en vous plaçant derrière la porte…

— Parfait ! dit Holmes. Le docteur Watson et moi serons là en temps utile. Pour l’instant, Mrs. Warren, au revoir !

À midi et demi, nous abordions le seuil de la maison de Mrs. Warren. Située presque à l’angle de Great Orme Street, qui est une étroite rue très passante sur le côté nord-est du British Muséum, cette haute bâtisse de brique jaune commande Howe Street et ses constructions moins modestes. Holmes étouffa un petit rire en me désignant l’une d’elles, un immeuble de rapport qui accrochait l’œil par la manière dont il projetait ses appartements au-dessus de la voie publique.

— Regardez donc, Watson, me dit-il. « Haute maison rouge à parements de pierre blanche » : voilà le poste des signaux. Nous savons l’endroit, nous savons le code, notre tâche devient simple. Il y a l’écriteau « À louer » sur cette fenêtre ; l’appartement est donc vide, et le compère en a l’accès. Et maintenant, Mrs. Warren ?…

— J’ai tout préparé. Veuillez me suivre. Vous laisserez vos bottines sur le palier. Je vous installerai moi-même.

Elle nous avait disposé une excellente cachette. Grâce au miroir, nous pouvions, assis dans l’ombre, surveiller distinctement la porte en face. Nous n’avions eu que le temps de prendre place et Mrs. Warren nous quittait à peine quand un lointain carillon nous avertit que notre mystérieux voisin venait de sonner. La logeuse apparut tout de suite avec le plateau, et, l’ayant déposé sur une chaise derrière la porte close, elle redescendit à pas pesants. Blottis dans un coin, nous ne perdions pas de vue le miroir. Soudain, comme les pas de la logeuse cessaient de se faire entendre, la clef de la porte grinça, le loquet se souleva, et deux mains amaigries, tendues vers le plateau, l’enlevèrent de dessus la chaise. Un instant après elles l’y replacèrent en hâte, et j’entrevis un visage de femme : un beau visage, et qui regardait avec épouvante l’étroite ouverture de notre réduit. Puis la porte se referma bruyamment. Holmes me tira par la manche, et nous redescendîmes à pas de loup.

— Je reviendrai ce soir, dit-il à la logeuse impatiente. M’est avis, Watson, que nous discuterons mieux chez nous.

Et quand il eut réintégré les profondeurs de sa bergère :

— Vous avez pu vous en convaincre, mes soupçons ne me trompaient pas. Il y a eu substitution de pensionnaire. Ce que je n’aurais guère prévu, c’est que nous allions trouver une femme.

— Elle nous a vus ?

— Elle a certainement vu quelque chose qui l’a effrayée. À présent, n’est-ce pas, les faits s’expliquent d’eux-mêmes. Un homme et une femme cherchent refuge à Londres contre un danger pressant et terrible. La rigueur de leurs précautions nous donne la mesure de ce danger. L’homme, ayant des obligations à remplir, ne veut laisser sa femme que dans une sécurité absolue. Problème malaisé à résoudre, et qu’il a pourtant résolu de façon si originale, si effective, que nul ne soupçonne la présence de sa femme, pas même la maîtresse du logis où elle prend pension. Les caractères d’imprimerie dont elle se sert pour formuler par écrit ses demandes répondent, sans contredit, à la seule préoccupation de dissimuler son écriture, qui trahirait son sexe. L’homme ne peut se rapprocher de la femme sans guider vers elle ses ennemis. À défaut d’autres moyens pour communiquer avec elle, il utilise la petite correspondance d’un journal. C’est clair.

— Mais au fond de tout ça, qu’y a-t-il ?

— À coup sûr, il ne s’agit pas d’une banale aventure amoureuse. Vous avez vu la figure de la femme au premier symptôme de danger ; nous savons, d’autre part, l’attaque dirigée contre le maître de la maison, et qui visait incontestablement le pensionnaire : de cette double alerte, comme de cette réclusion désespérée, nous pouvons conclure à une affaire de vie ou de mort. En outre, l’attaque contre M. Warren prouve que l’ennemi, quel qu’il soit, ignore lui-même la substitution d’une femme à un homme dans la chambre. Bien curieux, en vérité, Watson, et bien complexe.

— À quoi bon aller plus loin ? Quel profit en retirerez-vous ?

— Quel profit ? Mais, Watson, c’est de l’art pour l’art. Je suppose que dans votre carrière de médecin vous avez dû étudier certains cas sans espoir d’honoraires ? Je trouve ici un de ces cas instructifs, qu’on aime à élucider en dehors de tout calcul, ou matériel ou moral. Ce soir, nous aurons avancé d’un pas dans nos recherches.

Au moment, où nous retournâmes chez Mrs. Warren, un triste crépuscule d’hiver londonien tendait sur la ville son uniforme rideau de brume grise. Nous avions pris place au salon, dans le noir, et nous surveillions la rue, quand, à une certaine hauteur, une lueur plus pâle traversa l’obscurité.

— Quelqu’un marche vis-à-vis, murmura Holmes, dont l’ardent et maigre visage se collait aux carreaux de la fenêtre. Oui, j’aperçois son ombre. Le voici encore. Il tient une bougie. Il observe la maison où nous sommes. Il veut s’assurer que la femme est à son poste. Les signaux commencent. Notez-les, Watson, pour que nous puissions nous contrôler l’un l’autre. Un seul éclair. Cela signifie A, sûrement. Voyons la suite. Combien avez-vous compté d’éclairs ? Vingt. Moi aussi. Cela nous donne T. Bon : A. T…, c’est compréhensible.

Un autre T. Sans doute le début d’un second mot. Voyons un peu : TENTA. Un arrêt. Ça ne peut pas être tout, Watson ? ATTENTA ne présente aucun sens. AT TEN TA, en trois mots, pas davantage. À moins que T. A. ne soient les initiales d’un nom de personne. Mais cela recommence ! Qu’est-ce à dire ? ATTE… les mêmes lettres que tout à l’heure. Bizarre. Watson, bizarre ! Nouvel arrêt. A. T. : quoi ! pour la troisième fois ? AT TEN TA trois fois ! Combien de temps cela va-t-il se répéter ? Non, il semble que ce soit fini. L’homme a quitté la fenêtre. Que vous semble du message, Watson ?

— Que c’est un message chiffré, Holmes.

Soudain, un petit rire de mon compagnon m’annonça qu’il venait de comprendre.

— Pas très obscur, le chiffre, dit-il. C’est, parbleu ! de l’italien. La désinence A marque qu’on s’adresse à une femme : « Prenez garde ! prenez garde ! prenez garde ! » Voilà ce que cela signifie. Eh bien, Watson ?

— Eh bien, je crois que vous avez deviné.

— Sans aucun doute. Il y a là une recommandation très instante, et que rend d’autant plus instante le fait d’être ainsi répétée. Mais prendre garde à quoi ? Attendez ! On revient à la fenêtre.

En effet, derrière les vitres, nous aperçûmes de nouveau la silhouette confuse de l’homme ramassé sur lui-même, et les éclairs de la petite flamme. Les signaux avaient repris, mais plus rapides, si rapides que nous avions peine à les suivre.

— PERICOLO… Le sens de pericolo, Watson ? Danger, n’est-ce pas ? Oui, by Jove, c’est un signal de danger. Il se répète : PERI… Hé ! là ! qu’est-ce qui se passe ?…

La lumière venait de s’éteindre, le carré transparent de la fenêtre avait disparu, le troisième étage ne formait plus, sur la longueur de la façade, qu’une bande sombre entre les rangées d’appartements illuminés. D’où venait la brusque interruption des signaux ? Nous eûmes tous deux en même temps la même idée. Holmes bondit de la place où il se dissimulait près de la fenêtre.

— Les choses se gâtent, Watson, cria-t-il. Je flaire une intervention diabolique. Pourquoi une communication de ce genre s’interromprait-elle de cette manière ? Peut-être devrais-je prévenir Scotland Yard. Mais les circonstances nous pressent, pas moyen de nous éloigner. Venez, Watson.


II


Tout en le suivant dans Howe Street, je donnai un coup d’œil derrière moi à la maison que nous venions de quitter. Et je vis, à une fenêtre du haut, se dessiner une tête de femme, immobile, tendue par l’angoisse, scrutant la nuit, où les signaux interrompus pouvaient reprendre. À l’entrée de la grande maison rouge, de l’autre côté de la rue, un homme enveloppé d’un pardessus et d’un foulard se penchait contre la grille. Il eut un sursaut quand la lumière du vestibule nous frappa au visage.

— Holmes ! s’écria-t-il.

— Vous, Gregson ? dit mon compagnon, en serrant la main du détective de Scotland Yard. Quel motif vous amène ici ?

— Le même motif qui vous y amène je suppose, répliqua Gregson. J’avoue d’ailleurs ne pas comprendre ce qui vous a mis sur la piste.

— Divers fils conducteurs, mais qui tous se brouillent au même point. J’ai surpris des signaux.

— Des signaux ?

— Partis de cette fenêtre. Ils s’interrompirent au beau milieu, et nous venions en savoir la cause. Mais avec vous l’affaire est en trop bonnes mains pour que je m’en occupe davantage.

— Attendez donc ! protesta Gregson. Je vous rends cette justice, monsieur Holmes, qu’il n’y a pas de cas où je ne me sois senti plus fort quand vous étiez à mon côté. Cette maison n’a qu’une issue, par conséquent nous tenons notre homme.

— Qui est-il ?

— Ah ! cette fois, nous marquons un point contre vous, monsieur Holmes. Il faut que vous nous accordiez l’avantage.

Et frappant un coup sec de sa canne sur la chaussée, le long de laquelle un cocher faisait les cent pas, son fouet à la main, cependant que le fiacre stationnait à l’autre bord de la rue :

— Vous présenterai-je à M. Sherlock Holmes ? dit Gregson au cocher.

Puis, à Holmes :

M. Leverton, de l’agence américaine Pinkerton.

— Le héros du mystère de la caverne de Long-Island ? dit Holmes. Charmé, monsieur, de faire votre connaissance.

L’Américain rougit de plaisir. C’était un homme jeune, rasé, figure en lame de couteau, l’air posé et pratique.

— Monsieur Holmes, dit-il, je touche à un moment décisif de ma carrière. Si je pince Gorgiano…

— Quoi ! le Gorgiano du Cercle rouge ?

— Sa réputation a donc gagné l’Europe ? Nous, du moins, en Amérique, nous sommes pleinement édifiés sur son compte. Nous savons qu’il a trempé dans vingt assassinats ; et, malgré cela, nous n’avons contre lui rien de suffisamment positif pour le prendre. Je le file depuis New-York. Voilà une semaine que je le serre de près à Londres. Gregson et moi le tenons enfin dans cette maison. Elle n’a qu’une issue, il ne peut donc nous glisser entre les doigts. Nous avons vu, depuis son arrivée, sortir trois personnes, mais je jure qu’il n’était pas du nombre.

M. Holmes parle de signaux qu’il a surpris, dit Gregson ; sans doute a-t-il bien des renseignements que nous n’avons pas, c’est assez son habitude.

Brièvement, Holmes exposa la situation telle qu’elle nous apparaissait. L’Américain frappa dans ses mains d’un air penaud.

— Nous sommes refaits ! s’écria-t-il. Notre homme était là-haut, en train de correspondre avec un complice, car sa bande compte plusieurs affiliés à Londres, quand, soudain, à l’instant même où, selon votre témoignage, il les prévenait d’un danger, les signaux s’arrêtèrent. Qu’est-ce que cela prouve ? Qu’il a vu l’un de nous deux dans la rue, ou qu’il a senti, à je ne sais quoi, l’imminence d’un danger et la nécessité de la retraite. Votre avis, monsieur Holmes ?

— C’est que nous montions tout de suite, pour voir.

Nos détectives officiels peuvent laisser à désirer sous le rapport de l’intelligence, jamais sous le rapport du courage. Gregson, montant à la rencontre du bandit, avait la même tranquillité, la même allure de fonctionnaire que s’il avait gravi l’escalier de Scotland Yard.

En arrivant au palier du troisième étage, nous trouvâmes la porte de gauche entre-bâillée. À l’intérieur régnaient l’ombre et le silence. Je frottai une allumette et j’allumai la lanterne du détective. Mais la petite flamme vacillante commençait à peine de s’assurer que nous poussâmes tous ensemble un cri de stupeur. Sur les boiseries blanches du parquet sans tapis, des pas sanglants traçaient une piste rouge. Elle se dirigeait vers nous, en partant d’une chambre contiguë dont la porte était close. Gregson ouvrit la porte, projeta devant lui la lueur de sa lanterne, et par-dessus son épaule nous regardâmes avec des yeux écarquillés.

Au centre de la chambre gisait un homme colossal, dont le visage glabre et basané se tordait dans une contraction. Une plaque de sang circulaire lui mettait autour du front un horrible nimbe. Ses genoux s’étaient relevés, ses bras tendus dans l’agonie. De sa gorge largement étalée sortait le manche blanc d’un couteau enfoncé jusqu’au sommet de la lame. Près de lui, à sa gauche, il y avait un formidable poignard à deux tranchants et à manche de corne, ainsi qu’un gant de chevreau.

By George ! c’est Gorgiano en personne ! s’exclama le détective américain. Cette fois, quelqu’un nous a devancés.

— Voyez donc, monsieur Holmes ! dit Gregson, la bougie est restée contre la fenêtre. Mais qu’est-ce que vous faites ?

Holmes avait gagné la fenêtre et allumé la bougie. Un instant, il passa et repassa la flamme d’un côté à l’autre des carreaux ; puis il scruta l’obscurité, souffla la bougie et la jeta sur le parquet.

— Je crois, fit-il, que ceci aura servi à quelque chose.

Alors, s’en revenant, il demeura pensif. Cependant, les deux professionnels examinaient le cadavre.

— Vous dites, reprit-il enfin, que, tandis que vous attendiez en bas, trois personnes quittèrent la maison : les avez-vous observées de près ?

— De très près.

— Avez-vous remarqué notamment un individu d’environ trente ans, brun, à barbe noire, et de taille moyenne ?

— Il passa le dernier devant nous.

— J’ai idée que voilà votre homme. Je pourrais vous fournir son signalement et nous avons d’excellentes empreintes de ses pieds. Cela doit vous suffire.

— Ce n’est guère, monsieur Holmes, pour une ville comme Londres, où il y a des millions d’individus.

— Aussi ai-je cru préférable d’appeler cette dame à notre aide.

En l’entendant ainsi parler, nous nous retournâmes. Dans le cadre de la porte venait d’apparaître une femme grande et belle, la mystérieuse pensionnaire de Bloomsbury. Elle s’avança lentement. La peur tirait effroyablement ses traits pâles ; ses yeux dilatés, hagards, se rivaient à la forme sombre couchée sur le plancher.

— Vous l’avez tué ! murmura-t-elle. Oh ! Dio mio ! vous l’avez tué !

Puis, tout d’un coup, je l’entendis aspirer l’air avec violence, je la vis bondir avec un cri de joie. Elle dansait autour de la chambre, en claquant des mains. Mille jolies exclamations italiennes s’échappaient de ses lèvres. Ces transports d’une femme devant un tel spectacle avaient quelque chose de déconcertant et de terrible. Brusquement, elle s’arrêta, nous regarda.

— Mais vous, dit-elle, vous, n’est-ce pas, vous êtes de la police ? Vous avez tué Giuseppe Gorgiano ?

Elle interrogea d’un coup d’œil les ombres de la chambre.

— Et Gennaro ? Où est Gennaro Lucca, mon mari ? Je suis Emilia Lucca, nous habitons New-York. Qu’avez-vous fait de Gennaro ? Il m’appelait tout à l’heure de cette fenêtre. J’ai volé à son appel.

— C’est moi qui vous appelais, dit Holmes.

— Vous ? Comment savez-vous ces choses ? Giuseppe Gorgiano… Comment a-t-il ?…

Elle s’arrêta. Son visage rayonnait subitement d’orgueil et d’allégresse.

— Ah ! je vois maintenant, je vois ! Mon Gennaro ! mon admirable, mon magnifique Gennaro, qui m’a préservée de tout mal !… C’est lui qui a fait cela ! lui qui, de ses bras puissants, a tué le monstre ! Quelle femme serait jamais digne d’un tel homme ?

— Mistress Lucca, intervint le prosaïque Gregson, en posant sa main sur la manche de la dame, vous venez d’en dire assez pour que Scotland Yard ait à causer avec vous.

— Un moment, Gregson, dit Holmes. J’imagine que cette dame n’a pas moins le désir de parler que nous de l’entendre. Vous vous rendez compte, madame, que votre mari va être arrêté et interrogé pour le meurtre de cet homme. Vos déclarations peuvent être invoquées en témoignage. Si vous croyez pourtant que les motifs qui l’ont fait agir n’avaient rien de criminel et que lui-même tiendrait à les faire connaître, vous ne sauriez mieux servir sa cause qu’en nous disant tout.

— Maintenant que Gorgiano est mort, nous ne craignons rien, dit la dame. Il ne saurait y avoir un seul juge au monde pour punir mon mari d’avoir tué un être infernal.

— En ce cas, dit Holmes aux deux policiers, fermons cet appartement, laissons les choses dans l’état où nous les avons trouvées, et ramenons cette dame chez elle, où nous nous ferons une opinion après l’avoir entendue.

Une demi-heure plus tard, assis tous les quatre dans le petit salon de la signora Lucca, nous l’écoutions raconter les sinistres événements qui venaient de se dénouer sous nos yeux mêmes.

— Je suis née à Pausilippe, près de Naples, nous dit-elle. Mon père était le principal avoué du pays, qu’il représenta quelque temps comme député. Gennaro travaillait dans l’étude de mon père. Je l’aimai. Il n’avait ni argent ni situation, rien que sa force, son énergie ; mon père s’opposa à notre mariage. Nous nous enfuîmes ; nous allâmes nous marier à Bari, et la vente de mes bijoux nous procura le prix de notre passage en Amérique. Il y a de cela quatre ans ; depuis, nous avons toujours habité New-York.

« La fortune commença par nous sourire. Gennaro eut la chance de rendre service à un gentilhomme italien : il le sauva d’une bande de brigands dans un endroit appelé « les Tonnelles », et désormais il eut en lui un puissant protecteur. Cet Italien, nommé Castalotte, dirige la grande maison Castalotte et Zambo, qui est la première de New-York pour l’exportation des fruits. Le signor Zambo étant infirme, Castalotte mène entièrement la maison, qui a un personnel de plus de trois cents hommes ; Il prit chez lui mon mari comme chef de service. Célibataire, il considérait, je crois, Gennaro comme son fils. Gennaro et moi l’aimions, en retour, comme un père. Nous avions loué et meublé une petite maison de Brooklyn ; nous semblions assurés de l’avenir ; mais un nuage noir apparut, qui ne tarda pas d’obscurcir tout notre ciel.

« En rentrant un soir de son travail, Gennaro amena avec lui un de ses compatriotes nommé Gorgiano, originaire, lui aussi, de Pausilippe. C’était un homme de très haute taille, ainsi que vous avez pu en juger, puisque vous avez vu son cadavre. Et non seulement il avait un corps de géant, mais sa voix, dans notre petite maison, retentissait comme un tonnerre ; ses pensées, ses émotions, ses passions, se caractérisaient par leur violence anormale. Il parlait, ou plutôt, il rugissait avec une impétuosité irrésistible. Ses yeux fulgurants vous tenaient à leur merci. C’était un homme redoutable et prodigieux. Il est mort, Dieu soit loué !

« Ses visites devinrent de plus en plus fréquentes. Il savait cependant que Gennaro n’y prenait pas plus de plaisir que moi. Mon pauvre mari l’écoutait, pâle et sans intérêt, débiter les furieuses diatribes politiques et sociales qui constituaient l’ordinaire de ses propos. Si Gennaro ne disait rien, je pouvais, moi qui le connaissais si bien, lire sur son visage une émotion que jusqu’alors je n’y avais jamais vue. Je crus d’abord à de l’antipathie pour Gorgiano. C’était, en réalité, de la peur, une peur secrète, poignante. Le soir où je devinai cette peur, j’entourai mon mari de mes bras ; je le conjurai, au nom de sa tendresse pour moi, de ne rien me cacher, de me dire quelle ombre cet homme formidable projetait sur sa vie.

« Il me le dit, et mon cœur se glaça dans ma poitrine. Aux jours de colère et de révolte où l’univers lui semblait ligué contre lui, où l’existence le rendait à peu près fou par ses injustices, il s’était affilié à une société de Naples, le Cercle Rouge, qui avait des attaches avec les anciens Carbonari. Les membres de cette confrérie se liaient par de terribles serments ; impossible de leur échapper quand on avait violé le pacte. Gennaro se crut libéré de tout en partant pour l’Amérique ; ce fut avec épouvante qu’un soir il rencontra dans la rue l’homme même qui l’avait initié à Naples, le géant Gorgiano, connu dans le sud de l’Italie sous le sobriquet de « La Mort », car il avait du sang jusqu’aux coudes ! Obligé de fuir en Amérique la police italienne, Gorgiano avait déjà créé dans sa nouvelle patrie une dépendance de la terrible société. En me racontant cela, Gennaro me montra une convocation reçue le jour même : la lettre, timbrée d’un cercle rouge, lui annonçait pour une certaine date une réunion à laquelle on le requérait d’assister.

« Mais voici le pire. J’avais remarqué depuis quelque temps que Gorgiano, au cours de ses visites, qui étaient continuelles, m’adressait fréquemment la parole ; et même quand il causait avec mon mari, il tournait sans cesse vers moi ses yeux qui brillaient d’une ardeur sauvage. Il se déclara un soir. J’avais éveillé en lui ce qu’il appelait l’amour, un amour de bête fauve. Mon mari n’était pas encore rentré. Gorgiano s’enhardit, me saisit dans ses bras d’ours, me supplia de fuir avec lui. Je criais et me débattais, lorsque Gennaro, survenant, bondit à mon secours ; mais Gorgiano, d’un coup, l’étendit raide et sortit de la maison pour n’y plus reparaître. Nous avions en lui un ennemi mortel.

« Quelques jours plus tard eut lieu la réunion annoncée. Le visage de Gennaro, à son retour, m’annonçait quelque chose d’effroyable. Mais cela dépassait tout ce que nous aurions imaginé. La société se procurait des fonds en les extorquant à de riches Italiens par le chantage et la menace. Une tentative avait dû être faite auprès de Castalotte, notre ami cher, notre bienfaiteur ; mais les menaces n’avaient pas triomphé de son refus, il en avait saisi la police. On décida qu’il serait fait de lui un exemple, qui couperait court, chez les autres victimes désignées, à toute résistance. Des dispositions furent prises en séance pour dynamiter sa maison. On tira au sort le nom de celui qui accomplirait cette besogne. Gennaro, en plongeant la main dans le sac, vit le sourire féroce de notre ennemi. L’opération avait certainement été truquée, car il ramena le disque fatal, marqué du cercle rouge, qui le désignait pour le meurtre. Il devait assassiner son meilleur ami, ou nous exposer, lui et moi, à la vengeance de ses camarades ! C’était un principe de la société, quand elle craignait ou haïssait quelqu’un, de le frapper non pas seulement dans sa personne, mais dans ses affections, et Gennaro le savait si bien, il en était si terrifié, qu’il en perdait presque la tête.

« Nous passâmes cette nuit-là dans les bras l’un de l’autre, essayant de nous fortifier d’avance contre les tribulations. Il fallait que l’attentat reçût son exécution le lendemain soir. À midi, mon mari et moi prenions le bateau pour Londres, non sans avoir prévenu notre ami du danger qu’il courait et fourni à la police toutes les indications voulues pour qu’elle fît bonne garde.

« Vous savez le reste, messieurs. Nous ne doutions pas que nos ennemis ne s’attacheraient à nous comme nos ombres. Gorgiano avait ses motifs particuliers de vengeance ; et nous le savions, dans tous les cas, rusé, implacable, infatigable. L’Italie et l’Amérique sont également pleines de ses exploits. S’il devait jamais déployer tous ses moyens, c’était dans les circonstances actuelles. Mon Gennaro mit à profit les quelques jours de répit que nous donnait notre départ inopiné pour m’assurer un refuge où nul danger ne pût m’atteindre.

Il désirait, quant à lui, rester libre de communiquer avec les polices américaine et italienne. J’ignore où il a vécu et comment. Je ne savais de lui que ce que m’apprenait la petite correspondance d’un journal. Mais une fois, en regardant par la fenêtre, je vis deux Italiens en faction devant la maison que j’habitais, et j’en conclus que, d’une manière ou d’une autre, Gorgiano avait découvert notre retraite. Enfin, Gennaro m’avertit par le journal qu’il m’enverrait des signaux d’une certaine fenêtre ; ces signaux, en effet, m’arrivèrent, mais ils se réduisirent à des avertissements, et puis s’interrompirent tout d’un coup. Certainement il savait Gorgiano à ses trousses, et, grâce à Dieu, il était prêt à le recevoir. Je vous le demande, messieurs : qu’avons-nous à craindre de la loi ? Devant quel juge la conduite de mon Gennaro serait-elle condamnable ?

— Ma foi, monsieur Gregson, dit l’Américain en regardant le détective, je ne me flatte pas de connaître le point de vue anglais ; mais j’ai lieu de croire qu’à New-York le mari de cette dame recueillerait un verdict de félicitations unanimes.

— Il faut que je conduise Mrs. Lucca devant le chef, répondit Gregson. Si ce qu’elle raconte se confirme, je ne pense pas qu’elle ait beaucoup à craindre. Mais, par exemple, ce qui m’échappe, Holmes, c’est comment vous avez pu vous mêler de cette affaire.

— Curiosité, Gregson, simple curiosité. Je continue de m’instruire à la vieille école. Eh bien, Watson, encore une histoire tragique et grotesque pour votre collection. À propos, il est huit heures, et l’on joue du Mozart à Covent Garden. En nous pressant, nous arriverons pour le deuxième acte.