La Pêcheuse d’âmes/01-26

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Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 166-171).

XXVI

SOUS LE MASQUE

On peut déraisonner sur un point et être sage pour tout le reste.
WIELAND

Quelques instants après, une sultane, habillée avec toute la magnificence de l’Orient, entrait dans la salle.

Grande et d’une taille élancée, elle s’avançait avec dignité. Elle était chaussée de babouches de velours rouge brodées d’or, et avait un large pantalon et une jupe courte de satin jaune sur laquelle tombait un long caftan de soie bleu-clair, brodé d’argent et garni d’hermine. Ce caftan laissait voir une veste ouverte de velours rouge ; la poitrine couverte de colliers de corail, de perles et de sequins apparaissait à travers une gaze d’argent. La tête fière de la sultane était couronnée d’un petit turban tout garni de pierreries. Au lieu de masque elle avait un voile épais de harem, au travers duquel on ne pouvait distinguer que de grands yeux bleus et froids, au regard dominateur.

Une troupe de messieurs s’était attachée aux pas de la nouvelle arrivée. Plus d’un se risqua à lui chuchoter à l’oreille quelque compliment ; mais elle semblait insensible à toutes les tentatives que l’on faisait pour attirer son attention.

Elle promena longtemps ses regards pénétrants par toute la salle, jusqu’à ce qu’elle eût découvert celui qu’elle cherchait. Il venait d’aller au buffet, sans intention, comme un automate inconscient que fait marcher un mouvement d’horlogerie. Les domestiques lui offraient divers rafraîchissements ; il secouait la tête et était sur le point de s’en aller, lorsque la sultane entra et lui posa sa petite main sur l’épaule.

« Je te salue, Zésim Jadewski, dit-elle, pourquoi donc baisses-tu ainsi la tête, aujourd’hui ?

— Je n’ai guère de motifs d’être joyeux.

— Il y a bien des moyens de chasser les soucis, en voici justement un des meilleurs. »

La belle sultane prit un verre de vin sur le buffet, y trempa ses lèvres et le présenta à Zésim.

— Que me donnes-tu ? Un doux poison, un philtre ?

— J’arriverais trop tard.

— À ta santé ! »

Zésim vida le verre.

« Maintenant, un deuxième moyen.

— Lequel ?

— Fais-moi la cour.

— Je n’en aurais pas le talent.

— Parce que tu aimes ?

— Peut-être.

— Il y a ici deux dames à qui tu as donné ton cœur. À laquelle appartient-il maintenant ?

— Tu me questionnes comme un inquisiteur. »

La sultane se mit à rire, tout doucement, mais ce rire argentin suffit à la trahir.

« Maintenant je te connais. »

Elle rit de nouveau.

« Tu es Dragomira. »

Une petite main saisit rapidement la sienne et un souffle doux et tiède effleura sa joue.

« Ne me trahis pas ; on nous observe ; le comte Soltyk est là ; je veux lui parler et lui faire peur. »

En effet, le comte se tenait à l’entrée, et ses yeux sombres, pleins d’une flamme diabolique, étaient arrêtés sur la belle personne, qui murmurait coquettement à l’oreille de Zésim. L’envie et la jalousie bouleversaient le cœur de Soltyk et faisaient bouillonner son sang indomptable. En même temps, d’autres yeux se dirigeaient sur le couple occupé à chuchoter, mais ceux-là étaient timides, tristes et pleins d’angoisse. C’était Anitta qui avait aussi reconnu Dragomira et qui tremblait pour son bien-aimé.

La sultane avait déjà congédié Zésim et se préparait à aller trouver Soltyk, lorsque le jésuite la prévint et entraîna rapidement le comte avec lui.

« Qu’avez-vous ? demanda Soltyk.

— Il faut que je vous avertisse, lui dit tout bas le P. Glinski ; la sultane est Mlle Maloutine. Avez-vous vu comme elle échangeait avec ce jeune officier des poignées de main et des paroles tout à fait tendres ?

— Après, après ?

— Vous êtes au moment de tomber dans les filets d’une coquette.

— Cette fois votre connaissance des hommes fait fausse route, reprit le comte d’un ton railleur, elle est au contraire froide comme glace.

— Mais je sais que Jadewski va chez elle.

— Sessawine aussi.

— Et elle se joue de tout le monde.

— Tant mieux.

— Il n’y a pas moyen de vous sauver, je le vois.

— Si les abîmes de l’enfer étaient aussi beaux que cette Dragomira, cher Père, le ciel resterait vide et vous-même finiriez par rendre votre âme au diable. »

Soltyk le quitta en riant et se mit aussitôt à la recherche de la sultane qui avait brusquement disparu dans le tourbillon des masques. Il la trouva à l’entrée de la petite salle qui figurait l’Asie. Elle semblait l’attendre.

« C’est ici ton empire, dit-il en s’inclinant devant elle ; ton esclave peut-il entrer avec toi ? »

Il releva la portière et la suivit dans le petit salon décoré avec toute la somptuosité de l’Orient.

Des tentures persanes d’une rare magnificence, brodées d’or et d’argent, tombaient en plis larges et lourds et figuraient les parois, le plafond, les fenêtres et les portes d’un pavillon dont le sommet était formé par un croissant d’or constellé de pierreries. Le sol de cette mystérieuse retraite était couvert d’un tissu de l’Inde, blanc et souple comme du duvet ; le pied s’y enfonçait comme dans la neige nouvellement tombée. Une seule lampe, à globe rouge, étaient suspendue au plafond comme un rubis lumineux d’une grosseur fabuleuse. Çà et là étaient des coussins qui invitaient au repos, à la rêverie, à l’amour. Un parfum étrange et subtil embaumait l’air et troublait les sens comme une caresse.

Dragomira s’assit sur le divan placé au milieu du pavillon aux couleurs chatoyantes. Elle était sur une peau de panthère, et ses pieds reposaient sur la tête majestueuse d’un tigre.

Le comte restait debout devant elle, dans toute l’ardente extase de la passion.

« Vous m’avez attendu ? dit-il enfin.

— Oui.

— Vous savez que j’ai quelque chose à vous dire ?

— Oui.

— Et vous êtes disposée à m’entendre ?

— Oui.

— Je vous remercie. Vous me rendez le courage qui commençait à me manquer.

— Il faut donc du courage pour causer avec une jeune fille ?

— Avec vous, oui, Dragomira.

— Dragomira ? moi ? vous vous trompez.

— Comment ! me tromper ? interrompit le comte Soltyk ; qui pourrait jamais vous avoir vue et ne pas vous reconnaître entre mille ? Qui pourrait avoir vu le regard de vos yeux et l’oublier ? Qui pourrait ne pas le découvrir, même sous le masque ? Oui, c’est vous, Dragomira, vous, avec toute votre puissance, votre froideur, votre cruauté !

— Moi, cruelle ? parce que je ne vous crois pas ? Je ne suis pas cruelle ; je suis un peu prudente, voilà tout.

— Qu’avez-vous contre moi ?

— Rien.

— En ce moment, vous ne dites pas la vérité.

— Si ; je ne puis pas dire que quoi que soit me déplaise en vous.

— Oui, mais vous vous défiez de moi ? »

Un léger sourire fut la réponse de Dragomira.

« Et pourquoi vous défiez-vous de moi ?

— Ah ! l’innocent ! Avez-vous oublié ce que vous avez fait ? La liste des péchés de Don Juan à côté de la vôtre est la confession d’un écolier. »

Soltyk sourit.

« Je connais ma réputation, dit-il, mais je vous donne ma parole d’honneur que la renommée a bien exagéré.

— Bien ; mais en ôtant ce qu’il y a de trop, dit Dragomira, je crois qu’il en reste encore assez pour rendre votre canonisation invraisemblable.

— Je ne suis pas un saint ; je n’ai jamais prétendu à cette gloire.

— Mais faut-il être le contraire ?

— Que suis-je donc ?

— Un scélérat, répondit Dragomira. Vous aimez Anitta et vous me faites la cour.

— On veut me marier avec Mlle Oginska, voilà tout.

— Tactique de jésuite. On veut unir deux familles puissantes et faire de vous un instrument politique.

— Vous pouvez bien avoir raison, murmura Soltyk, surpris au plus haut point de cette remarque, mais je ne suis pas bon à faire un instrument.

— Alors vous n’aimez pas Anitta ?

— Non. »

Le comte était encore debout devant Dragomira ; il s’assit alors sur un divan, auprès d’elle, de façon à avoir un genou en terre, et il lui saisit les mains en lui disant :

« Je vous aime ! »

Dragomira rit de nouveau.

« Vous pouvez rire, je vous aime pourtant, et je vous jure que vous êtes la première que j’aime. Jusqu’à présent je n’ai connu que des fantaisies passagères, parfois un court enivrement, mais mon cœur était libre, et surtout ma tête. Ce que j’éprouve en face de vous, je le ressens pour la première fois. Je ne suis pas exalté, je ne suis pas amoureux, je ne suis pas du tout ivre de votre beauté. J’ai le sentiment que vous avez été créée pour moi, que votre âme est de la même essence que la mienne, que la vie sans vous n’a aucune valeur, et que la vie à côté de vous serait le paradis. Si ce n’est pas là de l’amour qu’est-ce donc ? »

Pendant qu’il parlait, les yeux de Dragomira s’attachaient sur son beau et mâle visage.

« Pauvre comte ! dit-elle en relevant lentement la manche de son caftan, mais, en vérité, je commence à croire que vous m’aimez.

— Et vous me plaignez, s’écria Soltyk avec animation, parce que vous ne pouvez pas répondre à cet amour.

— Je ne vous aime pas…

— Parce qu’un autre possède votre cœur.

— Quelle impatience ! ne m’interrompez donc pas.

— Alors, je vous demande en grâce…

— Je ne vous aime pas, mais mon cœur est encore libre ; essayez de le conquérir. De tous ceux qui y prétendent vous êtes le seul qui ne me déplaise pas. »

Elle avait détaché une petite chaîne d’or qui entourait son beau bras et elle jouait avec.

« Vous me permettez donc d’espérer ?

— Oui.

— Oh ! que je suis heureux ! »

Le comte avait saisi ses mains et les couvrait de baisers. Elle le laissa faire pendant quelque temps, puis elle retira une de ses mains et lui passa la petite chaîne autour du bras.

« Que faites-vous ? Voulez-vous faire de moi votre chevalier ?

— Non, mon esclave. Vous voyez bien que je vous mets à la chaîne. »

Cependant un domino rose s’était approché de Zésim.

« Quoi ! seul ? lui dit-il ; où est l’enchanteresse qui t’a mis dans ses fers ?

— De qui parles-tu ? Je suis encore libre, répliqua Zésim.

— N’essaye pas de me tromper, tu n’y réussirais pas, continua le domino ; il n’y a déjà pas si longtemps, tu as juré à une autre que tu l’aimais. L’aurais-tu si vite oubliée, si un nouvel astre ne s’était pas levé sur ta vie ?

— Qui es-tu ?… Zésim parcourut du regard cette taille élancée, saisit les mains de l’inconnue, qui tressaillit, et les retint fortement en cherchant à lire dans ses yeux sombres.

— Non, ce n’est pas possible, murmura-t-il enfin ; je me suis trompé.

— Lâche-moi, dit le domino en suppliant.

— Pas encore ; j’ai une autre question à t’adresser.

— Eh bien ?

— Qui t’a envoyée ?

— Personne.

— Alors, dans quelle intention viens-tu ?

— Pour t’avertir. Un danger te menace.

— Un danger ?… De la part de qui ?

— De la part de celle que tu aimes.

— Si tu veux que je te croie, dit Zésim ému, dis m’en davantage, dis-moi tout ce que tu sais. »

Les yeux sombres se reposèrent un instant sur lui avec une expression presque douloureuse.

« Soit, mais ce n’est pas ici le lieu. Tu entendras bientôt parler de moi. »

Les mains tremblantes se dégagèrent d’un mouvement énergique, et le domino à la taille élancée comme celle d’une jeune fille disparut rapidement au milieu du tourbillon de la fête.