La Pêcheuse d’âmes/02-22

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Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 315-321).

XXII

LES TOURMENTS DES DAMNÉS

Laissez toute espérance, vous qui entrez.
DANTE.

Les jours de délices et de douce ivresse se succédaient.

Dragomira, dans les bras de son mari, semblait avoir complètement oublié l’univers, les dangers qui la menaçaient, sa mission et ses horribles devoirs.

Un soir, Henryka apparut. Elle revenait de Kiew, où l’Apôtre l’avait envoyée pour prendre connaissance de la situation et lui en faire son rapport. Elle frappa doucement à la porte ; Dragomira eut peur ; il lui sembla qu’un sérieux et sinistre avertissement résonnait à son oreille. Elle s’arracha à Soltyk, rajusta sa chevelure qui couvrait ses épaules du ruissellement de ses molles ondes d’or, et sortit.

« Quelles nouvelles apportes-tu ? » demanda-t-elle à Henryka.

Celle-ci se jeta à son cou et l’embrassa passionnément ; puis elles s’assirent toutes les deux près de la cheminée et causèrent à voix basse.

« Je viens de la ville, dit Henryka qui tenait dans sa main la main de Dragomira, cela va mal ; jusqu’à présent on n’a découvert aucun des nôtres ; mais ils errent çà et là dans les environs comme du gibier fugitif ; la police est sur leurs traces, et, ce qui est encore pire, sur les nôtres. Anitta a disparu, on ne sait pas où, et Zésim est un de nos plus acharnés persécuteurs. »

Dragomira regarda la flamme rouge du foyer et ne dit rien.

« Allons ! du courage, continua Henryka, c’est le moment d’agir, si nous ne voulons pas que tout soit perdu. Le danger est grand. Tu ne peux pas rêver et folâtrer plus longtemps. »

Dragomira tressaillit comme secouée par le frisson de la fièvre.

« Tu as raison, dit-elle, nous ne sommes pas nés pour le bonheur, mais pour le renoncement, pour la douleur, pour la souffrance. Dis à l’Apôtre de m’accorder encore cette seule nuit. Demain, je lui appartiens de nouveau ; je lui livrerai Soltyk, dès que le jour commencera à poindre. »

La nuit s’écoula rapidement, nuit de chères joies et de charmantes tendresses ; et quand le jour commença à apparaître, quand les premières lueurs grises de l’aube se montrèrent à travers les sombres rideaux, Dragomira se leva, revêtit lentement sa pelisse brodée d’or, qui lui tombait jusqu’aux pieds, enroula un ruban rouge autour de ses blonds cheveux, ranima dans la cheminée la braise qui s’éteignait, jeta dans le foyer un gros morceau de bois et appela son époux.

« Que veux-tu ? demanda Soltyk en venant se mettre aux pieds de Dragomira, sur la fourrure d’ours.

— Nous avons assez rêvé, dit-elle, maintenant nous devons nous éveiller. Nous étions heureux, mais le bonheur n’est qu’une ombre fugitive dans cette vallée de larmes. Prépare-toi à la douleur et à la souffrance, mon bien-aimé ; elles sont notre vraie part en cette vie ; et c’est par elles, si nous nous y soumettons volontairement, que nous obtenons la félicité éternelle.

— Est-ce là ce qu’enseigne l’association à laquelle tu appartiens ?

— Oui, cela, et quelque chose de plus, continua Dragomira ; nous avons péché en étant heureux ; nous péchons rien qu’en respirant. Aussi devons-nous expier notre bonheur comme notre existence, par le renoncement, la souffrance, le martyre, et enfin par la mort.

— Ne parle pas de mort, dit Soltyk.

— Tu ne pressens donc pas, mon ami, combien elle est proche de toi ?

— De moi ? Perds-tu la raison ?

— Prépare-toi, répondit Dragomira avec calme, je suis la prêtresse et tu es la victime. Tu vas expier tes péchés, et quand l’humilité et la souffrance auront purifié ton âme, je t’offrirai à Dieu, comme autrefois Abraham offrit Isaac.

— Tu veux me tuer ?

— Oui, je vais te sacrifier.

— Est-ce que je rêve ? s’écria Soltyk en se relevant d’un bond ; suis-je fou ? ou es-tu folle ? Où suis-je ?

— Tu es entre mes mains.

— Et tu veux me trahir ? À qui veux-tu me livrer ?

— Tu m’as dit : prends mon sang, si cela te fait plaisir. Je le prends maintenant ; je le désire.

— Quelle plaisanterie ! »

Soltyk se mit à rire. Dragomira le regarda, se leva et appuya sur un bouton qui se trouvait dans le mur.

« Que fais-tu ? demanda-t-il.

— J’appelle mes compagnons.

— Dans quelle intention ?

— Parce que je vois que tu ne te soumettras pas volontairement à ton sort.

— Tu veux employer la violence ? s’écria le comte ; la violence contre moi, que tu aimes ? Contre ton époux ?

— Oui.

— D’où te vient cette haine subite, ce désir homicide ?

— Ce n’est pas de la haine, c’est de l’amour. C’est parce que je t’aime que je veux sauver ton âme de la damnation éternelle.

— Suis-je donc sans défense ? s’écria Soltyk ; je suis encore libre, je ne me laisserai pas égorger comme un agneau.

— Tu es mon prisonnier ; tu n’as plus aucun moyen de te sauver.

— Femme ! serpent ! ne me rends pas fou ! »

Le comte poussa Dragomira dans un coin et la saisit à la gorge avec les deux mains. Il l’aurait étranglée, bien qu’elle résistât de toutes ses forces, sans Karow, qui le saisit à l’improviste par derrière et le terrassa.

Presque au même instant, deux autres hommes se précipitaient sur lui ; et, pendant qu’ils le mettaient hors d’état de remuer, Karow lui posait le genou sur la nuque, et, rapidement, avec la dextérité d’un bourreau, lui attachait les pieds et les mains.

Ils relevèrent alors Soltyk, qui jeta un regard plein d’une haine sauvage sur Dragomira. Elle le considérait tranquillement, sans pitié.

« Où faut-il le conduire ? demanda Karow à voix basse.

— Devant l’Apôtre. »

La portière fut soulevée au même moment et le prêtre apparut sur le seuil de la chambre.

« Voici la victime que tu as demandée, dit Dragomira ; prends-la. Ma mission est remplie. J’attends les nouveaux ordres que tu voudras me donner. »

L’Apôtre fit d’abord conduire le comte dans un des caveaux souterrains ; et là, chargé de chaînes, dans la nuit et dans la solitude, le malheureux resta jusqu’au lendemain sans manger ni boire. Alors l’Apôtre apparut lui-même pour exhorter le pécheur au repentir et à la pénitence.

Soltyk ne daigna pas d’abord répondre un seul mot ; et lorsque l’Apôtre, de plus en plus pressant, s’adressa à sa conscience, il se redressa fièrement et dit :

« C’est par la ruse, la trahison, la violence, que je suis tombé entre tes mains, et tu peux me faire ce que tu voudras. Mais personne ne me forcera à m’abaisser devant toi, à me soumettre volontairement à tes ordres sanguinaires. Le comte Soltyk peut être un pécheur, mais jamais personne ne le verra poltron ni lâche ! »

Quand le prêtre eut épuisé, sans réussir, son talent de persuasion avec le prisonnier, il remonta à l’étage supérieur du temple.

« Il est orgueilleux comme ne l’a jamais encore été aucun de ceux que nous avons eus ici, dit-il à ses fidèles, il faut le ployer avant de songer à sa pénitence.

— Laisse-moi briser son orgueil, dit Henryka.

— Non, répondit l’Apôtre ; le danger croît de jour en jour. Nous n’avons pas de temps à perdre. Pour triompher de ce criminel, il faut des bras plus forts que les tiens, jeune fille. »

Il fit un signe : Karow et Tabisch, ayant chacun un fouet à la main, descendirent dans le caveau.

Au bout d’une heure Karow revint annoncer qu’ils avaient tout fait, mais qu’il ne cédait pas.

L’Apôtre fronça les sourcils.

« C’est ce que nous allons voir, » murmura-t-il.

Il descendit lui-même dans les régions souterraines de l’ancien château des Starostes, et ordonna d’amener le comte devant lui. On le conduisit tout enchaîné dans une salle voûtée, où une lampe suspendue au plafond et un bassin rempli de charbons allumés répandaient une lueur sinistre. L’Apôtre était assis sur une chaise adossée à la muraille ; ses pieds reposaient sur une peau d’ours. À l’écart et dans l’ombre se tenaient ses aides, prêts à obéir au premier signe.

« Veux-tu persister dans ton arrogance ? demanda-t-il au comte qui se tenait debout devant lui tout enchaîné, je suis ici à la place de Dieu ; je suis ton seigneur et ton juge. Agenouille-toi et adore Dieu dans son prêtre. »

Soltyk ne répondit rien.

« Tu ne veux pas ?

— Non. »

L’Apôtre fit un signe. Deux hommes saisirent Soltyk et l’étendirent sur une planche parsemée de pointes de fer et soutenue par de grands blocs de bois. Après avoir attaché aux pieds du malheureux condamné un poids d’un quintal, ils se mirent à l’allonger lentement sur la planche du martyre en le tirant par les mains qui étaient liées. Soltyk résista avec un orgueil diabolique à cet horrible supplice. Pas un mot, pas un son ne sortit de ses lèvres. Quand la torture eut duré assez longtemps, le prêtre donna l’ordre de laisser quelques instants de repos à la victime.

« Il faut prendre un moyen plus énergique, s’écria l’Apôtre, le diable est plus fort en toi que je ne le pensais. »

Il fit signe à Karow d’avancer et lui donna les instructions nécessaires. Il y avait un anneau de fer attaché au plafond. On y suspendit Soltyk par les bras. Alors Dragomira et Henryka sortirent de l’ombre et saisirent les fers rouges qui étaient dans les charbons ardents.

« Ne sois pas irrité contre moi, dit Dragomira en écartant avec tendresse les cheveux de Soltyk qui couvraient son front baigné de sueur, je fais ce qu’il faut que je fasse ; nous te faisons souffrir les tourments des damnés, ici, sur cette terre où ils durent peu, pour te sauver des supplices éternels de l’enfer. C’est par amour qu’il faut que je te fasse mal, par amour qu’il faut que j’augmente tes souffrances, jusqu’à ce que la vraie humilité chrétienne pénètre dans ton cœur. »

Henryka lui donna le premier coup. La joie d’un fanatisme infernal brillait dans ses yeux ordinairement si doux. Puis le fer de Dragomira siffla à son tour au contact de la chair.

L’orgueil de Soltyk résista encore à cet épouvantable torture, mais pas longtemps. Un soupir s’échappa de la poitrine du malheureux supplicié ; puis ce fut un gémissement, et enfin un grand cri.

Les deux femmes interrompirent leur horrible besogne de bourreau.

« Veux-tu humilier ton orgueil ? demanda l’Apôtre d’un ton calme ; veux-tu éveiller dans ton âme le repentir et la douleur, et me confesser tes péchés ?

— Non. »

Le prêtre fit un signe, et les deux jeunes filles recommencèrent à le torturer.

Soltyk poussa de nouveau un grand cri, un cri effrayant.

« Pitié, dit-il d’une voix suppliante.

— Te soumettras-tu ?

— Oui.

— Es-tu disposé à t’humilier ?

— Oui. »

L’Apôtre ordonna de le détacher. Quand Soltyk fut là devant lui, le regard abaissé vers la terre, les mains liées derrière le dos, ce n’était plus que l’ombre de cet homme si fier que Kiew admirait autrefois.

« La pénitence que nous imposons de force, continua l’Apôtre, n’a pas la valeur de la soumission volontaire aux ordres de Dieu. Penses-y bien. L’humilité me semble être pour toi une pénitence incomparablement plus grande que n’importe quelle terrible torture. Je veux voir si tu es capable de dompter ton orgueil au point de t’humilier devant moi de ta pleine volonté. Si tu le fais avec joie et enthousiasme, tant mieux pour toi et pour le salut de ton âme ! »

On débarrassa Soltyk de ses chaînes.

« Viens ici, dit l’Apôtre avec une froide majesté et semblable dans sa longue pelisse à un despote asiatique assis sur son trône, je suis à la place de Dieu et tu dois te prosterner devant moi, pauvre pécheur. »

Soltyk hésita un instant, puis se jeta à genoux devant le prêtre.

« Plus près, mon fils, continua l’Apôtre, mets-toi à mes pieds, le visage contre terre, pour que je puisse faire plier ton cou orgueilleux. »

Soltyk fit ce qui lui était ordonné.

« Je suis ton maître, dit le prêtre en posant son pied sur la nuque du comte, et tu es mon esclave. »

Au moment où le pied du prêtre le touchait, Soltyk sentit son orgueil d’homme se réveiller. Il se releva d’un bond et se précipita sur le prêtre avec fureur. Mais celui-ci, qui était toujours préparé à de pareilles attaques, le frappa au visage avec la tête du fouet caché près de lui. Soltyk recula en chancelant. Au même moment, les hommes le saisissaient et l’enchaînaient de nouveau.

« Pas encore converti, s’écria l’Apôtre ; essayez donc de nouveau les fers rouges. »

Le martyre recommença, mais cette fois Soltyk fut bientôt vaincu.

Il gémit, il cria, il demanda grâce, et quand son supplice cessa et qu’on lui ôta ses liens, il tomba par terre comme un corps sans vie. On le laissa étendu pendant quelque temps. Karow et les hommes s’éloignèrent sur l’ordre de l’Apôtre. Il ne resta avec le prêtre que les deux jeunes filles et la victime.

Lorsque le comte revint à lui, Dragomira et Henryka le relevèrent et le conduisirent au prêtre qui était assis.

« Écoute-moi, dit le prêtre, ma patience est épuisée. Au moindre signe de résistance ou de désobéissance que tu donnes, je te fais infliger des supplices auprès desquels ceux que tu as soufferts jusqu’à présent ne sont rien. À genoux ! »

Soltyk se jeta à ses pieds sans dire un mot.

« Tu m’as menacé, murmura l’Apôtre, esclave que tu es, moi, le représentant de Dieu, moi, ton prêtre, ton juge, ton maître ! Aussi, tu seras châtié comme un chien. »

Il le frappa au visage.

« Tiens, baise la main qui te punit ! »

Soltyk lui baisa la main.

« Prosterne-toi devant moi ! »

Le comte obéit, et l’Apôtre se mit à le piétiner comme un sultan irrité fait à son esclave indocile, comme le maître fait à son chien. Et quand il lui ordonna ensuite de baiser le pied qui l’avait foulé, Soltyk, humble et rampant comme un chien, appuya ses lèvres sur le pied du prêtre. Il était maintenant tout à fait soumis.

Dragomira ne put s’empêcher de tressaillir lorsqu’elle vit ainsi humilié et maltraité l’homme avec qui elle venait de faire le plus doux rêve de bonheur. Mais ce n’était pas de la pitié : tous ses nerfs frémissaient par l’effet d’une sensation mystérieuse, à la fois ravissement et horreur, et ce qu’elle éprouvait était tellement surhumain que lorsqu’on eut reconduit Soltyk dans son cachot, elle se prosterna elle aussi devant l’Apôtre, pour lui baiser le pied.