La Nouvelle chronique de Sherlock Holmes/06

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Labat.
Librairie des Champs-Élysées (p. 179-207).


VI

LA DISPARITION DE LADY FRANCES CARFAX


— Mais d’où vient donc que vous donniez dans ces turqueries ? demanda Sherlock Holmes, les yeux fixés sur mes brodequins.

Enfoncé dans un fauteuil canné, j’allongeais les jambes, et mes pieds avaient accroché son attention toujours en éveil.

— Mes brodequins sont anglais, répondis-je, non sans surprise ; ils viennent de chez Latimer, Oxford Street.

— Je parle de bain, dit-il, de bain. D’où vient que vous préfériez le bain turc, qui amollit et qui coûte cher, à notre bain national, qui réconforte ?

— Je me sentais, ces jours-ci, rhumatisant et vieilli. Or, un bain turc est ce qu’en médecine nous appelons un altérant, autrement dit un purificateur, un régénérateur du système. Voyons, Holmes, ajoutai-je, je ne doute pas qu’entre mes chaussures et un bain turc il n’y ait un rapport qui s’impose à un esprit logique ; vous m’obligeriez pourtant si vous vouliez me l’indiquer.

— Mon raisonnement n’a rien d’obscur, dit Holmes, en me lançant un coup d’œil sévère. Il appartient à cet ordre élémentaire de déduction que j’illustrerai par un exemple en vous demandant qui a partagé votre voiture pendant vos courses de ce matin.

— Je n’admets pas qu’un exemple soit une explication, fis-je, d’un ton assez rogue.

— Bravo, Watson ! voilà qui est dignement et logiquement répliqué. Examinons les points en question. D’abord, la voiture. Vous remarquerez que votre veston porte, sur la manche et l’épaule gauches, des traces d’éclaboussures. Vous auriez occupé le milieu du siège que ces éclaboussures n’existeraient probablement pas, ou, si elles existaient, elles seraient certainement symétriques. Il est donc clair que vous étiez assis dans un coin, et que vous aviez un compagnon.

— C’est l’évidence même.

— Et la plus banale, n’est-ce pas ?

— Mais le rapport entre un bain turc et mes chaussures ?

— Tout aussi enfantin. Vous lacez habituellement vos bottines d’une certaine manière. Or, le double nœud que voilà est trop compliqué, il ne vous ressemble pas. Donc, vous vous êtes déchaussé, et l’on vous a relacé. Qui ? le bottier ou le petit garçon du bain, turc ? Ce ne peut-être le bottier, puisque les bottines ne sont pas absolument neuves. C’est donc le petit garçon du bain. Absurde, pas vrai ? Mais, en définitive, ce bain turc aura servi à quelque chose.

— À quoi ?

— Vous avez, me dites-vous, besoin d’un changement. Souffrez que je vous conseille un changement d’air. Que vous semblerait de Lausanne, mon cher Watson ? Voyage en première classe, tous frais royalement payés.

S’accotant au fond de son fauteuil, Holmes tira son carnet de poche :

— Je considère comme un des pires dangers sociaux, dit-il, la femme qui n’a dans ce monde ni une attache fixe ni un ami. C’est la plus inoffensive et, souvent, la plus utile des créatures, mais elle incite fatalement au crime. Elle est sans défense. Elle est nomade. Elle a des moyens suffisants pour s’en aller d’un pays dans un autre et d’hôtel en hôtel. On ne sait presque jamais où la retrouver dans le dédale des pensions de famille. Imaginez une poule hors de sa basse-cour, en un monde de renards : vient-elle à être croquée, personne ne s’en avise. Je crains fort qu’il ne soit arrivé quelque fâcheuse aventure à lady Frances Carfax.

Je respirai quand Holmes quitta les hauteurs de la généralisation pour venir au cas d’espèce. Tout en consultant ses notes :

— Lady Frances, continua-t-il, est l’unique survivante, en ligne directe, de la famille du feu comte de Rufton. Les biens du comte, si vous vous en souvenez, passèrent dans la ligne mâle. Elle resta donc sans grandes ressources. Mais elle possédait quelques vieux bijoux espagnols en argent, très remarquables, et des diamants curieusement taillés. Tel était son attachement pour ces objets que, plutôt que de les mettre en dépôt chez son banquier, elle les traînait partout avec elle. Figure émouvante que cette lady Frances : belle, à peine dans la maturité de l’âge, et, néanmoins, par une étrange fortune, épave solitaire de ce qui était, il y a vingt ans, une grande maison.

— Qu’est-ce donc qui lui arrive ?

— Ah ! oui, qu’arrive-t-il à lady Frances ? Est-elle vivante ou morte ? Voilà le problème. On lui sait des habitudes précises. Depuis quatre ans, elle écrivait invariablement toutes les deux semaines à miss Dobney, sa vieille gouvernante, qui vit dans la retraite à Camberwell. Cette miss Dobney est venue me consulter. Il y aura tantôt cinq semaines qu’elle n’a reçu de lettre. La dernière que lui écrivit lady Frances portait l’en-tête de L’Hôtel National, à Lausanne. Il semble que lady Frances ait quitté l’hôtel sans laisser d’adresse. Les parents s’inquiètent, et, comme ils sont extrêmement riches, ils ne regarderont pas à la dépense, si nous tirons l’affaire au clair.

— N’y a-t-il que miss Dobney pour vous renseigner ? Lady Frances avait d’autres correspondants, je suppose ?

— En fait de correspondants, Watson, j’en vois un tout indiqué : son banquier. Les dames seules n’échappent pas à la nécessité de vivre, leur carnet de banque est un journal en abrégé. Lady Frances avait ses fonds chez Silvestre. J’ai jeté un coup d’œil sur son compte. L’avant-dernier chèque lui servit à payer sa note de Lausanne ; il était, d’ailleurs, très important et lui laissa probablement un reliquat. Depuis lors, elle n’a plus émis qu’un seul chèque.

— À quel nom et où ?

— Au nom de Mlle Marie Devine. Mais rien n’indique le lieu d’émission. Ce chèque fut payé, il y a trois semaines, par le Crédit Lyonnais, à Montpellier. Il était de cinquante livres.

— Qui est Mlle Marie Devine ?

— La femme de chambre de lady Frances Carfax. J’ai découvert ce détail, sans avoir pu établir jusqu’ici pourquoi sa maîtresse lui avait payé ce chèque. Mais je saurai bientôt à quoi m’en tenir là-dessus, grâce à vos recherches.

— Mes recherches ?

— Qui vont vous permettre de faire un petit voyage de santé à Lausanne. Vous savez que je ne puis quitter Londres tant que le vieil Abrahams a de si graves raisons de craindre pour sa vie. Puis, en thèse générale, il vaut mieux que je ne fasse pas d’absence : Scotland Yard se sent très seul quand je m’en vais, et il règne une agitation malsaine dans le monde du crime. Partez donc, mon cher Watson ; et si vous jugez que mon humble conseil ne soit pas payé trop cher au prix de quatre sous le mot, sachez que, de nuit et de jour, il n’attend que votre appel au bout du fil télégraphique.

Deux jours plus tard, je débarquais à l’Hôtel National de Lausanne, où je recevais l’accueil le plus empressé de M. Moser, qui en est le directeur bien connu. J’appris de lui que lady Frances avait fait dans son établissement un séjour de plusieurs semaines, gagnant le cœur de tous ceux qui l’approchaient. Elle ne dépassait pas la quarantaine, et gardait assez de beauté pour qu’il fût visible à mille signes qu’elle avait dû être adorable dans sa jeunesse. M. Moser n’avait pas entendu dire qu’elle eût en sa possession des bijoux de prix, mais les domestiques avaient remarqué que la lourde malle déposée dans sa chambre restait toujours rigoureusement fermée à clef. Sa femme de chambre, Marie Devine, partageait avec elle la sympathie générale. Elle s’était fiancée à l’un des principaux garçons de l’hôtel, en sorte que je n’eus pas de peine à obtenir son adresse : 11, rue Trajan, à Montpellier. Je notai avec soin tous les renseignements que je pus réunir ; Holmes lui-même, à ce qu’il me semblait, n’eût pas mené son enquête avec plus d’adresse.

Un seul point restait dans l’ombre, et rien de ce que je savais encore ne m’aidait à l’éclaircir. Pourquoi lady Frances avait-elle si brusquement quitté Lausanne ? Elle s’y plaisait, on avait tout lieu de la croire fixée pour la saison dans le somptueux appartement qu’elle occupait en face du lac. Cependant, son congé donné, elle était partie dans les vingt-quatre heures, ce qui l’avait obligée à payer inutilement le prix d’une semaine. Jules Vibart, le fiancé de la femme de chambre, avait là-dessus son opinion. Il rattachait le départ de lady Frances à la visite que lui avait faite, un ou deux jours auparavant, un homme grand, brun, barbu, « un sauvage ! criait Vibart, un véritable sauvage ! » Cet homme logeait quelque part en ville. On savait qu’il était Anglais, mais on ignorait son nom. On l’avait vu en grande conversation avec lady Frances au cours d’une promenade au bord du lac ; après quoi il lui avait rendu visite. Elle avait refusé de le recevoir, et quitté immédiatement la place. Entre cette visite et ce départ, Jules Vibart, et, chose plus importante, sa fiancée, établissaient un rapport de cause à effet. Un détail sur lequel Vibart ne s’expliquait point, c’était la raison pour laquelle Marie avait abandonné sa maîtresse. De cela, il ne voulait rien dire ; si je tenais à savoir, je n’avais qu’à aller à Montpellier interroger Marie.

Ainsi finit le premier chapitre de mon enquête. Je consacrai le second à la recherche du lieu où s’était rendue lady Frances Carfax après son départ de Lausanne. Elle en avait fait suffisamment mystère pour me confirmer dans l’idée qu’elle voulait éviter quelqu’un : sans cela, n’eût-elle pas franchement enregistré ses bagages pour Bade ? Or, c’est par un détour qu’ils parvinrent, et qu’elle arriva elle-même, dans cette station rhénane. À peine le renseignement m’eût-il été fourni par le directeur local de l’agence Cook, je décidai d’aller à Bade, après avoir, par dépêche, rendu compte à Holmes de mes faits et gestes, et reçu de lui, en réponse, un télégramme de recommandations semi-ironiques.

À Bade, je relevai facilement les traces de lady Frances. Elle était demeurée une quinzaine à l’« Englischer Hof », et elle y avait fait la connaissance d’un certain docteur Schlessinger et de sa femme. Ce docteur Schlessinger était un missionnaire qui arrivait du Sud-Amérique. Comme la plupart des dames seules, lady Frances trouvait un réconfort et une occupation dans la religion. La forte personnalité du docteur Schlessinger, sa piété ardente, le fait qu’il soignait une maladie contractée dans l’exercice de ses devoirs apostoliques, l’impressionnèrent profondément. Elle aida Mrs Schlessinger à guérir le pieux convalescent. Il passait toutes ses journées, me conta le directeur de l’hôtel, sur une chaise longue, entre les deux dames, qui, l’une et l’autre, étaient aux petits soins pour lui. Il préparait une carte de la Terre Sainte, et plus particulièrement du royaume des Madianites, sur lequel il écrivait un ouvrage. Enfin, sa santé s’améliorant, sa femme et lui étaient repartis pour Londres, où lady Frances les avait accompagnés. Il y avait de cela trois semaines ; le directeur ne savait plus rien depuis. Quant à la soubrette, Marie, elle s’en était allée quelques jours d’avance, tout en larmes, après avoir déclaré aux autres femmes de chambre qu’elle quittait pour jamais le service. Le docteur Schlessinger, avant de partir, avait réglé la note de Mrs Frances en même temps que la sienne.

— Mais, à propos, me dit M. Moser en terminant, vous n’êtes pas le seul à vous préoccuper en ce moment de lady Frances. Il n’y a guère qu’une semaine, nous avions ici un voyageur, en train, tout comme vous, de la rechercher.

— S’est-il fait connaître ? demandai-je.

— Non, mais c’était sûrement un Anglais, bien que d’un type peu ordinaire.

— Un sauvage ? dis-je, enchaînant les faits à la manière de mon illustre ami.

— Précisément. Ce mot le peint à merveille : un gaillard énorme, barbu, recuit par le soleil, et qui semblerait beaucoup plus à sa place dans une auberge de campagne que dans un hôtel à la mode ; un homme apparemment peu facile, violent, que je n’aimerais pas avoir offensé.

Déjà le mystère commençait de se définir, comme des formes deviennent plus nettes quand un brouillard se lève. Une bonne et pieuse dame était en butte aux poursuites d’un sinistre individu, qui la traquait impitoyablement de ville en ville. Elle le redoutait, car, sans cela, elle n’eût pas fui Lausanne. Il continuait de la poursuivre. Tôt ou tard, il la rattraperait. Ne l’avait-il pas déjà rattrapée ? Et cela n’expliquait-il point qu’elle gardât le silence ? Les bonnes gens qui l’accompagnaient sauraient-ils la préserver de la violence, du chantage ? Quelle horrible intention, quel profond dessein cachait cette longue poursuite ? Là gisait le problème que j’avais à résoudre.

J’écrivis à Holmes en faisant ressortir la promptitude, la certitude avec lesquelles j’avais su aller au fond même de l’affaire. Pour toute réponse, je reçus de lui un télégramme me demandant des détails sur l’oreille gauche du docteur Schlessinger. Holmes a des façons de plaisanter si baroques, et parfois si blessantes, que je ne tins pas compte de cette facétie déplacée. À vrai dire, quand son télégramme m’arriva, j’avais déjà gagné Montpellier, en quête de Marie, la femme de chambre.

Je la trouvai facilement, et elle me dit volontiers tout ce qu’elle pouvait avoir à me dire. Très dévouée à sa maîtresse, elle ne l’avait quittée que parce qu’elle la savait en de bonnes mains, et parce que son mariage, dont la date approchait, devait, dans tous les cas, rendre la séparation inévitable. Elle me confessa, non sans tristesse, que lady Frances lui avait montré quelque irritabilité d’humeur durant son séjour à Bade, et l’avait même questionnée une fois comme si elle mettait en doute son honorabilité : la séparation en avait été d’ailleurs moins pénible. Lady Frances lui avait remis en cadeau de noce une somme de cinquante livres sterling. Comme moi, Marie se défiait beaucoup de l’étranger qui avait chassé sa maîtresse de Lausanne. Elle l’avait vu, de ses yeux, saisir violemment lady Frances par le poignet sur la promenade publique au bord du lac. C’était un homme farouche, terrible ; il fallait, pensait-elle, que lady Frances le redoutât pour avoir accepté l’escorte de Schlessinger jusqu’à Londres. Sans qu’il lui eût jamais été dit un mot de tout cela, Marie avait pu se convaincre, à bien des signes, que sa maîtresse vivait dans un état de continuelle appréhension nerveuse. Et elle en était là du récit qu’elle me faisait quand, tout d’un coup, elle bondit de sa chaise, la figure contractée par la surprise et l’épouvante.

— Voyez ! s’écria-t-elle. Encore ce méchant ! L’homme dont je parle !

Par la fenêtre du salon, j’aperçus un homme formidable, au teint basané, à la barbe en désordre. Il suivait le milieu de la rue en consultant les numéros : preuve certaine qu’il avait, comme moi, dépisté la femme de chambre. Cédant au premier mouvement, je m’élançai au dehors et je l’accostai.

— Vous êtes Anglais ? lui dis-je.

— Et après ? fit-il, se renfrognant de vilaine manière.

— Puis-je vous demander votre nom ?

— Pas du tout, répondit-il avec décision.

La situation devenait embarrassante, mais le droit chemin est souvent le meilleur.

— Où est lady Frances Carfax ? demandai-je.

Il écarquilla les yeux. Je continuai :

— Qu’en avez-vous fait ? Pourquoi la poursuivez-vous ? J’exige une réponse.

Poussant un rugissement furieux, il sauta sur moi comme un tigre. Je me suis tiré à mon avantage de plus d’une lutte, mais cet homme avait une poigne de fer et une colère du diable. Il me prit à la gorge. J’allais perdre les sens, quand un ouvrier français, mal rasé, vêtu d’une blouse, armé d’un gourdin, accourut d’un cabaret qui se trouvait en face et, d’un coup si fort que l’avant-bras de mon agresseur craqua, lui fit lâcher prise. L’autre resta un moment sur place, écumant, incertain s’il renouvellerait son attaque ; puis, avec un grognement de rage, me plantant là, il entra dans la petite maison d’où je sortais. Alors, je me tournai pour remercier mon sauveur, arrêté près de moi sur la chaussée.

— Eh bien, Watson, me dit-il, vous en faites de belles ! Je crois qu’il ne vous reste plus qu’à repartir avec moi pour Londres par l’express de nuit !

Une heure plus tard, Sherlock Holmes, ayant repris son costume et ses façons ordinaires, était assis dans une chambre d’hôtel. Sa brusque et opportune apparition s’expliquait le plus simplement du monde : les circonstances ne le retenant plus à Londres, il s’était résolu à venir me relever de ma mission ; il savait où elle ne manquerait pas de me conduire ; installé dans un cabaret, sous les vêtements d’un homme du peuple, il avait guetté ma venue.

— Mon cher Watson, me dit-il, quelle enquête serrée que la vôtre ! Je ne vois pas une bévue que vous ayez négligé de commettre. Et le résultat de vos démarches, c’est qu’en définitive vous avez partout donné l’éveil, sans rien découvrir.

— Vous n’auriez peut-être pas fait mieux, répondis-je avec amertume.

— Laissez là vos « peut-être » : j’ai fait mieux. Mais voici l’honorable Philip Green, descendu comme nous dans cet hôtel, et qui, sans doute, nous fournira le point de départ de recherches plus heureuses.

Une carte de visite arrivait sur un plateau : elle précédait de peu le malandrin à grande barbe qui m’avait assailli dans la rue. Cet homme fit un sursaut en me voyant.

— Vous me demandez, monsieur Holmes ? dit-il. J’ai reçu votre mot, et je suis venu. Mais que signifie la présence de ce monsieur ?

— Ce monsieur est mon vieil ami et collaborateur, le docteur Watson. Il nous aide dans l’affaire.

L’étranger me tendit une large main hâlée, en proférant des excuses.

— J’espère que je ne vous ai pas fait de mal ; mais je n’ai pu me contenir quand vous m’avez accusé de brutalité envers elle. Je ne me possède plus ces jours-ci. Mes nerfs sont comme des fils de fer brûlants. C’est qu’il arrive des choses qui me dépassent. Et d’abord, je voudrais savoir, monsieur Holmes, comment diable vous avez soupçonné mon existence ?

— Je suis en rapport avec miss Dobney, la gouvernante de lady Frances.

— La vieille Suzanne Dobney et sa cornette… Je me souviens d’elle.

— Et elle se souvient de vous. Cela date de longtemps, du temps où vous n’aviez pas encore jugé bon de partir pour l’Afrique.

— Ah ! je vois que vous savez mon histoire. Je n’ai rien à vous cacher. Je vous le jure, monsieur Holmes, jamais un homme ici-bas n’aima une femme avec plus de ferveur que j’aimais lady Frances. J’étais une espèce de jeune furieux, mais elle avait la candeur, la pureté même de la neige. Elle ne supportait pas l’ombre d’une grossièreté. Certaines particularités de ma conduite allèrent jusqu’à elle, et, dès lors, elle ne voulut plus me connaître. Cependant, elle m’aimait aussi, chose merveilleuse ! Tellement que, par amour pour moi, elle vécut solitairement toute une vie de sainte. Bien des années se passèrent, j’allai à Barberton et j’y fis fortune. Alors, je crus pouvoir me mettre en quête de Frances. On m’avait dit qu’elle n’était pas mariée. Je pensai l’attendrir. Je la trouvai à Lausanne et fis près d’elle tous les efforts imaginables. Elle allait faiblir peut-être, mais sa volonté l’emporta, et, quand je revins la voir, elle avait quitté la ville. Je retrouvai sa piste à Bade, où l’on m’apprit que sa femme de chambre était à Montpellier. Je suis un homme rude, à peine échappé d’une vie rude, et la façon dont le docteur Watson m’aborda me fit un instant sortir de mes gonds. Au nom du ciel, dites-moi ce qu’est devenue lady Frances !

— Commençons par nous en assurer, dit Holmes, d’un ton grave. Quelle est votre adresse à Londres, monsieur Green ?

— Langham Hôtel.

— Puis-je vous demander d’y revenir, pour qu’à tout événement je vous aie sous la main ? Je ne voudrais pas vous bercer de fausses espérances ; mais ne doutez pas qu’il ne soit fait, pour le salut de lady Frances, tout ce qu’il sera possible de faire. Je ne vous en dis pas davantage. Prenez cette carte, elle vous permettra de rester en communication avec moi. Et maintenant, Watson, si vous voulez bien faire vos malles, je m’en vais câbler à Mrs Hudson pour qu’elle s’apprête à recevoir de son mieux, demain, à sept heures trente-sept, deux voyageurs affamés.

Quand nous arrivâmes dans l’appartement de Baker Street, un télégramme nous y attendait. Holmes, l’ayant lu, jeta une exclamation et me le passa. Il venait de Bade. Je lus : Entaillée ou déchirée.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je.

— Tout, répondit Holmes. Rappelez-vous ma question, apparemment fantaisiste, sur l’oreille gauche de certain missionnaire. Vous n’y avez pas répondu.

— Je n’étais plus à même de me renseigner, j’avais quitté Bade.

— Effectivement. Aussi en avais-je envoyé le double au directeur de l’« Englischer Hof ». Vous voyez sa réponse.

— Qu’est-ce qu’elle prouve ?

— Elle prouve, mon cher Watson, que nous avons affaire à un homme exceptionnellement habile et dangereux. Le révérend docteur Schlessinger, missionnaire du Sud-Amérique, n’est autre que Holy Peters, un des plus fieffés gredins qu’ait produits l’Australie, et nous devons à ce pays encore jeune quelques parfaits modèles du genre. Holy Peters se spécialise dans l’art d’embobiner les dames seules, en jouant de leurs sentiments religieux ; et il trouve une digne auxiliaire dans une Anglaise du nom de Fraser, qui se prétend sa femme. Ce qui m’avait fait penser à lui, c’est la nature de ses manœuvres. Me voilà confirmé dans mes soupçons par un détail physique : il a été cruellement mordu à l’oreille, en 1889, dans une séance de lutte à Adélaïde. La pauvre lady Frances est donc entre les mains d’un couple infernal, qui ne reculera devant aucune extrémité, Watson. Il n’y aurait rien d’invraisemblable à ce qu’elle fût déjà morte. Dans le cas contraire, nul doute qu’on ne la tienne enfermée et qu’on ne l’empêche d’écrire tant à miss Dobney qu’à ses autres amis. Il se peut qu’on ne l’ait pas laissée arriver jusqu’à Londres, ou qu’elle n’ait fait qu’y passer. Mais la première de ces deux hypothèses me paraît improbable, car la police du continent tient trop bien ses registres pour que les étrangers jouent aisément avec elle ; et je ne fais pas un très grand cas de la seconde, car, pour séquestrer quelqu’un, ces misérables ne sauraient trouver une retraite mieux choisie que Londres. Tous mes instincts m’affirment donc qu’elle est à Londres ; cependant, comme nous n’avons, jusqu’ici, aucun moyen d’en dire plus, contentons-nous de prendre les mesures qui s’imposent. Dînons, et armons-nous de patience. Dans la soirée, j’irai faire un tour, et causer, à Scotland Yard, avec mon ami Lestrade.

Mais ni la police officielle ni la petite organisation très efficace d’Holmes ne suffirent à élucider le mystère. Dans cette foule de plusieurs millions d’individus qui constitue la population de Londres, les trois personnes que nous recherchions étaient aussi complètement perdues que si jamais elles n’avaient existé. Nous publiâmes des annonces dans les journaux, sans résultat. Nous suivîmes diverses pistes, qui n’aboutirent point. On fouilla vainement les milieux suspects où pouvait fréquenter Schlessinger. On surveilla ses anciens affiliés, sans arriver à surprendre entre eux et lui aucun rapport. Et, soudain, après une semaine d’attente désespérée, une faible lueur déchira les ténèbres. Un vieux pendant d’oreilles espagnol, en argent et en brillants, avait été engagé chez un prêteur du nom de Bevington, sur la route de Westminster. L’emprunteur était un homme de grande taille, rasé, qui semblait un ecclésiastique. Tout démontrait qu’il avait donné un faux nom et une fausse adresse. On n’avait pas remarqué son oreille ; néanmoins son signalement correspondait bien à celui de Schlessinger.

Trois fois, notre ami, l’homme barbu du « Langham Hôtel », se présenta chez nous, demandant si nous n’avions pas des nouvelles. Au moment de sa troisième visite, nous n’avions connaissance que depuis une heure de l’incident que je viens de rapporter. Déjà ses vêtements devenaient trop larges pour son vaste corps. Il semblait se dessécher.

— Donnez-moi quelque chose à faire ! gémissait-il sans trêve.

Enfin, Holmes put l’obliger.

— Notre homme commence à engager des bijoux. Nous devrions le prendre.

— Est-ce à dire qu’il n’est rien arrivé de fâcheux à lady Frances ?

Holmes hocha gravement la tête.

— S’ils l’ont, jusqu’à présent, gardée prisonnière, ils ne sauraient plus la relâcher que pour se perdre eux-mêmes. Attendons-nous aux pires éventualités.

— Que puis-je faire ?

— Ces gens vous connaissent-ils de vue ?

— Non.

— Il est possible qu’une autre fois le soi-disant Schlessinger aille chez un autre prêteur, et, dans ce cas, tout est à recommencer. Cependant, comme il a obtenu un bon prix et qu’on ne lui a pas posé de questions, il y a des chances pour que, si le besoin d’argent le presse, il revienne chez Bevington. Je vous donnerai un mot pour ce dernier. Il vous permettra d’attendre dans son magasin. Si notre gaillard survient, vous le filerez jusqu’à son domicile. Mais pas d’indiscrétions et, surtout, pas de violences. Je vous demande sur l’honneur de ne prendre aucune initiative en dehors de moi et sans que j’y aie consenti.

L’honorable Philip Green (car c’était, je puis bien le dire, le propre fils de l’amiral qui commandait la flotte de la mer d’Azov durant la guerre de Crimée) resta deux jours sans reparaître. Le soir du troisième jour, nous le vîmes se précipiter dans notre salon. Il était pâle, il tremblait, l’agitation de ses muscles ébranlait toute sa vigoureuse charpente.

— Nous le tenons, nous le tenons ! cria-t-il.

Et comme il se livrait à des discours incohérents, Holmes le ramena au calme en le faisant asseoir dans un fauteuil.

— Maintenant, dit-il, parlez, mais procédez par ordre.

— Elle est venue, il n’y a qu’une heure… car, cette fois-ci, c’était la femme et non pas l’homme… Elle apportait aussi un pendant d’oreilles, le second de la paire. Imaginez une grande personne pâle, avec des yeux de furet…

— Oui, dit Holmes, c’est bien elle.

— Après son départ, je la suivis. Elle remonta Kennington Road, et je lui emboîtai le pas. Elle ne tarda pas à entrer dans un magasin. C’était, monsieur Holmes, le magasin d’un entrepreneur de pompes funèbres.

Holmes tressaillit.

— Eh bien ? demanda-t-il, de cette voix vibrante qui trahissait l’âme de feu cachée derrière son froid et blême visage.

— J’entrai après elle. Je la trouvai causant avec la dame qui se tenait au comptoir. J’entendis qu’elle disait : « C’est déjà bien en retard », ou quelque chose d’analogue. La dame du comptoir s’excusa : « Ce devrait être fini, dit-elle, mais ça été plus long qu’on ne pensait, ça sort de l’ordinaire. » Les deux femmes s’arrêtèrent en me voyant. Alors, je demandai je ne sais quoi, et je quittai la boutique.

— Parfait. Qu’arriva-t-il ensuite ?

— La femme sortit, et je me dérobai sous une porte cochère. Elle se méfiait, je crois, car elle regarda autour d’elle. Puis elle héla un cab, où elle monta. J’eus la veine d’en trouver aussitôt un autre, de sorte que je pus continuer ma poursuite. Elle descendit au no 36 de Pultney Square, à Brixton. Je me fis conduire un peu plus loin, je laissai ma voiture à l’angle du square, et je surveillai la maison.

— Avez-vous vu quelqu’un ?

— Toutes les fenêtres étaient noires, sauf une, à l’étage inférieur. Le store, baissé, m’empêchait de voir. Je demeurai là, me demandant ce que j’allais faire, lorsque arriva un fourgon couvert qui portait deux hommes. Les deux hommes descendirent du fourgon, en retirèrent quelque chose et montèrent les marches de l’entrée. Ce qu’ils portaient, monsieur Holmes, c’était une bière.

— Ah !

— Je fus sur le point de me précipiter derrière eux. La porte venait de s’ouvrir pour les laisser passer avec leur charge. C’était la femme qui l’avait ouverte. Elle m’aperçut. Sans doute me reconnut-elle, car elle recula et referma vivement la porte. Je me rappelai la promesse que je vous avais faite. Et me voici.

— Vous avez excellemment opéré, dit Holmes, en griffonnant quelques mots sur un bout de papier. Mais il s’agit de procéder légalement. Un mandat d’arrêt nous est nécessaire. Le meilleur moyen que vous avez de servir notre cause, c’est de porter ce billet aux autorités pour qu’on nous le délivre. Elles feront peut-être quelques difficultés ; je crois pourtant que la vente des bijoux constitue une présomption suffisante. Lestrade pourvoira aux détails.

— Mais il se peut qu’en attendant on assassine lady Frances. Que veut dire ce cercueil, et pour qui serait-il, sinon pour elle ?

— Je vous répète que tout le possible sera fait, monsieur Green. Nous ne perdrons pas une minute. Remettez vous-en à nous. Et maintenant, Watson, ajouta Holmes au moment où Green s’éloignait, les forces régulières vont se mettre en branle. Nous, les irréguliers, nous allons, comme de coutume, agir selon nos inspirations. La situation me semble désespérée, au point de justifier les mesures les plus extrêmes. Il faut que nous soyons à Pultney Square sans délai.

Et comme notre voiture, ayant passé d’un bon train devant le Palais du Parlement, s’engageait sur le pont de Westminster :

— Tâchons de reconstituer les faits, dit Holmes. Ces chenapans, à force de prévenances hypocrites, ont su amener jusqu’à Londres la malheureuse dame, après l’avoir détachée de sa fidèle chambrière. Ils ont intercepté les lettres qu’elle a pu écrire. Grâce à des complices, ils ont loué une maison garnie. Sitôt installés, ils l’y ont emprisonnée. Puis ils se sont emparé de ses bijoux, ce qui avait toujours été l’objet de leurs manœuvres. Ils ont commencé à les vendre, n’y voyant pas de danger, car ils n’ont aucune raison de croire que personne s’intéresse au sort de la victime. S’ils la relâchaient, bien entendu, elle les dénoncerait. Aussi ne faut-il pas qu’ils la relâchent. Mais ils ne peuvent la garder éternellement sous clef. Reste, comme solution du problème, l’assassinat.

Maintenant, changeons de raisonnement. En suivant deux ordres de pensées bien distincts, Watson, vous trouverez toujours un point d’intersection proche de la vérité. Laissons de côté lady Frances : considérons l’incident du cercueil, et déduisons. Cet incident, je le crains, prouve qu’indubitablement lady Frances est morte. Il prouve aussi qu’on s’apprête à lui faire des obsèques régulières, sous la garantie d’un certificat médical et de toutes les sanctions officielles. Eût-on assassiné la dame, on l’eût enterrée dans un trou de l’arrière-jardin. Mais tout se fait franchement, normalement. Qu’est-ce à dire ? Qu’on lui aura donné la mort de façon à tromper le médecin, en simulant une fin naturelle. Comment ? Peut-être par le poison. Encore semble-t-il bien étrange qu’on ait laissé un médecin l’approcher, à moins que ce ne fût un complice ; mais j’ai peine à le croire.

— N’aurait-on pas forgé un certificat médical ?

— Dangereux, Watson, dangereux. Non, je ne vois pas mes gens s’y risquer. Arrêtez, cocher ! Voici évidemment le magasin de l’entrepreneur de pompes funèbres, car nous venons de dépasser la boutique du prêteur. Voulez-vous entrer, Watson ? Vous avez une mine qui inspire confiance. Demandez à quelle heure doivent se faire les obsèques de Pultney Square.

La dame de la boutique me répondit, sans hésitation, qu’elles auraient lieu à huit heures du matin.

— Vous voyez bien, Watson, pas de mystère. On jette tout par-dessus bord. Incontestablement, on s’est arrangé pour observer les formes légales. On pense n’avoir pas grand’chose à craindre. Eh bien ! je ne vois qu’un moyen d’intervenir : c’est d’attaquer directement, de front. Êtes-vous armé ?

— J’ai ma canne.

— Bah ! nous nous en tirerons. « Celui-là est trois fois armé qui soutient une juste querelle. » Nous ne pouvons nous contenter d’attendre la police, ni nous confiner entre les quatre coins de la loi. Cocher, vous êtes libre. Allons-y à tout événement, Watson, comme nous l’avons déjà fait quelquefois dans le passé.

Holmes venait de sonner très fort à la porte d’une grande maison mal éclairée, au centre de Pultney Square. La porte s’ouvrit aussitôt, la haute silhouette d’une femme se découpa sur la pénombre du vestibule.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle d’un ton brusque, en nous épiant à travers l’obscurité.

— Je désire parler au docteur Schlessinger, dit Holmes.

— Il n’y a ici personne de ce nom, répondit-elle.

Et elle essaya de refermer la porte, mais Holmes retint le battant avec son pied.

— Eh bien, je veux voir l’homme qui habite ici, de quelque nom qu’il se nomme, répliqua-t-il fermement.

La femme hésita, puis rouvrit la porte toute grande.

— Soit, entrez ! dit-elle. Mon mari peut se rencontrer face à face avec n’importe qui.

La porte refermée derrière nous, elle nous fit entrer dans un salon à la gauche du vestibule et remonta le gaz avant de nous quitter.

M. Peters arrive à l’instant, dit-elle.

Effectivement, nous n’avions pas fini de promener le regard sur la pièce où nous nous trouvions, et que se disputaient la poussière et les vers, quand la porte se rouvrit, livrant passage à un homme. Grand et robuste, rasé, chauve, il s’avançait d’une allure légère. Il avait une large figure rouge, des joues molles, et un air de bienveillance superficielle, que démentaient la méchanceté, la cruauté de la bouche.

— Vous faites certainement erreur, messieurs, dit-il, d’une voix onctueuse, habile à toutes les intonations. J’imagine qu’on vous aura donné une fausse adresse. Si vous vouliez voir plus bas dans la rue…

— C’est bien, nous n’avons pas de temps à perdre, interrompit Holmes avec décision. Vous êtes Henry Peters, d’Adélaïde, devenu le docteur Schlessinger, de Bade et du Sud-Amérique. J’en suis sûr, comme je le suis de m’appeler moi-même Sherlock Holmes.

Peters ne put cacher son saisissement. Les yeux cloués sur son redoutable adversaire :

— Votre nom ne me fait pas peur, monsieur Holmes, dit-il froidement. On n’intimide pas un homme qui a la conscience tranquille. Qu’est-ce qui vous amène chez moi ?

— Le désir de savoir ce que vous avez fait de lady Frances Carfax, partie avec vous de Bade ?

— Vous m’obligeriez grandement si vous pouviez me dire où est cette dame, répondit Peters. J’ai là une facture de cent livres qui la concerne, et en retour de laquelle je n’ai à produire que deux pendants d’oreilles en faux brillants, qu’un marchand daignerait à peine regarder. Elle s’est accrochée à Mrs Peters et à moi pendant que nous étions à Bade, — où je reconnais qu’en effet j’avais pris un nom d’emprunt, — et elle ne nous lâcha plus jusqu’à ce que nous fussions à Londres. J’ai réglé sa note d’hôtel et son billet de chemin de fer. Une fois à Londres, elle nous a faussé compagnie, ne me laissant pour tout paiement que ces bijoux passés de mode. Retrouvez-la, monsieur Holmes, je vous en saurai gré.

— J’ai tellement l’intention de la retrouver, dit Holmes, que je m’en vais fouiller cette maison jusqu’à ce que j’y parvienne.

— Où est votre ordre de perquisition ?

Holmes sortit à moitié un revolver de sa poche.

— Provisoirement, ceci m’en tiendra lieu.

— Vous n’êtes qu’un cambrioleur vulgaire.

— Si vous voulez, fit Holmes, gaiement. Mon compagnon est, lui aussi, un dangereux visiteur. Et nous allons ensemble explorer votre domicile.

Peters ouvrit la porte.

— Allez chercher un policeman, Annie ! cria-t-il.

Un frou-frou de jupes courut le long du corridor, la porte du vestibule s’ouvrit et se referma.

— Nos instants sont comptés, dit Holmes. N’essayez pas de nous faire opposition, Peters, il vous en cuirait. Où est le cercueil qu’on a apporté dans cette maison ?

— Que vous importe ? Ce cercueil a déjà reçu son emploi. Il contient un corps.

— J’entends qu’on me montre ce corps.

— Jamais, moi consentant.

— Je me passerai donc de votre consentement.

Écartant l’homme d’un geste rapide, Holmes passa dans le vestibule. Nous avions devant nous la porte de la salle à manger, entr’ouverte. Nous entrâmes. Sur la table reposait le cercueil, éclairé par un candélabre qu’on n’avait allumé qu’à moitié. Holmes, ayant remonté le gaz, souleva le couvercle. Le cercueil était extrêmement profond, et dans sa profondeur gisait une forme émaciée ; un visage vieilli, flétri, apparut sous les lumières. Non certes, il n’était pas possible que les cruautés, ni les privations, ni la maladie, eussent fait de la belle lady Frances une semblable ruine. Holmes laissa voir son étonnement, et aussi son soulagement.

— Grâce à Dieu, murmura-t-il, ce n’est pas elle.

— Pour une fois, vous voilà bien attrapé, monsieur Sherlock Holmes, dit Peters, qui nous avait suivis dans la salle.

— Qui est cette morte ?

— Eh bien, si vous tenez vraiment à le savoir, c’est une ancienne garde-malade de ma femme, une nommée Rose Spender, retrouvée par nous à l’infirmerie de l’Asile de Brixton. Nous l’avons emmenée ici, nous avons mandé près d’elle le docteur Horsom, — 13, Firbank Villa, rappelez-vous cette adresse, monsieur Holmes — nous lui avons donné tous les soins que commande la charité chrétienne. Elle est morte le troisième jour : de vieillesse, dit le certificat médical, mais ce n’est que l’avis du docteur, peut-être en savez-vous davantage. Nous avons chargé des obsèques la maison Stimson et Cie, de Kennington Road ; on doit l’ensevelir demain matin à neuf heures. Voyez-vous la moindre lacune en tout cela, monsieur Holmes ? Avouez donc que vous venez de commettre une grosse gaffe ! Je donnerais quelque chose pour une photographie qui vous montrerait tel que vous étiez tout à l’heure, les yeux ronds, la bouche béante, quand, ayant soulevé le couvercle dans la pensée de voir le visage de lady Frances, vous n’avez aperçu qu’une pauvre nonagénaire !

Holmes demeurait impassible sous les brocards de son antagoniste, mais les contractions de ses mains dénonçaient la vivacité de son ennui.

— Je vais fouiller la maison, dit-il.

Une voix de femme se fit entendre, des pas pesants résonnèrent dans le corridor.

— Est-ce vous ? cria Peters. Nous allons bien voir. Par ici, messieurs de la police, s’il vous plaît. Ces gens ont pénétré de force dans mon domicile, et je ne puis plus m’en débarrasser. Veuillez m’aider à les mettre dehors.

Un sergent et un constable se tenaient sur le pas de la porte. Alors, tirant une carte de son portefeuille :

— Voici mon nom et mon adresse, dit Holmes. Et voici mon ami, le docteur Watson.

— Parbleu, monsieur, nous vous connaissons bien, dit le sergent, mais vous ne pouvez rester ici sans un mandat régulier.

— Je m’en doute.

— Arrêtez-le ! dit Peters.

— Nous savons où retrouver ce gentleman si l’on a besoin de lui, répliqua le sergent avec majesté. Mais il faut que vous vous retiriez, monsieur Holmes.

— C’est vrai, il le faut, Watson, retirons-nous.

L’instant d’après, nous nous retrouvions dans la rue. Holmes aussi calme que jamais, moi tout bouillant de colère et de honte. Le sergent nous avait accompagnés.

— Désolé, monsieur Holmes, mais c’est la loi.

— En effet, sergent, vous ne pouviez faire autre chose.

— Je présume que vous aviez de bonnes raisons pour être là. Si je puis pour vous quoi que ce soit…

— Une dame a disparu, nous avons tout lieu de croire qu’elle est dans cette maison. Le mandat que j’attends ne saurait tarder.

— Alors, monsieur Holmes, je fais bonne garde. S’il y avait du nouveau, je vous préviendrais.

Il n’était encore que onze heures ; tout de suite, nous repartîmes en chasse. Nous nous fîmes d’abord conduire à l’infirmerie de l’Asile de Brixton. Il était vrai que, quelques jours auparavant, un couple charitable avait réclamé et obtenu la permission d’emmener une de ses anciennes servantes tombée en enfance. On ne s’étonna pas qu’elle fût morte.

Nous passâmes ensuite chez le docteur. Mandé auprès de la femme, il l’avait trouvée mourante de vieillesse ; il avait assisté à ses derniers moments et certifié le décès en due forme.

— Je vous assure, dit-il, que tout s’est passé normalement, sans aucune possibilité de supercherie.

Il n’avait rien remarqué de louche dans la maison ; il avait seulement trouvé singulier que des gens de cette condition n’eussent pas de domestique. Ce fut tout ce que nous en tirâmes.

Enfin, nous nous rendîmes à Scotland Yard. La question du mandat soulevait des difficultés de procédure. Un certain retard était inévitable. On ne pouvait avoir la signature du magistrat avant le lendemain matin. Si Holmes voulait revenir vers neuf heures, il irait avec Lestrade voir procéder à l’exécution du mandat. Le jour touchait à sa fin quand, vers minuit, notre ami le sergent vint nous dire qu’il avait vu, par instants, courir des lumières aux fenêtres de la grande maison noire, mais que personne n’était ni entré ni sorti. Nous ne pûmes que nous efforcer de prendre patience en attendant le lendemain.

Holmes était trop agacé pour causer, trop agité pour dormir. Je le laissai, fumant avec énergie, ses épais sourcils bruns noués, ses longs doigts nerveux tapotant le bras de son fauteuil, tandis qu’il poursuivait la solution du problème. Plusieurs fois, au cours de la nuit, je l’entendis déambuler dans son appartement. Enfin, au matin, comme on venait de m’éveiller, il se précipita chez moi. Il était en robe de chambre, mais sa pâleur et ses yeux caves me disaient qu’il n’avait pas dormi de la nuit.

— À quelle heure, les obsèques ? huit heures, n’est-ce pas ? dit-il vivement. Il est sept heures vingt. Juste ciel, Watson ! que devient le peu d’intelligence que Dieu m’a donné ? Vite, mon ami, vite ! Question de vie ou de mort, cent chances de mort contre une de vie. Jamais je ne me pardonnerais si nous arrivions trop tard.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que nous descendions Baker Street à toute vitesse dans un hansom cab ; mais l’horloge marquait déjà sept heures trente-cinq quand nous passâmes devant Big Ben, et huit heures sonnaient au moment où nous enfilions Brixton Road. D’ailleurs, nous n’étions pas seuls en retard. Dix minutes après l’heure fixée, le corbillard attendait encore à la porte de la maison mortuaire et, à l’instant même où notre cheval s’arrêtait, blanc d’écume, le cercueil, porté par trois hommes, apparut sur le seuil. Holmes, s’élançant, barra le chemin.

— Remportez cela ! cria-t-il, en étendant la main devant le premier des trois hommes. Remportez cela, et tout de suite !

— Ah ça ! que diable voulez-vous ? hurla Peters, dont le gros visage, derrière le cercueil, se congestionnait de colère. Où sont vos pouvoirs ?

— Le mandat que vous réclamez est en route, et jusqu’à ce qu’il arrive ce cercueil doit rester dans la maison.

Il y avait une telle autorité dans la voix d’Holmes que les porteurs lui obéirent. Peters était brusquement rentré chez lui. Et comme le cercueil avait repris sa place sur la table :

— Dépêchons-nous, Watson, dépêchons-nous ! cria Holmes. Voici un tournevis. Et vous, l’homme en voici un autre. Un souverain pour vous si le couvercle est enlevé dans une minute. Pas de questions ; travaillez. C’est bien. Encore une vis… encore une… encore… Maintenant, levez… ensemble… Il cède… là… c’est fait !

Unissant nos efforts, nous soulevâmes le couvercle. Et de l’intérieur s’échappa une stupéfiante, une accablante odeur de chloroforme. Le corps qui gisait dans le cercueil avait la tête complètement enveloppée de paquets d’ouate qu’on avait imbibés de ce narcotique. Holmes, les arrachant, découvrit le visage d’une femme encore jeune : un admirable visage, immatériel comme celui d’une statue. Puis il passa un bras sous le buste, qu’il redressa.

— Est-ce fini, Watson ? ou reste-t-il la moindre étincelle de vie ? Dites-moi qu’il n’est pas trop tard !

Qu’il fût trop tard, je le crus bien pendant une demi-heure. Suffoquée, empoisonnée par les vapeurs du chloroforme, lady Frances semblait avoir passé le point d’où on pût la rappeler à elle. Mais enfin, grâce à la respiration artificielle, à des injections d’éther, à l’emploi de tous les moyens que fournit la science, la vie recommença de se manifester par un petit frémissement, par une légère palpitation des paupières. Un cab s’arrêtait au dehors. Holmes, écartant le store, regarda par la fenêtre.

— Voici, dit-il, Lestrade avec son mandat, mais il trouvera les oiseaux envolés. Et voici…

Un bruit de pas pressé se faisait entendre dans le corridor.

— … quelqu’un qui a plus de droits que nous pour donner à lady Frances les soins qu’elle réclame. Bonjour, monsieur Green. Je crois que, plus tôt nous emporterons lady Frances, mieux cela vaudra. En attendant, les obsèques peuvent suivre leur cours, et la pauvre femme qui gît encore au fond de ce cercueil s’en aller au lieu de son dernier repos.

— Si vous enregistrez cette affaire dans vos annales, mon cher Watson, me dit Holmes dans la soirée, que ce soit seulement comme un exemple des défaillances temporaires auxquelles sont exposés les esprits même les mieux équilibrés. Personne n’y échappe ; mais celui-là se montre supérieur aux autres qui sait les reconnaître et les réparer. Peut-être m’accordera-t-on ce mérite. J’ai passé la nuit hanté par cette idée qu’il devait y avoir un indice, un mot étrange, un fait curieux auquel je n’avais pas prêté une attention suffisante. Alors, tout d’un coup, dans le gris du petit matin, un détail me revint à la mémoire : c’était ce qu’avait dit, en présence de Philip Green, la femme de l’entrepreneur de pompes funèbres : « Ça devrait être déjà là, mais il a fallu plus de temps, car ça sort de l’ordinaire. » Elle parlait du cercueil. Il sortait de l’ordinaire. Et cela ne pouvait signifier qu’une chose : à savoir qu’on l’avait fait sur des mesures insolites. Mais pourquoi, pourquoi ? Alors, subitement, je me rappelai la hauteur des côtés et la petite forme humaine perdue tout au fond. Pourquoi un cercueil si grand quand le corps était si petit ? Pour y réserver la place d’un deuxième corps. Un même certificat médical suffirait à la double inhumation. Tout cela m’eût sauté aux yeux si mes yeux ne s’étaient brouillés. On allait enterrer lady Frances à huit heures. Notre seule chance, c’était d’arrêter le cercueil avant qu’il eût quitté la maison.

« Nous aurions bien du bonheur si nous trouvions lady Frances encore vivante. Cependant, il ne nous était pas interdit de l’espérer. Peters et sa compagne n’ont jamais, que je sache, commis un meurtre. Ils pouvaient, au dernier moment, hésiter devant la violence. Ils pouvaient enterrer lady Frances sans qu’elle portât aucune marque où l’on dût reconnaître la cause de sa mort, et cela n’offrait que des avantages au cas où on l’exhumerait. J’espérais que ces considérations prévaudraient dans leur décision. La scène se reconstitue d’elle-même. Vous voyez d’ici l’horrible chambre du haut où ils ont si longtemps séquestré la pauvre femme. Ils se précipitent sur elle, ils l’insensibilisent avec du chloroforme, ils la descendent, la couchent dans le cercueil, versent encore du chloroforme à l’intérieur pour empêcher qu’elle ne se réveille, et referment le couvercle. Idée ingénieuse, Watson, et nouvelle pour moi dans les annales du crime. Si notre ami l’ex-missionnaire échappe, avec sa digne auxiliaire, aux griffes de Lestrade, je prévois que quelques brillants incidents marqueront encore le cours de sa carrière.