La Pêcheuse d’âmes/01-16

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 101-107).

XVI

UNE AME SAUVÉE

Verser le sang toujours et toujours, voilà ta gloire.
ALFIERI.

Deux minutes plus tard, Dragomira sortait de la maison et traversait la cour avec Bassi. Sur la route était arrêtée une petite voiture juive, recouverte d’une bâche de toile ; Juri conduisait. Les deux femmes montèrent sans dire un mot, et le misérable équipage se mit en route.

La tourmente de neige avait tout à fait cessé. Quelques étoiles brillaient au ciel ; cependant il faisait noir ; on n’avançait que lentement et avec précaution. Les roues grinçaient dans la neige ; les chevaux soufflaient.

« Ne concevra-t-il pas de soupçons ? demanda enfin Dragomira.

— Il est tout à fait fasciné, répondit Bassi en raillant, il ne nous échappera pas, et pourquoi se défierait-il ?

— Parce que tu lui as donné rendez-vous bien loin de chez toi.

— Je lui ai dit que c’était à cause de mon mari, et il faut bien qu’il le croie. »

Il était tard lorsque la voiture s’arrêta devant le cabaret et que les deux femmes descendirent. À quelque cent pas de la grand’route se dressait la maison, assez vaste, couverte de chaume et entourée d’une haie élevée. Des chiens aboyaient, devant la porte se balançait tristement l’arbuste desséché qui servait d’enseigne au cabaret. Le terrain avoisinant était plat et désert ; mais à une certaine distance s’élevaient des collines plantées de pins. La juive poussa la porte et fit traverser à Dragomira la grande salle remplie de la fumée du tabac et de l’odeur de l’eau-de-vie ; un vieux juif y disait sa prière. Elle la conduisit dans une jolie chambre propre, où il y avait un lit, une glace pendue à la muraille et un coffre contenant les vêtements envoyés par Sergitsch.

Bassi alluma une bougie et laissa seule Dragomira qui changea rapidement de costume. Elle n’était pas encore prête, qu’elle entendit le pas d’un cheval et bientôt après la voix de Pikturno qui retentissait dans la salle du cabaret. Bassi entra en se glissant par la porte entr’ouverte, et fit un signe à Dragomira en mettant en même temps un doigt sur ses lèvres.

« Il est là, murmura-t-elle, je le conduis dans la chambre voisine ; vous pourrez voir tout ce qui se passera par une petite fente de la porte, mais n’oubliez pas d’éteindre d’abord la bougie. »

Dragomira répondit par un signe de tête, et la juive se retira. Dragomira acheva sa toilette, jeta un regard dans la glace et chargea son revolver.

L’infirmière était devenue une belle et audacieuse amazone.

On entendit des pas dans la chambre à côté, puis la voix du jeune gentilhomme, et de petits rires étouffés. Dragomira éteignit sa bougie, s’approcha de la porte sur la pointe des pieds et appliqua son œil à la fente.

Elle voyait d’un coup d’œil la petite salle presque tout entière. Cette salle avait deux issues, l’une conduisant dans la chambre où elle se trouvait elle-même, l’autre dans la grande salle du cabaret. La fenêtre donnait sur la cour, et avait son épais rideau vert tiré. Au milieu de la paroi que Dragomira voyait en face d’elle, était un vieux divan recouvert d’une étoffe rouge et d’où le crin sortait en différentes places. D’un côté du divan se trouvait une armoire sur laquelle étaient rangés différents flacons de fruits confits ; et de l’autre une commode portant une petite pendule et quelques figurines de porcelaine. Près de la fenêtre, il y avait encore une chaise, c’était tout.

Bassi Rachelles, les mains dans les poches de sa jaquette de fourrure, allait et venait avec un sourire moqueur sur ses lèvres charnues, pendant que Pikturno, à cheval sur la chaise, la regardait d’un air étonné.

« Vous n’allez pas vous figurer au moins que je suis amoureuse de vous, dit la juive. Vous m’avez demandé un rendez-vous ; j’ai bon cœur et je vous l’ai donné, mais cela ne tire pas à conséquence, pas du tout.

— J’aurais cru que vous aviez un peu d’inclination pour moi, balbutia Pikturno avec timidité.

— De l’inclination ? — Bassi s’arrêta devant lui et le regarda effrontément en plein visage. — Pas la moindre !

— Si vous n’aviez que cela à me dire, reprit Pikturno, vous n’aviez vraiment pas besoin de me donner rendez-vous ici ; les occasions ne vous manquaient pas à Kiew.

— Eh ! savez-vous, s’écria Bassi en posant sa main sur sa hanche, dans quelle intention je vous ai fait venir ici ?

— Vous avez des caprices aujourd’hui, à ce qu’il semble, ma chère Bassi, » dit Pikturno.

Il se leva et chercha à la prendre par la taille ; mais elle lui échappa avec l’élasticité d’un serpent.

« Ne me touchez pas ! s’écria-t-elle ; et elle le repoussa.

— Je vois qu’il vaut mieux que je m’en aille.

— Allez-vous-en, essayez. »

Bassi se dirigea vers la fenêtre et lui tourna le dos.

« Bassi ! »

Elle ne bougea pas.

« Êtes-vous fâchée contre moi ? Qu’avez-vous donc ? là, au fond ? »

En ce moment on frappa doucement à la fenêtre. La juive ouvrit rapidement le rideau et frappa aux vitres de la même façon.

« Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Pikturno.

— Rien, répondit Bassi, qui alla au divan et s’assit. Venez près de moi. »

Pikturno obéit volontiers et la séduisante créature lui abandonna maintenant ses mains sans aucune résistance.

« Ce ne sont donc que des caprices ?

— C’est peut-être une ruse.

— Pourquoi faire ?

— Pour vous prendre.

— Moi ? Ne suis-je pas depuis longtemps en votre pouvoir, belle Bassi ?

— Sans doute, dit-elle en raillant, mais il ne suffit pas que l’oiseau arrive dans le filet ; il faut encore fermer ce filet, et c’est ce que je veux faire.

— Comment ? »

Elle le regarda d’une manière étrange, avec une expression de langueur et de ruse tout à la fois. Il recommençait à l’entourer de ses bras ; alors, rapide comme l’éclair, elle tira un lacet de sa large manche, le lui jeta autour du cou et se releva d’un bond.

« Au nom du ciel !… s’écria Pikturno, vous m’étranglez ! »

Au même instant, les complices de la juive, Juri, Tabisch et Dschika, se précipitèrent dans la chambre ; et avant que le malheureux eût compris de quoi il s’agissait, ils l’avaient renversé par terre, lui avaient lié les mains et les jambes, et lui avaient introduit un bâillon dans la bouche.

Pikturno tourna vers Bassi des yeux suppliants ; elle lui répondit par un regard de froid mépris. Il fut enfermé dans un grand sac, puis jeté et solidement attaché sur le dos d’un cheval qui partit d’un trot rapide. Quand le bruit des pas se fut éloigné, Bassi ouvrit la porte.

« Êtes-vous prête, noble demoiselle ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Avez-vous vu comme j’ai bien fait mon affaire ? Faites de même à présent.

— Tu le verras bien.

— Moi, non, reprit Bassi en secouant la tête, je ne peux pas voir de sang. Juri attend avec les chevaux ; il vous montrera la route. »

Dragomira mit rapidement ses gants de cheval et sortit, la cravache sous le bras. Juri s’inclina respectueusement devant elle et baisa le bord de sa robe. Tous deux sautèrent en selle et prirent la direction du bois.

Là, sur une colline dominant tout le pays, les compagnons de la juive attendaient dans un fourré avec leur victime. Ils avaient attaché Pikturno debout à un grand sapin, qui se dressait au milieu d’une petite clairière, et allumé un feu de broutilles autour duquel ils étaient silencieusement étendus.

Quand Dragomira arriva et sauta à bas de son cheval, Pikturno la regarda avec un profond étonnement. Ses traits lui étaient connus, mais son costume le trompait. Elle avait encore de hautes bottes d’hommes, mais elle portait aussi une robe de couleur sombre, une courte jaquette de fourrure et un bonnet de cosaque.

« Sommes-nous ici en sûreté ? demanda-t-elle.

— Tout à fait en sûreté, répondit Tabisch, un vieillard à taille de géant.

— Je dois faire, encore une tentative pour le convertir, dit Dragomira. Mettez-vous en sentinelles. Nous allons lui ôter le bâillon ; il faut que nous soyons en sûreté et qu’on ne l’entende pas dans le cas où il pourrait appeler au secours. Un coup de sifflet nous avertira que tout est en ordre et que nous pouvons nous mettre à l’œuvre. Dschika restera avec moi. »

Les hommes s’éloignèrent. Dragomira s’était assise sur un tronc d’arbre abattu et Dschika attisait le feu. Elle était habillée en paysanne, avait de grosses bottes d’homme, une robe brune qui lui tombait à peine aux chevilles et une courte casaque en peau de mouton ; autour de ses cheveux roux était enroulé un mouchoir jaune à fleurs ; sa taille de moyenne grandeur donnait à la fois l’idée de la force et de l’agilité ; son visage hâlé, aux traits massifs et sévères, avait autour de la bouche charnue une expression de fierté et de dédain.

Au bout de quelques instants, on entendit les coups de sifflet.

« Nous pouvons commencer, dit Dschika avec un sourire diabolique.

— Ôte-lui le bâillon, ordonna Dragomira.

— Que signifie cette comédie ? demanda Pikturno, une bien mauvaise farce ! Je me croyais d’abord tombé dans les mains de brigands, mais maintenant, je vous reconnais, j’ai bu avec vous dans le cabaret rouge.

— Parfaitement.

— Qu’est-ce que ces vêtements ? Est-ce l’autre fois que vous étiez déguisée, ou bien est-ce maintenant ?

— Je suis une jeune fille.

— Alors, pourquoi cette froide plaisanterie ? Nous allons tous ensemble attraper un bon rhume de cerveau.

— Il ne s’agit pas de plaisanterie, reprit Dragomira, s’avançant devant lui ; vous êtes dans les mains d’hommes compatissants qui veulent servir Dieu et sauver votre âme en consacrant à la mort ce qu’il y a de terrestre en vous.

— Êtes-vous folle ?

— Vous allez mourir, continua Dragomira, personne ne peut vous arracher à nous ; nous tenons solidement notre victime. Mais vous avez encore la ressource de vous repentir de vos péchés et de mourir volontairement.

— Volontairement ? Mais non ; j’aime la vie, s’écria Pikturno, allez vous promener avec votre extravagante philosophie ; détachez-moi, ou j’appelle au secours.

— Personne ne vous entendra.

— Au secours ! Au secours ! cria Pikturno. »

Sa voix se perdait peu à peu dans la nuit.

« Allons, décidez-vous, dit Dragomira en braquant sur lui son revolver.

— Je ne veux pas, je ne veux pas mourir ! disait le malheureux en gémissant et en cherchant à briser les cordes qui le retenaient.

— Confessez-vous.

— Je ne veux pas.

— Priez.

— Non, non !

— Alors, je vous sacrifie au nom de Dieu Père, Fils et Saint-Esprit. Amen. »

Dragomira visa et fit feu. La balle se logea dans le bras droit. Le sang se mit à couler lentement sur la neige.

« Repentez-vous de vos péchés, il est encore temps.

— Au secours ! au secours ! »

La deuxième balle entra dans l’épaule gauche, Pikturno essaya de se mettre à genoux.

« Grâce ! disait-il en gémissant, pitié !

— C’est en Dieu qu’est la pitié, » reprit Dragomira tranquillement.

Et elle continua à tirer sur Pikturno avec autant de sang-froid que si elle eût visé un but. Un troisième coup le frappa à la cuisse ; un quatrième au ventre ; la dernière balle lui entra dans la poitrine.

« Achevez-moi, disait-il d’une voix suppliante, tuez-moi.

— Priez. »

Le malheureux fit une courte prière. Il y eut un éclair suivi d’une détonation, sa tête s’inclina sur sa poitrine, il était mort.

Dschika appuya son oreille contre le cœur de Pikturno. « Il ne vit plus », murmura-t-elle. Puis elle introduisit un doigt dans sa bouche et poussa un sifflement aigu pour rappeler les hommes. Pendant qu’ils creusaient une fosse sous le sapin, Dragomira sauta sur son cheval et reprit la route de Kiew.

Elle dormit le lendemain jusqu’à midi, et elle était assise devant sa table de toilette, occupée à se coiffer, lorsque le commissaire de police Bedrosseff, qu’il fut impossible d’arrêter, se précipita dans la chambre.

« Savez-vous, s’écria-t-il, l’aventure mystérieuse qui tient toute la ville en agitation ?

— Non.

— Un jeune gentilhomme, Pikturno, a disparu depuis hier, il a été probablement assassiné. Il doit avoir eu une intrigue avec la juive du cabaret Rouge ; aussi ai-je fait faire une visite domiciliaire chez cette femme ; malheureusement elle n’a donné aucun résultat.

— Naturellement.

— Comment ? savez-vous quelque chose ?

— Ne vous disais-je pas que vous devriez me prendre pour agent ?

— Avez-vous découvert quelque chose qui puisse nous mettre sur la piste ?

— Je vous donnerai seulement le conseil, cher monsieur Bedrosseff, de ne pas chercher cette piste, car il y a de hauts et puissants personnages mêlés à l’affaire.

— Vraiment ?

— Il s’agit d’un duel à l’américaine.

— Avec qui ?

— On prétend que c’est avec le comte Soltyk. Pikturno a tiré au sort la balle noire, et il est parti pour l’étranger afin de se brûler la cervelle.

— Dans ce cas, ce qu’il y a de mieux, c’est de ne pas pousser l’affaire plus loin. »