La Pêcheuse d’âmes/01-22

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 142-147).

XXII

LE REGARD DU TIGRE

Il est un désert sans bornes, désolé, nu, sans source, sans rose ; seule, la Pyramide s’y dresse comme un dieu, mais il est solitaire, morne, gris et sans vie.
ANASTASIUS GRÜN.

Le comte Soltyk revenait du théâtre. Anitta avait assisté à l’Opéra avec sa mère, dans la loge qui était en face de lui. Il avait rendu visite à ces dames pendant l’entr’acte et les avait aidées à monter en voiture après la représentation. Puis il avait renvoyé son cocher et marchait à pied au milieu de la foule qui sortait du théâtre et se répandait dans différentes directions. Il était agité, inquiet ; il éprouvait le besoin de se fatiguer et de s’exposer au froid pour se calmer. Quand il fut arrivé près de son palais, il rebroussa chemin et prit une rue de côté par où il descendit dans le quartier sombre et resserré situé le long du fleuve.

Il se trouva bientôt dans un fouillis de maisons étroites où il lui devint impossible de s’orienter, et il erra à tout hasard dans ce dédale de ruelles obscures éclairées seulement par quelques misérables lanternes. Il pressentait qu’il allait lui arriver une aventure ; peut-être la cherchait-il ; en tout cas, cet homme aux muscles et aux nerfs d’acier n’avait pas la moindre peur. Du reste, l’aventure ne se fit pas attendre longtemps.

Le silence de la nuit fut tout à coup interrompu par des jurons étouffés et de grossiers éclats de rire que dominait une sonore et fière voix de femme. Le comte se dirigea rapidement du côté du bruit. À la lueur tremblante d’une lanterne brisée, il vit dans un angle de la rue une femme de haute taille, entourée d’une bande de jeunes gens contre qui elle se défendait courageusement par ses paroles et par son attitude.

Au moment où Soltyk précipitait ses pas pour porter secours à la femme attaquée, celle-ci, d’un coup violent, étendit par terre un de ses agresseurs ; et, pendant que les autres reculaient effrayés, elle dirigea sur eux un revolver.

« Celui qui approche, je le tue comme un chien, » cria-t-elle d’une voix qui ne laissait rien à désirer en fait d’énergie.

Soltyk continua néanmoins à s’avancer vers elle et ôta son chapeau.

« Permettez-moi, mademoiselle, de vous offrir mes services. Vous avez besoin de secours à ce qu’il semble.

— J’ai appris à me défendre moi-même, répondit-elle, pendant que ses grands yeux qui brillaient à travers son voile s’attachaient sur le comte avec un intérêt particulier. Toutefois j’accepte volontiers votre assistance. Donnez-moi le bras. »

Cependant l’homme qui avait été renversé s’était relevé, et ses camarades revenaient à la charge contre la jeune femme et le comte.

« Voilà pourquoi elle faisait la bégueule, cria l’un de la bande, il paraît que notre cœur est déjà donné !

— Ou que le chevalier que nous avons trouvé tout à coup nous plaît mieux ! ajouta un autre.

— Au moins nous aurons là quelqu’un qui pourra nous rendre des comptes, s’écria un troisième.

— Vous rendre des comptes ? s’écria Soltyk, vous êtes bien heureux qu’on ne vous en demande pas. Au large, ou gare à mon poing !

— Allons-y ! »

Le comte n’attendit pas un deuxième défi ; il brandit sa canne, et après une mêlée de quelques instants, la route fut dégagée. Un des assaillants se blottissait dans la neige ; un autre, dont le front saignait, s’appuyait à la maison. Les autres s’étaient enfuis épouvantés.

Soltyk offrit son bras à l’inconnue, et l’accompagna dans la direction qu’elle lui indiqua. Cette personne de haute taille, qui marchait à côté de lui avec une majesté pleine d’aisance, lui faisait une impression particulière, qui le surprenait et le charmait à la fois. Jamais, jusqu’à présent, il n’avait vu une femme réunir tant de véritable dignité, tant d’indépendance, tant d’assurance. De temps en temps il jetait un furtif et rapide regard sur son profil élégant et sur la riche chevelure blonde qui, de son petit bonnet d’astrakan, tombait jusque sur ses épaules.

À un moment, le regard calme de la jeune femme rencontra le sien ; il éprouva une sensation tout à fait nouvelle pour lui ; pour la première fois, une femme ne faisait naître en lui ni idée de passion, ni idée de plaisir ; il lui semblait que c’était une compagne qu’il avait tout à coup rencontrée dans la tempête de la vie et dont il ne voulait plus se séparer.

À un coin de rue, l’étrangère s’arrêta, quitta le bras du comte, et lui tendit la main en le remerciant.

« N’avez-vous pas besoin de moi ? demanda le comte d’un ton discret, pendant que ses yeux priaient avec éloquence.

— Je demeure tout près d’ici ; je n’ai plus que quelques pas à faire ; je puis m’en aller seule.

— Du moment que vous l’ordonnez, je n’ai qu’à me séparer de vous, répondit Soltyk ; je vous avoue pourtant que je suis consterné à l’idée de ne plus vous revoir.

— Vous me reverrez.

— Puis-je vous demander ?…

— Non, non, dit l’étrangère d’une voix nette et décidée, pour aujourd’hui contentez-vous de savoir que je suis une jeune fille d’honnête famille, qui, revenant de visiter une amie malade, a été attaquée par une bande de rôdeurs de nuit, et qui n’est pas indigne de votre protection, comte Soltyk.

— Vous me connaissez ?

— Oui, que cela vous suffise. Vous entendrez bientôt parler de moi. Au revoir. »

Soltyk ôta son chapeau, et elle disparut après lui avoir adressé un salut d’une distinction suprême. Il regarda du côté où elle était partie et se frappa le front.

Étais-je donc aveugle ? murmura-t-il, c’est elle, ce ne peut être qu’elle, l’étrange et audacieuse jeune fille dont Sessawine nous a parlé. Des femmes de ce genre ne sont pas nombreuses ; c’est la première que j’aie rencontrée. Est-ce pour mon bonheur ou pour mon malheur ? »

Il revint lentement chez lui et resta longtemps assis dans sa chambre à coucher, auprès de son feu qui s’éteignait peu à peu, et plongé dans d’étranges rêveries.

Le lendemain matin, il s’éveilla avec la pensée qu’il allait la revoir, et cette pensée l’accompagna au manège, au club, au dîner, et dans l’après-midi chez Oginski.

Quand il entra dans le salon, Dragomira y était.

La maîtresse de la maison les présenta l’un à l’autre, mais c’était précisément à ce moment du jour que les Polonais appellent l’heure grise, et où l’on aime à se trouver réunis et à causer sans lumière. Dans le petit salon régnait un crépuscule argenté ; les lourds et sombres rideaux augmentaient encore l’obscurité. Le comte s’efforçait, mais en vain, de pénétrer avec ses yeux d’aigle le voile qui enveloppait Dragomira tout en laissant deviner de charmantes choses. Dragomira, d’ailleurs, était assise à côté d’Anitta, à une certaine distance de lui. Il ne parvint à distinguer que les contours de sa personne ; mais en revanche, il entendait, de temps en temps, sa belle voix fière et musicale, et il l’écoutait comme dans un rêve. Il lui semblait retrouver le vague souvenir d’un ancien conte du temps de son enfance. Avait-il déjà entendu cette voix ou était-il le jouet d’un illusion ?

Il respira quand le vieux valet de chambre entra doucement et posa la grande lampe sur la table. Le comte voyait maintenant parfaitement la belle jeune fille.

Dragomira avait une robe de velours noir sans ornement et garnie de dentelles blanches au bout des manches et autour du cou. Sa chevelure d’or, aux souples ondulations, simplement partagée par devant, était rassemblée par derrière en un gros nœud. La distinction paisible et la noble simplicité de cette toilette rendaient encore plus attrayante la tête déjà si remarquable de cette étrange jeune fille. Elle causait avec Anitta, et on la voyait presque de dos. Une seule fois, elle tourna lentement la tête vers le comte et le regarda de ses grands yeux bleus interrogateurs.

Le jésuite observait avec une inquiétude croissante l’effet que l’étrangère produisait sur Soltyk, et il vit avec contrariété le comte saisir la première occasion de s’approcher d’elle.

« Vous avez tenu parole, dit-il à voix basse.

— Je profite de votre présence, monsieur le comte, pour vous remercier de nouveau, répondit Dragomira, et elle lui tendit la main.

— Oh ! combien je suis heureux de vous revoir ! » murmura Soltyk.

Le P. Glinski s’approcha.

« Écoutez, cher comte, dit-il, une épouvantable histoire qui est vraie et que je viens d’apprendre. Cet atroce événement s’est passé dans le pays de Kamieniec Podolski. On a trouvé là, dans un bois, une jeune femme à moitié carbonisée sur les restes d’un bûcher.

— Oh ! c’est affreux ! Et qui est-ce qui a commis cette horreur ? s’écria-t-on de tous côtés.

— On soupçonne ces gens qu’on appelle les « dispensateurs du ciel » ou « paradisiaques » d’y avoir mis la main.

— Cette abominable secte ? murmura Sessawine.

— Que savez-vous des doctrines et du culte de ces modernes assassins ? demanda Mme Oginska.

— Peu de choses, mais un peu plus peut-être qu’on n’en sait d’habitude, dit le jésuite.

— Oh ! racontez-le donc, dit Anitta.

— Racontez tout ce que vous savez, tout ! s’écria Henryka.

— Ce n’est pas beaucoup, comme je vous l’ai dit. Cette secte, mieux que toute autre, s’entend à envelopper des ténèbres du mystère les horreurs qu’elle commet au nom d’un Dieu qui n’a aucun rapport ni avec elle ni avec les misérables qui la composent. Jamais jusqu’à présent la police, malgré sa vigilance, n’est parvenue à livrer aux tribunaux un seul membre de cette association sanguinaire.

— Peut-être tout cela n’est-il qu’un conte, dit Soltyk.

— Non, on ne peut pas douter de l’existence de ces malfaiteurs ; tous les jours on en a des preuves, reprit le P. Glinski ; leurs articles de foi et leurs actes font penser aux étrangleurs de l’Inde. Comme ceux-ci, ils voient dans l’existence une expiation, un supplice qui nous est infligé pour nos péchés antérieurs, et ils croient que ceux-là seuls vont à Dieu et obtiennent la félicité éternelle qui terminent cette existence par une mort accompagnée de souffrances. Ceux qui subissent volontairement des pénitences cruelles et qui dans leur exaltation se soumettent aux tortures sans nom du martyre s’acquièrent des mérites particuliers. Cependant les âmes sauvées de cette façon ne suffisent pas aux dispensateurs du ciel. Il est une œuvre particulièrement méritoire à leurs yeux : c’est de s’emparer soit par ruse, soit par force, de ceux qui ne se laissent pas convertir à leur exécrable doctrine, et de les livrer au couteau de leurs prêtres ; sinon, ils leur donnent la mort là où ils en trouvent l’occasion. Aussi les dispensateurs du ciel font-ils une chasse perpétuelle aux âmes, pour avoir de nouvelles victimes. Dès qu’ils en ont pris une, ils l’entraînent dans une de leurs tanières cachées, et là, ils lui infligent une pénitence et des souffrances variées selon la mesure de ses péchés. Enfin arrive le jour où la victime est immolée solennellement par le prêtre, devant l’autel, en présence du crucifix.

— Tout cela semble incroyable, dit Sessawine.

— Soyez sûr que je m’en tiens à la stricte vérité, répondit le jésuite, et ce n’est pas tout, j’ai bien plus étrange que cela à vous raconter. De même que dans la plupart des sectes russes, la femme, chez les dispensateurs du ciel, est considérée comme un être plus pur, plus haut, meilleur que l’homme, et elle joue le principal rôle. Il y a trois types de femmes dans cette secte, la Pénitente, qui cherche à regagner le ciel par le renoncement et les souffrances volontaires ; la Pêcheuse d’âmes, qui attire les victimes dans le filet, et la Sacrificatrice, qui se consacre au culte sanglant et qui immole au nom de Dieu ceux qui ont été voués à la mort. De ces trois espèces de femmes, la Pêcheuse d’âmes est la plus intéressante et la plus dangereuse ; car elle vit au milieu de nous sans que nous nous doutions de sa mission, attendu que son ténébreux fanatisme se cache sous le masque d’une élégante dame du monde. »

À ces dernières paroles, Anitta, cédant à un mouvement instinctif de peur, regarda involontairement Dragomira. Celle-ci, qui jusqu’alors était restée calme et n’avait nullement paru s’intéresser à ce qui se disait, leva lentement ses grands yeux bleus et dirigea sur le P. Glinski un regard qui fit frissonner Anitta. C’était le regard froid et sanguinaire d’un tigre.

Personne ne l’avait remarqué, personne excepté Anitta. Dragomira reprit alors son visage indifférent, impassible, où l’on cherchait en vain à lire ; mais Anitta ne pouvait plus oublier cet unique regard, et, sans être en état de se rendre compte de son impression, elle pensa à Zésim avec une angoisse profonde et un douloureux pressentiment.