La Pêcheuse d’âmes/02-03

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 186-192).

III

CARTES VIVANTES

L’araignée tissa une toile pour prendre le cœur des hommes.
SHAKESPEARE,
le Marchand de Venise.

« Tu comprends bien, dit un matin Mme Oginska à son mari, pendant qu’ils prenaient leur café, que nous devons donner la revanche à Soltyk. »

Du moment que sa femme le désirait, Oginski éprouva aussitôt le même sentiment qu’elle.

« Tu penses, ma chère, que nous aussi nous devons donner une fête ?

— Oui certainement.

— Mais comment pourrons-nous jamais rivaliser de magnificence avec Soltyk ?

— C’est sans doute fort difficile, répondit Mme Oginska ; voilà pourquoi il faut imaginer quelque chose de tout-à-fait original. C’est ton affaire.

— Quelque chose d’original, oui ; mais comment trouver ce quelque chose d’original ? Je n’ai pas la tête inventive qu’il faudrait en cette occasion.

— Consulte les livres de ta bibliothèque ; ce sera une occasion de les épousseter. »

Oginski soupira, alluma sa pipe et se rendit dans sa bibliothèque.

Dans les ouvrages qu’il feuilleta, il ne trouva rien, il est vrai ; mais il lui vint une bonne idée, là, au milieu de ces hautes armoires. Il se souvint d’un vieil ami de collège qui avait eu la malheureuse fantaisie de devenir poète, et qui, à moitié mourant de faim, demeurait dans un galetas de la vieille ville, en compagnie d’un grand corbeau et de deux chats. Le vieux monsieur apparut triomphant devant sa femme et sa fille et s’écria :

« J’ai mon affaire !

— Quoi donc ? Fais-nous en part, que nous l’examinions.

— Non, non ; ce n’est qu’une idée qui n’est pas encore mûre. Je vais sortir et ruminer la chose. »

Il s’habilla et alla dans la ville. Il prit d’abord la précaution d’entrer chez un restaurateur français, à qui il commanda de porter au poète un grand pâté et une demi-douzaine de bouteilles de bon bordeaux. Puis il arriva lui-même, embrassa affectueusement son ancien compagnon d’études et lui présenta sa requête. Le poète avait déjà entamé le pâté et débouché une bouteille dont il avait bu la moitié ; aussi était-il de bonne humeur. Semblable à la prêtresse, à qui l’on allait demander des oracles, il s’enveloppa d’un nuage de fumée, qu’il tira de son chibouk et se posa un doigt sur le nez.

Il réfléchit à peine quelques minutes, et ce fut une vraie pluie de fantaisies de toute espèce, abondantes comme les fleurs au printemps, grandioses, baroques et sentimentales.

Oginski avait de la peine à aller assez vite pour tout noter sur son calepin. Après une nouvelle embrassade et deux baisers retentissants sur les deux joues, Oginski pleinement satisfait quitta la petite chambre. Un quart d’heure plus tard il entrait tout fier chez sa femme.

« Eh bien ! c’est fait ?

— Non, pas encore.

— Tu disais pourtant que tu avais une idée.

— Ah ! bien, oui, une idée ! J’ai vingt idées, toutes superbes ; écoute seulement. »

Il tira son calepin et se mit à lire. Sa femme le regarda, d’abord avec étonnement, ensuite — et pour la première fois — avec un certain respect.

« Joli ! très joli ! disait-elle de temps en temps, délicieux ! J’aurai de la peine à choisir. »

Enfin, on finit par s’entendre ; et après deux autres visites d’Oginski à son vieil ami, il se chargea lui-même de l’exécution du plan arrêté. Il choisit parmi les jeunes gens les personnes dont on avait besoin, indiqua les costumes, s’entendit avec les tailleurs, et quand tout fut en règle, organisa les répétitions nécessaires.

Le jour de la fête arriva. Anitta n’était pas du tout dans la disposition d’esprit d’une jeune fille heureuse de vivre, qui s’apprête à consacrer une nuit au plaisir. Elle n’en était pas moins occupée, avec l’aide de sa femme de chambre, à mettre la dernière main à sa toilette, quand sa mère entra et l’inspecta avec calme et par mesure de prudence, comme on examine une arme une dernière fois avant le duel ou la bataille.

« Tu es bien, mon enfant, dit-elle enfin, mais il faut mettre un peu de rouge ; tu es pâle. »

Anitta haussa dédaigneusement les épaules.

« Qu’as-tu ? Il te manque quelque chose ?

— Tu le vois pour la première fois ?

— Ah ! toujours la même fantaisie, murmura Mme Oginska, il te manque Jadewski ? Nous ne pouvions pourtant pas l’inviter. Et c’est bien ce qu’il y a de mieux : tu n’en seras que plus à ton aise pour t’occuper du comte. Ne vois-tu pas que Dragomira veut te l’enlever ? Ne le permets pas. »

Anitta eut un sourire ironique.

« Je lui cède Soltyk de tout mon cœur.

— Folle ! »

Les premières voitures arrivaient. Oginski était déjà en haut de l’escalier et introduisait en gémissant ses vastes mains dans des gants blancs trop justes. Les dames entraient. Le premier qui apparut fut le comte Soltyk.

« Quelle ponctualité, cher comte ? dit Mme Oginska de sa voix la plus douce, avec son plus gracieux sourire.

— Quand on vient là où on est heureux de venir, on ne perd pas une minute.

— Je suis heureuse de voir que vous vous plaisez chez nous. »

Anitta ne disait pas un mot. Elle se tenait près de sa mère, immobile comme une morte ; ses yeux sombres regardaient dans le vide, fixes comme des yeux sans vie.

Il s’écoula un assez long temps avant que la société fût complète. Pendant la polonaise que Soltyk conduisit avec la maîtresse de la maison, il arriva encore quelques invités en retard. Dragomira s’arrêta en outre dans la garde robe, où Henryka l’attendait. Elle entra dans la grande salle après la fin de la première valse. Elle était tout en blanc : robe de soie blanche garnie de dentelles blanches, et parure de grosses perles. À peine Soltyk l’eut-il aperçue qu’il reconduisit la danseuse à sa place et se dirigea vers Dragomira.

« Toilette symbolique, dit-il avec un amer sourire. Glace et neige !

— Et larmes, ajouta-t-elle, en faisant glisser entre ses doigts les perles qui entouraient son beau bras.

— Puis-je vous demander la faveur d’un tour ?

— Je vous remercie, je ne danse pas.

— Pas même une française ?

— Une seulement… en costume. Je ne pouvais pas m’en dispenser ; mais pour celle-là, je suis engagée d’avance.

— Alors vous êtes dans la surprise qui nous attend.

— Oui.

— Je n’en suis que plus curieux.

— De pareilles choses ont donc encore quelque intérêt pour vous ?

— Pourquoi pas ? repartit le comte, j’aime la magnificence, l’éclat, la lumière, la couleur, tout ce qui nous offre un éclat inaccoutumé, et nous fait oublier, pendant quelques instants, la monotone et terne réalité qui menace de nous étouffer.

— Je comprends, nous vous servons d’opium.

— Pourquoi pas ? Un beau rêve n’est pas à dédaigner. La vie aussi n’est qu’un rêve, mais il est laid.

— Vous trouvez ? Dragomira lui lança un regard pénétrant.

— Oui.

— Et est-ce là une pensée sérieuse de votre part, ou une de vos sauvages et capricieuses idées de sultan ?

— C’est tout à fait sérieux, trop tristement sérieux.

— Alors donnez-moi votre main, mon frère en douleur. »

Soltyk saisit rapidement la main que lui tendait le beau sphinx et une légère pression fit passer de l’un à l’autre comme une décharge électrique.

Quand la valse fut terminée, Oginski traversa la salle, et, par un léger signe à la manière des francs-maçons, appela dans la garde-robe tous ceux qui participaient à la mise en scène de son idée. Il y eut une petite pause, puis on vit entrer douze couples en costume national polonais, qui se mirent à danser une mazurka. Les couleurs différaient par deux couples ; aussi les mouvements rapides des figures, les allées et venues des Kontuschi et des Konfédératki rouges, bleus, verts, jaunes, blancs et lilas qui s’entrecroisaient et se mêlaient, produisaient un charmant tableau et faisaient prendre patience aux spectateurs ravis, pendant le temps dont les absents avaient besoin pour se costumer. Il y eut une nouvelle pause. Puis, les portes s’ouvrirent à deux battants et un splendide cortège fit son entrée dans la salle. En tête marchait Oginski, vêtu du magnifique costume des maréchaux du palais de l’ancienne Pologne, le bâton à la main, comme un hérault de fête ; ensuite venait une troupe de musiciens avec le costume turc du siècle dernier ; enfin s’avançait un jeu de cartes françaises vivantes, qui représentaient les quatre nations les plus considérables ayant pris part à la guerre de Sept Ans.

D’abord la France figurée par le Cœur. L’as était un page portant le drapeau du royaume. Venait ensuite le roi Louis XV, conduisant par la main Anitta, en marquise de Pompadour Derrière eux, le duc de Soubise faisait le valet. Il était immédiatement suivi de neuf gardes françaises figurant, les neuf autres cartes. Chaque personnage portait sur la poitrine la carte dont il jouait le rôle.

Pique suivait, représenté par la Prusse. Un jeune courtisan avec le drapeau prussien faisait l’as, le grand Frédéric faisait le roi, Henryka la reine, Ziethen le valet, des grenadiers prussiens les autres cartes de deux à dix.

Carreau était figuré par l’Autriche. La grande et blonde Livia, aux formes opulentes, représentait Marie-Thérèse d’une façon splendide. Elle s’avançait fièrement, sa main posée sur celle de son époux François Ier ; derrière, l’étendard autrichien. Le maréchal Daun suivait comme valet, à la tête des pandours en manteau rouge.

Enfin venait le Trèfle figuré par la Russie. Un soldat de la garde de Préobraschenski portait le drapeau. Dragomira représentait la czarine Élisabeth, dont le favori, Alexis Rasumowski, tenait la place du roi. Le général comte Apraxin et des cosaques fermaient la marche.

L’effet produit fut immense. Sur les visages des spectateurs se peignaient l’étonnement, le plaisir, l’admiration. De temps en temps un murmure flatteur se faisait entendre. Quand le cortège eut, défilé trois fois autour du grand salon, les cartes vivantes se groupèrent le long de la paroi principale et formèrent des tableaux éblouissants de couleurs ; les rois et les reines se tenaient au premier rang.

Ce fut alors une véritable tempête d’applaudissements ; on battait des mains et l’on criait bravo comme au théâtre.

Les gardes françaises et les grenadiers prussiens représentèrent une espèce de pas d’armes ; puis les Russes et les Autrichiens réunis dansèrent la sauvage et pittoresque Cosaque ; enfin les quatre couples royaux exécutèrent un menuet. Après quoi tous ces personnages se séparèrent, et les messieurs se pressèrent autour des quatre reines pour leur présenter leurs hommages.

Dragomira fut la première qui se déroba à ce feu d’artifice de galanteries. Son regard cherchait Soltyk, qui se tenait à l’écart et se contentait de la contempler avec une muette admiration. Elle lui fit signe avec son éventail, et il arriva immédiatement auprès d’elle.

L’orchestre fit alors retentir de nouveau ses airs entraînants à travers les vastes salons, magnifiquement décorés ; de nouveau recommencèrent les légères déclarations, les fugitives promesses, les volages refus, les tendres regards des yeux jaseurs, les charmants bavardages des lèvres épanouies, le tourbillon de la danse échevelée. Mais il y avait deux créatures humaines qui s’étaient éloignées de cet ardent tumulte et qui ne semblaient respirer que l’une pour l’autre, comme si elles s’étaient trouvées dans une île déserte. Le comte et Dragomira s’étaient réfugiés dans un petit cabinet où le bruit de la musique, des voix joyeuses, des robes frémissantes ne parvenaient plus qu’adouci comme le lointain murmure de la mer. Elle était assise sur un petit sofa, dans un coin, et lui, sur un tabouret, en face d’elle. De temps en temps ils échangeaient deux ou trois mots, pas plus, mais ils se regardaient et chacun lisait dans les yeux de l’autre. Il se penchait vers elle ; son éventail seul les séparait ; mais elle n’avait pas besoin de protection ; elle ne savait pas ce que c’est qu’une faiblesse. Mais à travers cette glace dont elle était enveloppée s’échappait une douce chaleur qui encourageait le comte. Il sentait qu’elle ne le regardait pas comme tous les autres et il commençait à espérer.

Il lui prit la main à l’improviste. Elle ne la retira pas et laissa même tomber l’autre avec l’éventail ; mais ses yeux froids le tenaient immobile comme par l’effet d’un charme.

« Dragomira… murmura-t-il ?

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec calme.

— Que vous m’écoutiez.

— À quoi bon ? Je sais ce que vous me direz. Et vous devez connaître aussi ma réponse.

— Quand vous me l’aurez faite.

— Je n’ai qu’une réponse à vous faire ; Souvenez-vous de vos devoirs.

— Vous ne croyez pourtant pas que je sois homme à supporter des chaînes qui me pèsent ?

— Non, je ne le crois pas ! dit Dragomira après l’avoir regardé un instant d’un œil interrogateur ; mais, pour cette fois, cela suffit. Laissez-moi, maintenant. »

Le comte obéit sans même risquer un regard de protestation, et Dragomira resta seule mais pas longtemps. La portière s’écarta brusquement et Anitta entra.

« Je vous demande pardon, dit-elle, je croyais trouver le comte ici.

— Étrange idée ! répliqua Dragomira avec un mauvais sourire.

— Avec vous, c’est justement ce qu’il y a de plus étrange qui est le plus ordinaire.

— Comment dois-je vous entendre ?

— Ne croyez toujours pas que je vous dispute Soltyk. »

Dragomira se leva, saisit la main d’Anitta et attacha son froid regard menaçant sur la pauvre jeune fille tremblante.

« Ne vous trouvez pas sur mon chemin, murmura-t-elle, je vous en avertis, j’ai encore pitié de vous, mais ne me défiez pas. »

Elle sortit lentement pendant qu’Anitta, muette d’effroi, la suivait des yeux.