La Pêcheuse d’âmes/02-26

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 344-351).

XXVI

DEVANT LE JUGE ÉTERNEL.

« L’heure de la séparation a sonné. »
Friedrich Halm.

« Où veux-tu fuir ? demanda Henryka ; où pouvons-nous encore nous cacher ? Ne vaut-il pas mieux suivre l’exemple de l’Apôtre et mourir comme lui ?

— Oui, allons ensemble au devant de la mort ! » s’écria Karow.

Tous étaient possédés par un enthousiasme sauvage, par un désir exalté et fou de la mort.

— Non, dit Dragomira qui prenait le commandement, non. notre mission n’est pas encore remplie. Zésim et Anitta doivent tomber d’abord sous le couteau du sacrifice. Ne craignez pas que l’on nous fasse prisonniers. Je vous conduirai hors de ce château et je connais un endroit où personne ne nous trouvera. Mais, avant de fuir, il faut tuer les pécheurs qui sont prisonniers. Personne ne doit sortir vivant de cette maison. Amenez-les tous ici. »

Henryka et les deux hommes descendirent rapidement dans les sombres souterrains du château et firent monter dans le temple les prisonniers hommes et femmes, jeunes filles, jeunes hommes et vieillards. Les malheureux, chargés de chaînes, regardaient avec épouvante le mort étendu sur la croix et attendaient leur sort en tremblant.

Ils étaient tous réunis, au nombre de vingt et un. Dragomira monta à l’autel et supplia Dieu d’accepter les victimes avec clémence. Alors Henryka et elle saisirent les couteaux du sacrifice et se mirent à égorger sans pitié les infortunés voués à la mort.

En vain, secoués par les angoisses de la mort, demandaient-ils grâce ; Karow et Tabisch les saisissaient l’un après l’autre et les plaçaient sur l’autel. Les prêtresses étaient là, debout, les manches retroussées, les bras nus, le fer étincelant à la main. Pendant longtemps on n’entendit que les plaintes, les sanglots, les cris de douleur des mourants. Une sorte de pieuse rage s’emparait des prêtresses pendant que le sang rouge et chaud ruisselait sur les mains. Elles poussaient des cris d’allégresse, comme des lionnes en délire, riaient aux éclats dans des transports de joie épouvantable et chantaient un hymne sauvage, un hymne de fous. C’était comme une ivresse de sang ; leurs narines s’ouvraient, leurs lèvres frémissaient, leurs yeux brillaient de l’ardeur du meurtre. L’odeur du sang mêlée à celles des fourrures qui enveloppaient leurs corps, cette atmosphère d’arène romaine semblait les enivrer. Elles ne se reposèrent pas avant d’avoir frappé de leurs mains la dernière victime, avant d’avoir achevé l’horrible hécatombe offerte au dieu de colère et de vengeance, le seul dieu qu’elles connaissaient et qu’elles adoraient.

Alors elles rejetèrent leurs couteaux, lavèrent leurs mains ensanglantées et ôtèrent leurs vêtements souillés de sang.

Un quart d’heure plus tard, ils descendaient tous les quatre, habillés en paysans, dans les souterrains du château.

Dragomira les conduisait, une torche à la main. Ils fermèrent toutes les portes derrière eux, et barricadèrent la dernière avec des barres de fer et des pierres.

Ils étaient arrivés dans une vaste salle voûtée, où l’on n’apercevait aucune issue. Dragomira désigna une pierre placée tout en bas de la muraille. Ils réunirent tous leurs efforts, réussirent à la pousser de côté ; et alors s’ouvrit devant eux un nouveau corridor souterrain que personne n’avait connu, excepté Dragomira et l’Apôtre.

Quand ils eurent passé en rampant par cette ouverture et remis la pierre à sa place, ils étaient sauvés.

Personne ne pouvait découvrir cette issue. Là devait s’arrêter toute poursuite.

Ils s’avancèrent dans une galerie spacieuse et élevée qui était taillée dans le roc et qui remontait aux temps où Mongols et Tartares, Turcs et Cosaques envahissaient, pillaient et dévastaient cette partie de la Russie.

La galerie aboutissait, à une lieue environ du château, au milieu d’une épaisse forêt. L’ouverture, pratiquée dans un rocher élevé, était encore fermée par une dalle de pierre.

Ils arrivèrent enfin en plein air, et se trouvèrent sur une espèce d’observatoire d’où ils apercevaient les vastes plaines de la campagne par dessus les cimes des arbres séculaires. Devant eux brillaient les cinq coupoles de l’église grecque du village de Kasinka Mala.

Tabisch fut chargé d’aller aux nouvelles. Il revint bientôt annonçant que les gendarmes avaient investi le château, mais que la route par le bois était libre.

Pendant que les agents de police et les soldats dirigés par l’employé et le jésuite enfonçaient la porte du château et pénétraient dans les bâtiments, les fugitifs se glissaient avec précaution à travers l’épaisseur du bois dans la direction du village. Non loin du village, et dans le bois même, sur une espèce de presqu’île entourée de marécages et d’eau se trouvait un autre grand rocher, où, du temps des Tartares, des gens du pays fuyant devant eux s’étaient pratiqué une retraite sûre. Dragomira l’avait fait préparer depuis longtemps déjà comme un dernier asile pour elle et ses compagnons. Seuls l’Apôtre et Mme Maloutine, qui s’était enfuie en Moldavie, connaissaient cette cachette. Là, ils étaient complètement à l’abri. On y parvenait par une porte faite d’une roche habilement dissimulée derrière les broussailles et le lierre. Cette porte ne s’ouvrait que sous la main d’un initié et se refermait derrière lui. Une galerie sombre conduisait à l’intérieur. Puis un escalier taillé dans la pierre se dressait brusquement. En haut, à droite et à gauche, s’ouvraient deux chambres ménagées dans le roc et recevant le jour par de petites ouvertures cachées sous le lierre.

Les murs et le sol étaient recouverts de tapis, ainsi que les portes et les fenêtres. Des lits formés de matelas et de peaux de bêtes, des lampes suspendues au plafond, étaient tout le mobilier. Des niches creusées dans le roc renfermaient tout ce dont on ne pouvait se passer. Quelques marches de plus conduisaient au sommet du rocher, d’où la vue s’étendait au loin sur tout le pays environnant comme du haut d’un donjon.

Peu de jours auparavant, Dragomira avait elle-même transporté secrètement en ce lieu des vivres, des armes et des munitions. On pouvait à la rigueur s’y cacher pendant plusieurs semaines et même y soutenir un siège. Les fugitifs s’y installèrent. Les deux jeunes filles prirent une chambre, Karow et Tabisch prirent l’autre. Puis Dragomira appela Tabisch pour lui donner ses ordres. Quand il se fut un peu reposé, il repartit et s’en alla au village, à travers la forêt d’un pas tranquille, la pipe à la bouche, le bâton à la main, comme un bon paysan.

Il trouva dans un cabaret un grand garçon de la campagne, qui, moyennant deux roubles et un petit verre d’eau-de-vie, se chargea volontiers d’un message pour Zésim. Quand le jeune campagnard fut à cheval, Tabisch lui demanda encore s’il avait bien compris.

« Certainement, répondit-il, la demoiselle qui est chez la nourrice du monsieur est en danger ; monsieur l’officier fera bien de venir tout de suite ; seulement, pas chez Kachna, mais ici, au cabaret.

— Bien, je vois que tu es un garçon avisé. »

Le messager partit. Tabisch calcula que Zésim ne pourrait pas arriver avant le point du jour, et se remit en route pour le rocher. Il retraversa la forêt sans accident et fit son rapport à Dragomira.

La police avait trouvé vide le nid des Dispensateurs du ciel, et était revenu à Kiew après avoir laissé quelques gendarmes pour garder la maison. La poursuite n’avait pas été plus loin et les fugitifs pouvaient jouir d’un peu de repos. La nuit était venue ; l’armée des étoiles brillait au ciel ; un silence religieux régnait au-dessus des cimes des chênes séculaires. Bientôt tout dormit, seule, une louve aux yeux ardents errait dans les profondeurs de la forêt, et Dragomira, que fuyait le sommeil, restait assise sur ses molles fourrures et songeait. Enfin, elle s’endormit, elle aussi. Mais ce ne fut pas pour longtemps : le premier chant d’oiseau l’éveilla de grand matin.

Cependant, le messager était arrivé à Kiew, avait réveillé Zésim et s’était acquitté de la commission. Zésim le renvoya sur-le-champ avec un autre message. Seulement, quand le garçon revint, au lieu d’aller au cabaret, il se rendit à la maison de la nourrice et lui annonça que : « Monsieur l’officier le suivait de près et serait au cabaret dans un quart d’heure au plus tard. »

Ce message parut singulier à la paysanne, qui s’était réveillée la première et qui causait avec le jeune homme par la fenêtre. Elle lui dit d’attendre et éveilla Anitta.

« Mon enfant, dit-elle, avez-vous envoyé un message à Zésim ?

— Moi… ? Non.

— Il y a là un garçon qui apporte une réponse de lui. Parlez-lui vous-même. »

Anitta s’habilla à la hâte. Un triste pressentiment s’était emparé d’elle et la poussait.

« Entre, dépêche-toi ! cria-t-elle au messager, quand il apparut sur le seuil avec une contenance embarrassée.

— Qui t’a envoyé ? demanda-t-elle.

M. Jadewski.

— Et qui t’a envoyé à lui ?

— Vous-même, mademoiselle.

— Je ne t’ai donné aucune commission.

— Mais si, hier soir, vous me l’avez fait dire par un paysan, qui m’a payé deux roubles.

— Raconte, dit-elle rapidement, raconte tout. »

Quand le jeune campagnard eut fini son récit, Anitta comprit qu’on avait attiré Zésim à Kasinka pour s’emparer de lui. Il n’y avait que Dragomira qui pût lui avoir tendu ce piège. Il était en danger d’être tué. Il s’agissait d’agir avec courage et promptitude.

« Éveille les voisins, dit-elle au jeune paysan, qu’ils s’arment et viennent ici avec nous. Mais dépêche-toi ; il y va de la vie d’un homme. »

Kachna éveilla les gens de sa maison. Anitta appela Tarass et fit seller le cheval qui était là exprès pour elle.

Zésim avait quitté Kiew peu de temps après avoir renvoyé le messager. Il arriva à Kasinka Mala au petit jour. Il sauta de son cheval, le remit au cabaretier juif qui s’était empressé de venir au-devant de lui, et entra dans le cabaret. Au moment où il posait le pied sur le seuil, il fut saisi par Karow et Tabisch. En même temps, Henryka lui arrachait son épée du fourreau ; et, pendant que les deux hommes luttaient avec lui, elle lui jetait un lacet autour du cou. Peu d’instants après, Zésim, les mains et les pieds garrottés, était posé à genoux au milieu de la chambre, devant Dragomira. Celle-ci, habillée en paysanne, avec des bottes de maroquin rouge aux pieds, un mouchoir rouge autour de la tête, une pelisse blanche de peau de mouton brodée en couleur, était assise sur un banc de bois et le considérait d’un air de triomphe.

« Enfin, te voilà entre mes mains ! » dit-elle en faisant signe aux autres de s’éloigner.

Zésim ne répondit rien.

« Tu te tais ? continua-t-elle. Est-ce que te ne m’aimes plus ? Ce serait fâcheux pour toi si tu avais changé de sentiment, car voici l’heure où je vais tenir ma parole. Je suis prête à devenir ta femme. Puis après avoir été heureux, nous apaiserons Dieu et nous mourrons ensemble.

— Tu peux me tuer, répondit Zésim, mais jamais je ne mettrai ma main dans cette main souillée de sang ; jamais je ne presserai sur mon cœur une réprouvée comme toi. Je t’ai aimée, mais en ce moment, tu me fais horreur.

— Je vous immolerai, toi et Anitta, en expiation du sang des justes qui retombe sur vos têtes.

— Ce n’est pas nous qui sommes les coupables, répondit Zésim, c’est toi qui es la criminelle, la scélérate ! Le bras vengeur de Dieu, que tu as si souvent offensé, t’atteindra tôt ou tard.

— C’est ce que nous verrons, dit-elle avec calme ; en attendant, tu es mon prisonnier, et Anitta ne tardera pas à être en mon pouvoir. Alors j’imaginerai pour vous des tortures auxquelles on n’a pas encore songé. Ne t’attends à aucune pitié de ma part.

— Je n’ai pas peur de toi, et je ne te demanderai pas grâce, s’écria Zésim ; je suis fier de ta haine. Si je dois mourir, c’est que Dieu le veut. Je suis prêt à me soumettre à sa volonté. »

Dragomira riait. Ce rire, froid et cruel comme celui d’un démon, faisait tressaillir Zésim lui-même, malgré son courage. Il frissonnait devant cette belle enchanteresse qui avait autrefois troublé tous ses sens et exercé sur son cœur un empire despotique.

« Nous verrons si tu restes toujours aussi ferme, dit-elle avec la majestueuse tranquillité d’une souveraine qui n’est pas habituée à rencontrer de résistance ; d’abord tu éprouveras encore une fois le charme qui t’a si souvent vaincu ; et, quand au milieu des plus doux tourments, tu te traîneras à mes pieds en me demandant grâce, comme un païen à son idole, comme un esclave à son maître, Anitta verra comme je me raille de toi, comme je te repousse du pied, et comme je te livre à la mort sans pitié.

— Tu peux me torturer et me tuer ; tu ne m’aviliras pas. Je méprise ta puissance. »

Dragomira se leva et prit un fouet qui était sur une table. Au même instant Henryka se précipita dans la chambre en criant :

« Fuyez ! Ils arrivent ! Anitta à cheval, suivie de gens armés ! »

Dragomira pâlit un moment. Mais elle eut bientôt recouvré son calme et sa décision.

« Fuis ! dit-elle d’un ton de commandement énergique, votre affaire est de continuer l’œuvre sainte ! Sauvez-vous !

— Je reste avec toi, s’écria Henryka.

— Non, fuis, je te l’ordonne, en toute hâte, à cheval ! Je reste ici pour juger au nom du Tout-Puissant ! »

Henryka se jeta dans les bras de Dragomira et lui donna un baiser ; puis elle sortit rapidement, sauta sur le cheval de Zésim et partit au galop. Karow et Tabisch se sauvèrent par le jardin, passèrent par-dessus la clôture de planches et disparurent bientôt dans la forêt.

Dragomira prit son revolver et attendit Anitta de sang-froid.

On entendit le trépignement des pieds des chevaux, des pas lourds, le cliquetis des armes, une voix claire qui donnait des ordres. Puis le silence se fit, et Anitta entra, accompagnée de Tarass. Elle portait, elle aussi, la jupe courte, les bottes d’homme, la pelisse de mouton et le mouchoir de tête d’une paysanne petite-russienne. Elle avait un pistolet à la main ; Tarass était armé d’un fusil de chasse.

« Rends-toi, scélérate ! cria Anitta ; le cabaret est entouré par mes gens. Tu es entre mes mains. Tu ne peux t’échapper. »

Dragomira dressa fièrement la tête.

« Je t’ai attendue, répondit-elle, pour régler mon compte avec toi. Cette heure est celle du châtiment que je veux vous infliger au nom de Dieu, à toi et à celui qui est là !

— Tu blasphèmes Dieu quand tu prononces son nom, dit Anitta, il a horreur de toi et de ta doctrine homicide.

— Dieu décidera entre toi et moi.

— Qu’il décide ! répondit Anitta, regardant avec calme son ennemie bien en face, nous sommes toutes les deux devant le Juge éternel. Qu’il prononce ! »

Un sourire triomphant passa sur le beau et fier visage de la Pêcheuse d’âmes, pendant qu’Anitta faisait à voix basse une courte prière.

Toutes les deux levèrent en même temps leurs pistolets. Il y eut un instant d’anxieuse attente, puis Dragomira pressa la détente.

Le coup ne partit pas.

L’autre chien s’abattit. On vit un éclair, on entendit une détonation. Dragomira fit encore un pas vers Anitta et tomba tout à coup en avant le visage contre terre.

« Est-elle morte ? » demanda Anitta.

Tarass s’approcha de Dragomira et la retourna :

« Dieu a jugé, dit-il ; son âme est devant lui. »

Anitta se mit à genoux et éleva en pleurant ses bras vers le ciel. Puis elle se releva, tira le poignard qu’elle portait à sa ceinture, coupa rapidement les cordes qui liaient son bien-aimé, et, sanglotant de joie, le serra contre sa poitrine.

« Sauvé ! murmura Zésim, sauvé par toi ! »

La nourrice se précipita alors dans la salle, et se suspendit en pleurant au cou de Zésim.

« Mon enfant ! s’écria-t-elle, mon cher enfant ! Le ciel t’a protégé et cet ange t’a sauvé ! »

Le traîneau de Kachna fut bientôt attelé. Zésim aida Anitta à y monter, et Tarass sauta sur le siège du cocher. On partit au galop pour Kiew et l’on alla droit au palais Oginski.

Zésim, tout triomphant, rendit la bien-aimée à son père et à sa mère, qui bénirent le jeune couple en versant des larmes de joie et rendirent grâces à Dieu par un vœu solennel.

Aujourd’hui, à Kasinka Mala, à la place où était jadis le cabaret et où Dragomira mourut, s’élève une chapelle dédiée à la Vierge. Tous les ans, au jour anniversaire de celui où Zésim fut sauvé par Anitta d’une façon si merveilleuse, un prêtre y dit une messe basse pour l’âme de la malheureuse, victime d’une épouvantable superstition.


FIN