La Paix (Lenéru)/Acte I
LA PAIX
ACTE I
Un salon de château à l’automne. Dans les jardinières, dans les vases, dans le foyer de la cheminée, partout des sauges rouges. Une jeune femme en noir, tenue de ville et coiffe de Brest, gants noirs, un parapluie. Elle est debout et attend.
Scène 1
(Jean en deuil. Il traverse le salon, des lettres à la main. Se découvrant et jetant son chapeau sur un siège.)
Perrine, c’est toi ! Est-il Dieu possible, on se revoit donc !
(Il lui serre longuement, longuement les mains, comme on le fait après les deuils.)
Dame ! c’était à vous de revenir au Lehan.
Dès qu’on a pu, tu vois, Seigneur ! ce que ça n’a pas changé ici… On aimerait presque mieux le contraire.
Oui, on ne dirait pas qu’il y a eu la guerre… six mois seulement c’est fini… le village et le château…
Des embusqués ?
Oui, mais pas les gens…
Chez toi… combien y sont restés ?
Tous… mes trois frères et mon beau-frère… Excepté Yvon, bien sûr avec ses deux jambes… Enfin, c’est ça qui lui a fait la vie sauve.
Pourquoi n’est-il pas venu avec toi, Yvon ?
Il n’a pas osé. Il a dit que ça pourrait faire quelque chose à Madame, parce qu’il est en vie, et que Gérald et Louis et Monsieur…
Je suis bien en vie, moi, et j’ai mes deux jambes.
Ce n’est pas de votre faute. Vous vous êtes engagé…
Maman s’opposait toujours… et puis quand les autres y ont passé, elle n’a plus rien dit. Ça ne lui faisait plus rien, je crois.
Vous êtes parti dans l’état-major de Monsieur ?
Non, dans sa brigade. J’étais aux tranchées.
On dit qu’il est mort sous vos yeux…
Non, non… Ce n’est pas comme cela… Je montais avec la relève… Dans un boyau nous nous sommes rangés, on emportait une civière. Une main gantée dépassait, machinalement j’ai relevé la bâche (revoyant le spectacle, la voix plus rude.) Il n’avait pas encore les yeux fermés ; la face était intacte, bien que la tête… Les brancardiers ne me connaissaient pas… Ce n’est qu’une heure après, je crois, quand des rumeurs ont circulé… j’ai dit au capitaine : c’est lui que nous avons croisé… Mais cette heure-là, vois-tu, où j’ai laissé les autres emporter mon père, tandis que j’allais là d’où il revenait… cette heure-là, j’ai senti pourquoi nous nous succédons sur la terre, j’ai senti la poigne de la France.
Et Louis ?
Louis est mort en Allemagne relevé par leurs majors à Charleroi, très grièvement blessé. Il a été convenablement traité. Mais, tout de même, finir là-bas… Ma mère qui en a tant soigné, tant vu mourir dans son ambulance, n’a vu revenir aucun des siens.
Je suis toute chose à l’idée de revoir Madame.
Toujours la même… Pas même des cheveux blancs… sauf qu’elle dort assez mal.
Son bras…
L’avant-bras seulement. Ça ne se voit pas trop. Elle porte toujours un gant.
Comment ça lui est-il venu ?
Un blessé qui faisait du pus bleu… Ses gants de caoutchouc étaient crevés… elle le savait bien, mais elle n’en avait pas d’autres, et une plaie ça n’attend pas…
Quel malheur, tout de même…
Surtout pour la musique, ça c’est horrible pour elle.
C’est vrai… quand Madame jouait du piano… Nous, dans la lingerie, on laissait les portes ouvertes… ça durait des fois toute la journée… C’était comme un grand orage qui remplissait la maison et qu’on entendait du village.
Je ne sais pas si elle aurait le courage de recommencer. Elle a tant fait de musique avec ses fils… C’est comme son autre grand plaisir… Je n’ai pas encore osé la faire sortir à cheval, moins à cause de son bras, qu’à cause de nos cavalcades d’autrefois…
Quand on pense à tout ça !… On n’a toujours pas eu de nouvelles pour Gérald ? On ne sait pas comment ?
… Rien. Disparu le 25 août. Personne ne l’a vu. J’ai eu plusieurs fois l’impression qu’on savait quelque chose, mais qu’on ne voulait pas nous le dire… (dur) qu’on ne le pouvait pas…
Oh ! le tien aussi, Perrine… (Sombre). C’était le plus chic de nous trois, physiquement… moralement, peut-être aussi ! (violent) et dire qu’on ne peut même pas nous avouer, qu’il aura eu peut-être une agonie de chien.
Il est mort pour la France.
La France… En voilà une qui nous tient ! Quand on a tant fait pour son pays, qu’est-ce que tu veux qu’on devienne ? Il n’y a plus qu’à continuer.
Vous resterez soldat ? Vous étiez le seul, je crois, qui n’étiez pas dans l’armée…
Moi ? J’étais au Quai d’Orsay, avant que j’y retourne ! D’ailleurs, je suis officier, je suis lieutenant à titre définitif.
Qu’est-ce que dit Madame de cela ? Elle sera bien seule…
Oh ! ma mère… Nous n’avons pas encore parlé de l’avenir… ni du passé d’ailleurs… l’heure actuelle et présente, elle ne sort pas de là… elle joue avec les chiens… mais la nuit sa porte est toujours ouverte et sa lampe allumée… Ne lui parle de rien surtout que de toi… de chez vous… Je l’entends qui vient, au revoir, Perrine, je vais chez Yvon.
(Il se sauve.)
Scène 2
(Marguerite, une grande femme solide, jeune encore. Belle taille, en grand deuil. Ce je ne sais quoi de vif et d’assuré des femmes qui ont toujours vécu dans une atmosphère masculine. Mère de trois fils, elle a gardé dans l’allure, le geste, la voix, quelque chose de la camarade, la décision, l’entrain à vivre du jeune homme.)
Perrine ! Que c’est gentil d’être venue me voir la première !
(Elle l’embrasse avec intention évidente à ne pas faire de drame.)
Oh, dès que j’ai su Madame revenue… je ne me tenais plus de retourner au Lehan.
Toujours aussi beau ! les sauges, hein ! Tu vois comme on en a mis… Dehors, c’est comme si on n’avait rien pris.
Madame, elle va rester longtemps ?
Mais oui, bien sûr, un peu d’abord, après, après… (Elle parle, elle parle, avec surtout la volonté d’éviter tout ce qui ne doit pas être dit.)
Je trouve très bonne mine à Madame…
J’ai une santé de fer.
Ce qui me chiffonne seulement, c’est que Madame ne se coiffe plus de la même manière.
Ce n’est plus moi qui me coiffe…
Un moment, Perrine ose regarder la main droite de Mme de Gestel très bien gantée de noir, et qui ressemble à ces mains au geste un peu précieux qu’on voit dans les vitrines et les expositions de gants.
Yvon n’est pas venu aujourd’hui…
Ce n’est pas à Yvon de se déranger pour venir me voir… et puis j’ai une commission pour lui. Je veux lui porter moi-même la montre de Gérald…
Perrine est un peu saisie de la facilité avec laquelle Mme de Gestel nomme son fils disparu.
Oh ! Madame, une pareille chose, un souvenir… gardez-la pour vous.
Je veux qu’elle soit à Yvon. (Puis, gaiement.) Tu te rappelles l’arbre sur lequel mon mari avait écrit tes initiales… J’y ai passé hier, il est superbe, et les lettres sont grandes comme la main.
Jean a beaucoup grandi…
Oui, déjà avant la guerre, j’étais la plus petite, et pourtant… (Elle rit, puis elle part en sanglots.)
Madame… oh, Madame…
Ah ! Dieu, ce qu’ils ont joué avec toi !
Madame… si j’avais su… ça vous fait trop de mal.
Non, ma fille, laisse, va… qu’on pleure ou qu’on ne pleure pas… (recommençant de plus belle, avec violence) pour ce que ça change !
C’est trop aussi pour vous… tous les trois…
Oh ! tu sais, dans ces cas-là, les miens, les tiens… J’en ai trop vu mourir. Mes fils, c’est tous ceux à qui j’ai fermé les yeux… (Elle se calme à présent, mais elle est plus naturelle qu’au début dans sa gaîté factice.) Ma petite Perrine, chez toi aussi c’est le vide. Et le pauvre cher Yvon…
À Dixmude…
Dixmude ! (Les sanglots vont la reprendre. Se domptant.) C’est trop bête à la fin… Ne crois pas que je passe mes journées à pleurer. Ils auraient honte de moi, mes chers enfants, mes soldats…
Vous avez fait beaucoup pour eux. Vous en avez beaucoup guéri.
Oui, ceux-là… mais tu sais, ce sont les autres qu’on n’oublie pas.
Ils étaient si contents de partir… Je me rappelle en allant à la gare, c’était si beau…
Beau à ne s’en remettre jamais, beau à vous rendre folle pour la vie… Ceux du village attendaient à la petite porte Gérald et Louis et mon mari… qui partait aussi tout de suite… Ils ne chantaient pas, non, c’était pire, à mi-voix, comme pour eux-mêmes ils murmuraient la Marseillaise…
Et pourtant, ils savaient bien qu’ils n’en reviendraient pas.
Cette nuit-là, tous les trois, comme tous les hommes en France, ont fait leur testament… Mais qu’est-ce que la mort à des heures pareilles ? Moi-même, j’étais soulevée comme eux… (S’exaltant.) Il y a donc une mort, une seule, qu’on peut affronter dans l’enthousiasme ? Ah ! que la vie, que l’avenir était peu de chose ce jour-là, quel rapide adieu à tout ce qui n’était pas le pays… Cela vient si vite… hier, on vivait, on voulait vivre… hier n’est plus, le cœur se gonfle…
Et pourtant…
Et pourtant quoi, Perrine ?
Je ne sais pas… (Toutes les deux se taisent au contraire, comme si elles savaient.)
J’attends un de mes anciens blessés… un très grand chef… un général d’armée. Je le connais bien… Je l’ai gardé six mois dans mon hôpital… Il se retrouvera ici avec une autre de ses infirmières Lady Mabel Stanley. Celle-là, une Anglaise, me l’a prêtée trois mois car je n’avais pas assez de monde… Et puis aussi… j’attends mon frère avec sa fille Simone… Tu te rappelles bien Simone ?
M. Paul Delisle écrit dans les journaux ?
Je crois bien ! C’est un académicien, c’est un poète… Est-ce que tu as lu ses vers ?
Il y en a qu’on a chantés à l’école.
Il est très célèbre… surtout depuis la guerre… Il est connu dans le monde entier… Il aime beaucoup les soldats. (Elle parle pour distraire sa visiteuse.) Et maintenant, ma petite Perrine, il faut nous secouer, revivre ; quel âge as-tu ?
Vingt ans.
Vingt ans et tu n’avais pas de fiancé au front… c’est toujours ça, ma fille…
Oh ! Ils auraient aussi bien pu me le tuer… pour ce que je ferai des autres !
On ne méprise pas des héros. Voyons, Perrine, parmi tous ceux qui sont revenus…
Oh ! ça jamais ! S’il n’y avait pas eu Yvon, je me serais faite bonne sœur, mais puisqu’Yvon est là…
Mais ce serait plus gai pour Yvon de voir des enfants autour de lui.
Des enfants, je n’en veux pas ! (Devant l’étonnement de Marguerite.) Les enfants je sais ce qu’on en fait plus tard. Ah ! non, assez d’une fois…
Ce n’est pas d’une bonne Française, ma fille.
Alors, je vous dirai tout. J’ai fait le sacrifice de mon bonheur en ce monde. Et pour que Dieu ne permette pas, tant que je serai en vie, qu’on tue encore une fois les enfants des autres… j’ai fait un vœu de n’en avoir jamais à moi. (Devant le silence de Marguerite.) Vous ne trouvez pas ça bien, Madame ?
Ma pauvre enfant, s’il suffisait de se sacrifier… Quelle est celle de nous qui ne donnerait pas sa vie ?
Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ?
Rien.
Scène 3
Que devenez-vous depuis le déjeuner ? Je n’ai pas osé monter chez vous. Tiens, Perrine, c’est lady Mabel Stanley, dont je te parlais tout à l’heure. (À Mabel.) Ma petite amie, Perrine Bottorel. (Lady Mabel en grand deuil aussi, regardant la robe noire de la jeune fille.)
Je crois que nous portons le même habit.
Ses trois frères… Perrine est une amie d’enfance de mes fils, et voilà maintenant qu’elle veut, à peu de chose près, entrer au couvent…
Oh ! c’est très grave cela…
C’est un moyen à elle de combattre la guerre.
Oh ! je sais bien que je n’y ferai rien.
Ah ! c’est déjà bien assez d’avoir eu l’idée de faire quelque chose.
Au revoir, Madame… Madame n’aura pas besoin de moi cette semaine ?
Je te ferai dire… ou j’irai te chercher… Il y a beaucoup d’ordre à mettre dans la maison. (Elle l’embrasse.)
Au revoir, mademoiselle Perrine, cela m’a fait du bien de vous rencontrer.
Scène 4
Ce qui m’a retenue là-haut plus longtemps que je n’aurais voulu, c’est mon courrier. J’ai trouvé en arrivant une longue lettre de Graham Moore qui me préoccupe.
Vous prenez ce Congrès tellement à cœur…
C’est que je n’ai pas une autre raison de vivre que d’espérer en ce qu’il fera…
Prenez garde de trop leur demander.
Je ne leur demande que de faire leur besogne. Dites-moi, je vous prie, pourquoi ils ont été réunis, si ce n’est pour nous donner la paix ?
Ne jouez pas sur les mots, lady Mabel, vous savez bien qu’eux et vous n’entendez pas la même chose par la paix. Ils nous feront un traité, lequel sera respecté tant que nous serons les plus forts, disons cinquante ans, le temps pour l’Allemagne de refaire ses finances, son armée, sa marine. Mon frère dit qu’avec de bonnes frontières et des têtes de pont, il est possible que l’agression soit ajournée plus longtemps.
Vous me diriez qu’elle le sera cent ans… Un jour arriverait donc où l’on se trouverait encore à la veille de ce que nous avons vu… Cela jamais, jamais ! …
Cela arrivera pourtant… l’heure sera là encore une fois.
Et c’est vous qui dites cela ? qui admettez cela… Pourtant si les femmes sur la terre savent à quoi s’en tenir… Si j’avais le droit de compter sur une autre comme sur moi-même… (Elle est très émue.)
Vous êtes jeune et combative ; moi, je n’attends plus rien.
Et c’est ce que je ne vous pardonne pas. Vous en avez fini, c’est entendu. Vous ne cherchez plus sur la terre qu’une belle occasion de mourir, et parce que vous voilà bien établie dans le désespoir, vous prenez votre parti de ce qu’il coûtera au monde…
Je ne tiens plus assez au monde pour lui vouloir du bien.
Vous êtes une force perdue !
Mais, ma pauvre enfant, que voudriez-vous me voir faire ?
Tout… donner tout… dépenser toutes vos forces… ne vivre que pour cela… n’avoir un corps, n’avoir une âme que pour cela… qu’une autre fois au moins, si l’horreur doit fondre encore sur le monde, que ce soit malgré nous, dans l’effondrement de tout notre effort, dans la ruine de tous nos espoirs, une seconde fois au moins que nous ne soyions pas trouvés dans l’indifférence, dans le sommeil, dans la sécurité de brutes où nous vivions…
Mabel…
Oui, tenez… le pire c’est cela. Avant… laquelle de nous pensait à la guerre ? Laquelle de nous savait seulement qu’elle existe, qu’elle menace toujours ? avions-nous un battement de cœur, un frisson ? La guerre… c’était de la politique… la « politique étrangère »… allons donc ! … Est-ce que nos émotions allaient de ce côté-là ? Nos romans, nos drames… toujours la vie, le bonheur plus ou moins menacé d’un seul… (ironique.) Nous faisions la tragédie avec un seul homme, et la grande tragédie qui opère par milliers et par millions nous n’y pensions jamais. Nous pleurions sur le sort d’une femme et la guerre existait. Nous pleurions sur une vie brisée… et il y avait cela, ce comble de tout…
Oui… je me souviens de si chaudes discussions sur le sort des femmes…
Le sort des femmes ! en vérité, mais comme celui des empires, c’est sur le champ de bataille qu’il se décide. (Un temps. Toutes deux sont écrasées par leurs souvenirs.) Voyez-vous, Marguerite, on ne m’y prendra pas deux fois. J’ai juré de me souvenir et toute heure de ma vie ne sera qu’une lutte contre l’oubli. Dussé-je vivre cent ans, je veux garder jusqu’à la fin le raidissement, l’horreur, la protestation convulsive, avec lesquelles je me suis relevée au lendemain de l’indicible veillée…
Je me suis demandée si notre État-Major n’avait pas raison d’interdire le champ de bataille aux femmes…
Vous êtes de ceux qui détournent la tête quand passe le condamné ? (Rude.) Ce que les hommes doivent bien souffrir, nous leur devons le courage d’en être le témoin.
Pendant cinquante mois, je n’ai pas détourné la tête…
Vous étiez dans un hôpital… avec ceux qu’on avait pu enlever… ce n’étaient pas les pires… Et Dieu sait pourtant ce que vous avez vu ! … Moi j’étais avec ceux qu’on ne touche pas, qu’on ne pouvait pas toucher…
Et votre frère était de ceux-là… (Véhémente dans un retour sur elle-même.) Au moins l’aurez-vous revu, l’aurez-vous assisté… tandis que moi !
Ne m’enviez pas… Je ne l’ai pas quitté, c’est vrai, mais je n’étais pas avec lui.
Avait-il sa connaissance ?
J’aurais préféré qu’il ne l’eût pas… Je l’avais vu souffrir pourtant… Je l’avais vu pâlir et se taire pendant les pansements, et sourire ensuite et nous remercier… Cela, c’est la souffrance, cruelle, certes, et plus que nous ne l’imaginons… mais admissible, mais humaine encore… tandis que cette fois ! voyez-vous… Il y a un degré où le cœur lui-même n’est plus rien… Je n’ai même pas rencontré son regard… Il n’appartenait plus qu’à son supplice… mais l’indicible découragement, la misère absolue de ce visage… (Toutes deux sont contractées dans un mortel recueillement.)
Comment avez-vous le courage d’en parler ?
Je ne veux plus vivre que pour en parler. J’en ai fait le vœu cette nuit-là. Je ne veux plus vivre que pour me souvenir. Porter le souvenir jusqu’où encore il n’est jamais allé. Emportez cette flèche avec vous à travers les siècles, ô patries de l’Europe… Ce que vos fils ont souffert, on ne vous le redira jamais assez, car vous ne devez pas permettre qu’ils l’aient souffert en vain. Il faut que leur œuvre soit, il faut que leur œuvre dure. Qu’elle ne dure pas dix ans, vingt ans, cent ans, mais toujours. Car si la chose abominable recommençait jamais, ce serait la destruction de tout ce qu’ils ont fait, l’inutilité de leur sacrifice, la fin, hélas ! du précieux chiffon de papier, qu’ils auront payé si chèrement.
La vie du monde n’est que l’histoire de ces coûteux chiffons de papiers.
Je n’avais pas payé les autres comme j’ai payé celui-ci. Je veux que le traité dure, qu’il soit définitif… qu’une autre guerre ne vienne jamais le remettre en question… Mon frère n’est pas mort pour moins que cela… Il le disait, il le voulait ; ce sera la dernière guerre.
En tout cas, personne ne vous contestera la générosité de votre utopie.
Utopie ! N’employez pas de mots bêtes, Marguerite. L’utopie, c’est l’opinion que nous ne partageons pas, c’est la marchandise de la boutique d’en face. Tout est utopie au point de vue de l’adversaire. Utopie les projets des révolutionnaires, utopie les restaurations du passé. Et cependant tout arrive : aujourd’hui l’utopie des uns, demain l’utopie des autres. Tout ce qui est aujourd’hui, tout ce que nous ne remarquons même plus, a été l’utopie des uns, l’incrédulité des autres. À la première conférence de Genève, on disait de la Croix-Rouge : l’idée est très belle, mais irréalisable.
Vous croyez vraiment, Mabel, que vous et vos compatriotes, vous allez établir la paix permanente en Europe ?
Ah ! pardon… Je ne vous ai pas dit que nous allions établir la paix. Je vous ai seulement déclaré que nous allions tout faire pour cela.
Et vous espérez ?
Je n’en sais rien. Je sais seulement qu’avant de rien espérer sur la terre, nous devons en finir avec cela.
Mais enfin qu’allez-vous faire ? Sur quels moyens comptez-vous ?
Je compte d’abord sur le Congrès, ou plutôt, sur la pression qu’exercera sur lui une ligue formidable, composée d’hommes de tous les partis, lesquels enfin ont pu s’organiser pour agir, se sont entendus sur un programme, sorte de « cahier » de la paix, qu’ils imposeront à leurs représentants, au Parlement d’abord, et, par l’intermédiaire de ceux-ci, aux plénipotentiaires du Congrès.
Et ce programme, si le Congrès l’adopte, ce sera l’avènement de la paix permanente en Europe ?
Ce serait un pas considérable hors du système de guerre permanente où nous vivons aujourd’hui.
Alors, ils ne l’adopteront pas.
C’est bien possible : la guerre est atroce, la guerre est absurde, personnellement, elle fait horreur à tous… Mais il y a une chose dont nous avons plus peur encore que de la guerre, c’est d’avouer une heure avant tout le monde, que l’humanité peut s’en passer !
Mais quand vous m’auriez convertie, ma pauvre enfant. Je n’ai pas votre talent, moi. Je ne sais pas écrire dans les journaux et dans les revues. Je n’ai pas vos amis politiques que vous exaltez par votre flamme et votre éloquence, je ne puis comme vous mettre en branle les hommes les plus distingués de mon pays, et tout de même nous avons besoin de ceux-là…
Ah ! je n’en demande pas dix, mais pas dix dans chacune des capitales de l’Europe ! … Dix hommes de valeur et d’autorité… Mais je demande aussi les femmes, parce que je leur garde une mission, la mission qui est proprement la leur, qui est la mienne, celle du souvenir. (Elle parle sourdement d’abord, puis, de plus en plus fervente.) J’en suis arrivée à cette conviction, une seule chose est nécessaire, une seule chose suffirait, mais celle dont l’humanité est peut-être incapable : ne pas oublier… Ah ! si chacun avait vu… si une seule de ces horreurs, qui ont passé par milliers devant notre lâche imagination, appartenait vraiment à la vie réelle de chacun de nous, si nous nous en sentions vraiment les vengeurs responsables… On assassine vos frères dans votre maison, et vous écoutez derrière votre porte loquetée… Vous ne voulez pas ouvrir, vous ne voulez pas vous jeter et mourir… Et moi-même, est-ce que je n’oublie pas ? Où est l’époque où chaque nuit je réentendais les terribles appels ? Je me réveillais en y répondant : Je suis là, je viens ! On m’a donné des drogues pour chasser l’hallucination… L’hallucination ! comme si ce n’était pas elle la réalité matérielle et pressante, comme si ce n’était pas l’oubli, l’hallucination !
Scène 5
(Une adorable lumière de septembre se pose au ciel et sur le parc. Dans l’encadrement d’une fenêtre lumineuse, Jean paraît et demeure un instant. Il a son uniforme horizon, des bottes fauves, son képi auquel il porte deux doigts, mais qu’il garde militairement. L’uniforme pâle fait tache de lumière, c’est une radieuse apparition. Il va à sa mère, s’agenouille, se découvre, prend sa main gantée qu’il baise.)
Mère chérie… (De la tête il cherche l’épaule de Marguerite.)
Tu as donc quelque chose à me demander que tu déploies toutes tes grâces ? (Devant le groupe charmant de la mère et du fils, le visage de Mabel s’est contracté. Marguerite la voit, comprend, et repousse le jeune homme, elle se lève brusquement. Vivement, son fils l’imite, ils sont face à face, émus.)
Vous ne permettez pas que je vous embrasse ?
Si… je ne sais pas, tu m’as surprise. Un grand diable comme toi…
C’est cet uniforme, n’est-ce pas ? Vous ne l’aviez pas revu, ici, depuis… J’ai voulu le remettre, justement, pour vous prier… Selon ce que vous allez dire, ce sera pour la dernière fois… ou je ne le quitterai plus jamais… (Marguerite se tait.) Vous ne dites rien, maman ? Vous ne voulez pas que votre dernier fils demeure un soldat, comme les autres ?
Tu feras ce que tu voudras.
Non… ce n’est pas comme cela. Je veux votre assentiment. Je veux que ma mère, qui fut presque mon frère d’armes… je veux qu’elle veuille et décide avec moi. Je veux être un soldat par son choix et par le mien.
Pourquoi as-tu douté ? Pourquoi cette mise en scène ? Tu as donc eu peur que je ne m’oppose ?…
(Le jeune homme a un regard vers lady Mabel.)
Vous avez peur de moi, Monsieur de Gestel ?
Vous avez une grande influence sur ma mère. Elle vous aime et elle vous admire. Vous soutenez les hommes de votre pays qui veulent en finir avec la guerre. Votre ami Graham Moore qui fut un admirable champion de la lutte, je le reconnais, est aujourd’hui, au sein du Cabinet, le représentant attitré de la paix définitive.
Eh bien ?
Fille d’un premier lord de l’amirauté, sœur d’un soldat tombé en Flandre, vous ne croyez pas à notre œuvre. (Mabel veut parler, il l’arrête avec autorité.) Lady Mabel, je sais que vous êtes la noblesse même, que tout ce qu’il y a de noble en nous ne peut pas être méconnu de la femme qui a couru nos dangers sur le champ de bataille, mais si ma mère vous demandait : décidez. Dois-je autoriser mon fils à rester ce qu’il veut être : que répondriez-vous ?
C’est moi qui vais vous poser une question : Puisque vous savez par votre exemple même, qu’on peut, sans être soldat de carrière, défendre son pays menacé, pourquoi, Monsieur de Gestel, voulez-vous n’avoir plus d’autre besogne que la guerre, pourquoi voulez-vous que votre pays ne trouve l’emploi décisif de votre dévouement, qu’aux heures de deuil et de catastrophe ?
Parce que j’ai acquis la conviction que ces heures, nous devons y penser toujours, qu’il faut que, dans la paix, les hommes préparent chaque jour la guerre, que nous ne serons jamais assez nombreux sous les armes, qu’il nous faut y être innombrables, que ces armes, nous n’aurons jamais assez de notre vie pour y rêver, pour les forger toujours plus puissantes, plus diverses, plus savantes et plus décisives…
Vous le voyez, Marguerite, voilà l’alternative, voilà le choix que nous avons.
Il fera ce qu’il voudra.
Maman, ce n’est pas votre résignation, votre passivité qu’il me faut. Rappelez-vous d’autres vocations. Celles-là vous les aviez voulues, acceptées dans l’enthousiasme. (Plus ému, plus suppliant) Mère chérie, rappelez-vous… Tout ce que vous avez aimé a porté cet uniforme… La marche du Congrès n’est pas si rassurante. Son œuvre fera bien des mécontents. La France a besoin que ses enfants prévoient… Tout peut être à recommencer… (Mabel est tombée à genoux, près d’une table.) Ma mère, une victoire est toujours bien précaire… Il ne suffit pas d’être les plus forts aujourd’hui, il faut le rester à jamais. Ce n’est pas sa vie, dans une heure tragique qu’il suffit d’apporter au pays… c’est l’effort, la pensée, l’obsession quotidienne… Qu’est-ce qu’une paix qui doit prendre fin ? La vie n’est plus qu’une veillée d’armes… Permettez-moi de ne pas dormir, d’être là avec ceux qui travaillent et qui forgent… La guerre que je ne verrai peut-être pas, la guerre de demain, si colossale et si farouche, que celle-ci aura été clémente à côté, laissez-moi y avoir ma part d’effort et de peine… La victoire d’hier n’est rien sans la victoire de demain… Sans elle, mon père et mes frères seront morts en vain…
Morts en vain ! Mabel aussi me dit cela…
Regardez-la… Elle sent bien la vérité de mes paroles, de ma prière… Lady Mabel qu’avez-vous à me répondre ?
Vous avez raison.