La Paix (Lenéru)/Acte II
ACTE II
Scène 1
C’est merveilleux… et vous pouvez aussi le lever ?
Vive l’Angleterre !…
Écartez-le maintenant.
Oh ! tant que vous voudrez. (Il accomplit le mouvement.) C’était le plus difficile, vous rappelez-vous ?
C’est un miracle.
Un miracle dans lequel vous pourriez bien être pour quelque chose.
Et le docteur Carrel aussi… Savez-vous que quand vous êtes arrivé, Dieu sait dans quel état… nous avons fortement redouté l’amputation ?
Moi aussi… Quand je vous ai vue me veiller jour et nuit, j’ai bien pensé que le cas en valait la peine.
Le cas et le sujet.
Vraiment… Vous faites acception de personnes ? Je croyais le zèle de l’infirmière purement professionnel.
Tout de même… À soins égaux un boche est un boche, et un Français…
Prenez garde, vous avez peur de m’avoir fait trop de plaisir. Vous retirez ce que vous avez dit. (Déçu.) C’est vrai. Je n’étais pas un boche…
Je ne retire rien…
Carrel m’a dit que mes pansements, au début, étaient les plus difficiles qu’il ait jamais vu faire, que vous avez toujours été seule à y toucher… que vos carnets de veille, que vos observations étaient si remarquables, que vous lui avez évité bien des accidents, notamment en ce qui me concerne…
J’aimais beaucoup mon métier.
C’est la douche écossaise.
Comment ?
C’était si bon tout à l’heure, et maintenant c’est glacial.
Je ne vous comprends pas, général ?
Je croyais que dans votre pays, les femmes n’étaient jamais coquettes ?
Elles ne le sont jamais…
C’est que vous avez été à Lyon si douce, si attentive, si caressante même, que le souvenir de ces heures-là est dangereux.
Oh ! … j’étais avec vous…
Comme avec tous les autres, je n’en doute pas… Seulement, moi je n’étais pas comme tous les autres avec vous. Il me semble même qu’une fois il m’était arrivé, à peu de chose près, de me déclarer ; j’étais guéri, … nous causions beaucoup dans ce temps-là… ce n’était plus ma blessure qui vous intéressait… Vous m’avez répondu : Plus tard… Je me suis rappelé votre frère et puis la guerre durait… Ce n’était pas encore l’heure de penser à soi. J’ai attendu. Vous m’écriviez de moins en moins. J’ai voulu en avoir le cœur net. J’ai questionné Mme de Gestel. Elle m’a répondu : arrivez. (Un temps. Ému.) Et vous, Madame, que me répondez-vous ?
Je n’ai rien à répondre, car je ne comprends pas votre question.
Oh ! est-ce possible ?… Ce n’est pourtant pas la première fois…
Je ne comprends pas que vous me l’adressiez.
Pourquoi ? Les temps ne sont-ils pas changés ? Nous sommes vainqueurs, nos pays sont hors de cause, nous les avons bien servis tous les deux… On peut penser à soi-même… C’est le tour du bonheur à présent.
Vous serez heureux… Vous méritez… mais moi…
Qu’y a-t-il ? Où est la difficulté ? Vous ne m’aimez pas assez pour cela ? (Mabel se tait. Nullement déconcertée.) Peu m’importe que vous ne protestiez pas. J’ai eu l’impression que vous m’aimiez assez… sans cela, je ne serais pas ici… et comme on aime ailleurs que dans les salons. Nous étions encore si près du champ de bataille… alors, qu’y a-t-il ? Pourquoi hésitez-vous ?
Je n’hésite pas. Je suis fermement décidée… quoiqu’il m’en coûte… à vous dire non.
À me dire non… (Mabel se tait. Repoussant une idée qui lui paraît absurde.) Ce n’est pas… Il est impossible que ce soit… ce n’est pas le soldat que vous repoussez, n’est-ce pas ?
Je ne vous aimerais pas la moitié autant que je vous aime si vous n’étiez pas un soldat.
Alors ? Il ne m’est pas possible d’admettre votre refus… Jamais, sur aucun point, je ne vous ai connue en désaccord… Pas même sur la guerre où vous êtes si véhémente et si sensible… J’ai toujours approuvé votre révolte de femme. Je vous ai tout accordé sur la guerre, son absurdité, son inutilité… De même que vous m’accordiez que, tant qu’elle demeure possible, il n’y a rien à faire pour un homme qu’être pacifiste ou soldat, et peut-être même les deux ensemble, avec la même passion, la même fureur, le même don entier de son être, dans la vie et dans la mort. N’est-ce pas ce que vous me disiez, lors de nos premières sorties dans le jardin des Lazaristes ?
Eh bien, que penseriez-vous d’une femme qui, au moment où les nuages s’amoncellent dans les chancelleries, viendrait vous demander votre démission ?
Je n’y suis pas. Vous exigeriez…
Si je l’exigeais, que répondriez-vous ?
C’est que vous ne seriez plus la même femme…
Je veux seulement entendre votre réponse…
Eh bien, à la femme qui me demanderait d’agir contre mon honneur de soldat…
Voilà exactement ce que je voulais vous faire dire. (Tristement.) Maintenant ce n’est pas moi qui exigerais votre démission, c’est vous qui réclameriez la mienne… Et moi aussi j’ai mon honneur de soldat.
Mais vous vous trompez absolument, jamais je ne vous demanderais d’abdiquer vos idées que j’approuve, encore une fois, chez une femme… et même chez un homme. (Gaiement) Tenez, je crois vraiment qu’il ne me serait possible d’aimer qu’une pacifiste. Si vous saviez combien la femme belliqueuse, ou simplement soumise et résignée à la guerre…
Elles n’ont pas vu comme nous ! Elles ne savent pas…
Eh bien, je vous assure que la femme sans révolte devant la guerre parce que cela a toujours été et que cela sera toujours, cette femme-là me fait horreur. Et si, comme je l’en soupçonne, son respect humain devant « l’utopie » et l’entêtement de son enthousiasme guerrier, viennent d’une arrière-pensée de séduction à notre égard (sévère) je déclare que le calcul est mauvais, et que ce n’est plus comme cela qu’on peut nous plaire.
Merci. Vous êtes bon. Car j’avoue que j’ai eu du respect humain, moi. J’ai eu si peur que vous ne me trouviez pas une héroïne.
Vous, vous ! Vous citée à l’ordre… c’est vous qui dites cela ?
Dame… à côté de celles qui ont trop peur que les autres ne se sacrifient pas assez…
On ne doit prétendre à l’héroïsme qu’en son propre nom… Et je vous le répète, jamais je n’entraverai votre liberté d’action. Vous travaillez pour la paix, c’est la mission d’une femme, et moi pour la guerre, c’est celle d’un homme. Ne m’avez-vous pas dit cent fois que les deux efforts pouvaient être parallèles ?
Oui, très bien, entre nous… s’il n’y avait que nous. Mais vous êtes un chef, un grand chef, comment voulez-vous ? Comment voulez-vous faire comprendre… Décidément non… C’est plus impossible que vous ne l’imaginez… Et puis… si chef que vous soyiez, vous aurez des chefs… Jamais ils n’accepteront. Il est inadmissible que votre femme signe de son nom, tel article qui n’effaroucherait personne de la part de Lady Mabel Stanley.
À votre tour, ne me feriez-vous pas quelques concessions ? Ne renonceriez-vous pas à des manifestations trop éclatantes…
Trop éclatantes ?… Vous me connaissez… Vous savez que jamais je ne blesserai chez personne un sentiment honorable…, mais il y a des malentendus… Vous ne pouvez pas être amené à vous battre trois fois par an, pour défendre le patriotisme de votre femme… Et puis, s’il suffisait de renoncer à écrire… si utile que soit la chose, car tout de même, il y a ceux qui comprennent… J’ai deux secrétaires pour répondre aux lettres que je reçois… Ah ! si tous les cœurs savaient qu’ils peuvent oser… Pauvre cœur humain, intimidé par « l’utopie » s’il savait qu’il n’y a d’utopie, qu’engendrée par sa timidité… Mais il n’y a pas que la plume, il y a encore mes amis… Mes amis, les furieux athlètes de la paix, toujours sur la brèche dans tous les Parlements alliés… (Plus bas.) Et puis enfin il y a les autres, ceux à qui j’ai juré… J’ai fait un vœu sur le champ de supplice… de ne plus vivre que pour eux, d’être à jamais hantée…
Oh ! Mabel, oubliez… Le cauchemar est fini.
Pas pour moi, non… le cauchemar n’est pas fini et tant qu’il planera sur le monde…
On n’est pas une héroïne toute sa vie…
Une héroïne oh non… une femme en deuil, une sœur en prière, une sorte d’auxiliaire des âmes du champ de bataille. (Frémissante.) Des femmes sont entrées en religion pour moins que cela.
Ils sont dans la gloire, ils n’ont plus besoin de vous.
Ils ont besoin d’une chose : qu’on respecte leur œuvre, qu’on n’y touche jamais plus. Et moi aussi j’ai besoin, pour ne pas douter, pour ne pas succomber… Je veux agrandir encore le sens de leur mort, donner toute la portée à leur sacrifice… Mon frère croyait mourir pour la paix, non pour une trêve, mais la paix… (Très émue.) Comme les chrétiens, je dois continuer, achever ce qui manque au sacrifice.
Il vous en coûte donc un peu ?
Presque autant qu’à lui.
Mais alors ?… Puisque vous n’admettez pas les sacrifices inutiles… Ne jouez pas avec notre douleur. En quoi seriez-vous parjure ? Ne pouvez-vous vous dévouer aux morts avec un peu d’amour pour les vivants ?
C’est impossible… vous avez vu.
Le bonheur, est-ce qu’il ne vous paraît pas magnifique après tout l’effort qu’on a fait pour le chasser de ce monde ? Écoutez-le, c’est encore un blessé qui vous appelle… Le bonheur, le bonheur humain, si massacré, laissé pour mort… Il veut revivre, il vous tend les bras… Sauvez-le, ayez pitié de la joie qu’on peut encore avoir sur la terre.
Je ne pourrais pas… Je ne saurais plus…
Prenez garde, c’est un faux point d’honneur qui vous lie…
Hélas… nous ne sommes plus au temps des tragédies gratuites. Vous oubliez déjà tout ce que nous venons de dire…
Et si je m’obstinais ? Cherchez… n’y a-t-il aucun espoir ?
Eh bien… j’ai pensé quelquefois… au début, quand j’espérais tant du Congrès… quand j’ai vu vraiment la guerre reculer devant nous, devant l’effort acclamé de mes amis… j’ai pensé qu’un jour viendrait peut-être, où ils n’auraient plus besoin de moi…
C’est cela, oh ! c’est cela. (Persuasif.) Vos amis sont nos chefs et nos maîtres…
Ils ne sont pas seuls au Congrès…
Espérez, il faut espérer. Ah ! comme vous allez me rendre pacifiste ! Que faudrait-il, que faudrait-il obtenir, pour que vous vous déclariez confiante en la paix ?
Une seule chose… Une chose qui, à elle seule, permettrait tous les espoirs… qui ouvrirait de tels horizons à l’Europe.
Dites, dites vite, et je fais de la propagande dans l’armée… et je vous promets toutes les troupes et tous les chefs… Ah ! le beau coup de force…
Je ne vous en demande pas tant…
Alors, dites, quelle est cette chose que le Congrès peut faire ? Limiter les armements ?
Pas même, pas encore…
Quoi donc ?
Ce qu’a réclamé depuis longtemps mon grand compatriote Wells… Décider qu’il ne se séparera plus.
Le Congrès ?
Voter sa permanence, demeurer là toujours, en Concile du monde, en Parlement universel, et remplacer à tout jamais nos ambassades moyenâgeuses, le système désastreux qui a fait faillite en 1914.
S’il ne vous faut que cela.
Quand Graham Moore sera ici il vous expliquera mieux… Ce serait vraiment une première pierre… Peut-être serait-ce assez pour une génération.
Alors, vous vous croiriez le droit d’être heureuse et de faire des heureux ?
N’y comptez pas trop.
C’est si simple !
Est-ce que c’est une raison ?
Scène 2
(Ils débarquent d’une auto, dont on a entendu l’approche mais qui est invisible de la scène. Marguerite a son grand voile de crêpe qui lui moule le crâne. Sa nièce porte un deuil moins sévère.)
Venez un peu au salon. Ils sont là. Je vais vous présenter tout de suite. (À Mabel et au général.) Mon frère Paul Delisle, ma nièce Simone.
(Delisle s’incline devant Mabel et va serrer chaleureusement la main du général, pendant que les femmes se rapprochent.)
Je suis si heureux de vous retrouver chez ma sœur… notre dernière rencontre date du Grand Quartier Général… Vous n’aviez pas encore le glorieux commandement…
Vous, en revanche vous étiez déjà le grand entraîneur, la plus forte voix de la France…
Je n’écrivais pas pour vous. Qu’est-ce qu’une voix de poète sur le champ de bataille ? Mais à l’arrière ils étaient contents que je leur parle de vous… que je leur interprète la grandeur de ce que vous faisiez…
N’est-ce pas, général, que la guerre est une belle chose ?
(Jean qui est entré sur cette réplique, s’arrête et attend. Peltier un peu interloqué hésite à répondre.)
Ne soyez pas trop surpris, mon général, ma fille est tellement enthousiaste…
Oh ! je ne veux pas dire… Oh ! n’allez pas croire… La guerre est terrible, abominable, mais que vaudraient les hommes sans le sacrifice ? Un pacifisme sordide ?…
Il est certain que dans le matérialisme abject des sociétés modernes, la guerre seule transfigure les peuples, réveille les vertus endormies, fait vivre encore sur la terre des heures d’idéal et de beauté…
Idéal et beauté… dont on se passerait bien…
Oh ! ma tante…
Tu t’entendras bien avec Jean qui veut rester dans l’armée… moi qui trouvais qu’il aurait pu prendre ton autorisation avant la mienne. (Devançant la surprise de ses hôtes.) Simone et Jean sont fiancés depuis l’âge de dix ans.
C’est même Simone qui s’est chargée de la demande.
Et tu ne t’es pas fait prier du tout… Quant à ta décision je comptais justement en causer avec toi. Nous avons eu la même idée. Je suis bien contente.
Bien vrai ?
Et moi, je l’approuve absolument… Il y a encore de l’avenir pour ce métier-là !
Ah ! mais j’espère que vous n’allez pas recommencer demain.
Nous aurons la guerre avant dix ans. (Pendant toute cette scène et sans s’adresser directement à elle, Delisle est comme hanté par la présence de Mabel. Ses regards et ses attentes, ses silences mêmes vont vers elle. Celle-ci écoute avec une attention intense, mais se tient constamment à l’écart et se tait.) Ah ! je ne suis pas précisément un pacifiste.
Dame ! si l’on pouvait avoir la paix… Mais on sait bien que c’est une utopie.
La guerre est un accident périodique. Il se reproduit tous les cinquante ans…
Il y a toujours eu des guerres et il y en aura toujours… Tant qu’il y aura des hommes, on ne pourra pas les empêcher d’être les mêmes, et de se jeter les uns sur les autres…
Les passions humaines défient tout calcul et toute prudence… la combativité des peuples se traduira toujours… Il faut tenir compte des appétits… Les hommes sont avides, ils sont querelleurs, ils sont cruels aussi, et quand ils ne seraient qu’envieux…
L’humanité est une triste chose…
Allons, venez dîner. Il est neuf heures et demie. Je dois avouer que nous ne vous avons pas attendus. Vous parlerez demain de la guerre et de la paix, car Lady Mabel prétend, qu’à moins d’être assez saint pour vivre en Dieu, il est inadmissible d’avoir une autre préoccupation sur la terre.
Scène 3
Eh bien, vous l’avez entendu… Est-il assez convaincu, le poète ?… Et maman qui se met à parler de la guerre !
Moi, c’est la jeune fille qui m’a frappé… Sapristi ! En voilà une qui a pris son parti du massacre !
Dame ! elle a les idées de son père… Ne lui en veuillez pas trop… Mais Lady Mabel, pourquoi… n’avez-vous pas protesté… pourquoi n’avez-vous rien dit ?
Oh ! moi, voyez-vous… l’idée qu’on peut discuter de cela ! … comme de n’importe quelle autre opinion… qu’on peut être pour ou contre… Et quand ils auraient mille fois raison, quand il devrait y avoir « toujours des guerres, parce qu’il y en a eu toujours » est-ce que ça les dispenserait d’en devenir fous… de se casser la tête sur les éternels canons, avant, du moins, qu’ils ne leur aient brisé le cœur ?
Il est certain que ces vieux messieurs et ces jeunes dames ont la résignation plutôt hâtive.
Il n’y a qu’une chose au monde plus révoltante encore que la guerre, c’est l’adhésion éternelle qu’il nous en coûte si peu de lui accorder…
Tant qu’il y aura des hommes…
Oh ! vous… vous aussi, vous dites cela ! Vous croyez à la guerre, passion humaine, à la guerre, passion des peuples… à la guerre parce que les hommes sont querelleurs, avides, envieux, et cruels !
Ce n’est pas comme cela, Madame ?
Vous qui les avez vu mourir… Vous, un soldat, qui n’insultez pas l’adversaire tombé… « Tant qu’il y aura des hommes. » En vérité… cette phrase de perroquet est un impardonnable blasphème ! Mais les peuples ne sont qu’admirables dans la guerre… Ils ne sont qu’héroïsme et qu’abnégation, ils ne sont que disciples et martyrs volontaires. (Ironique, acerbe, exaltée.) « La combativité des peuples ! » Alors, vous croyez qu’on décrète une mobilisation générale pour servir les passions des hommes qu’on arrache à leurs foyers ?
Non, lady Mabel, non je ne crois pas cela, et il est certain qu’il y a beaucoup de phrases toutes faites… mais je crois à une folie collective…
En fait de phrases toutes faites, je vous félicite…
Vous ne croyez pas non plus à la folie collective ?
Mot facile… mot de pédant. La guerre ne serait pas si tragique si on avait affaire à des fous. La vérité est que pas un de ces fous n’a cessé de se répéter : « Quelle folie ! … » Oui, les hommes sont querelleurs, avides, envieux et cruels, ils sont ignobles, autant que vous le voudrez, mais la guerre est leur sainteté, elle n’est pas leur crime. La guerre est leur plus cruel sang-froid, elle n’est pas leur folie.
(Peltier prend la main de Mabel et la baise. Jean la regarde très surpris.)
Je ne vous avais jamais vue ainsi, lady Mabel…
Ainsi, quand la Garde et nos divisions de fer marchaient l’une contre l’autre, en chantant leurs hymnes, vous en tiriez cette leçon que « l’homme est un loup pour l’homme » et, qu’on aura beau faire, on ne pourra pas empêcher les héros de s’entre-dévorer ? (Elle est haletante.) Si la guerre est inexpiable en ceux-là qui la déchaînent, c’est bien parce qu’à aucun titre elle n’est une fatalité humaine. Il n’y a pas d’instinct dans la bête qui la fasse marcher au canon…
Vous pardonnerez à Delisle quand il aura écrit de belles strophes sur nos soldats.
C’est vrai… Ils « chanteront » nos héros et en les lisant nous sangloterons d’enthousiasme. Mais ce sera donc tout ? Ô trompettes sonores de la renommée, ne trouvez-vous jamais d’autres accents ? ainsi, jamais un cri de révolte, un cri d’horreur suffisante… ou tout simplement un cri de douleur… Toujours le piaffement convenu de la « gloire » la stérile : « Ô morts, je vous envie » et jamais un élan dévoué, une ardeur efficace… Ah ! combats pour combats… Ils furent nos défenseurs, changeons les rôles… À nous de porter les armes, à nous de mourir pour eux… Vous irez peut-être encore sur le champ de bataille, ô soldats de l’Europe, mais ce sera en passant sur nos corps étendus…
Ça, n’y comptez pas trop, lady Mabel. La paix, ce n’est pas l’affaire de tout le monde, comme la vôtre. Chacun a son métier, ses habitudes, on y revient comme devant… Il n’y a pas une marotte qui ne l’emportera dans l’effort réel et quotidien.
Vous vous heurterez à l’indifférence générale.
L’indifférence à cela ?
C’est parce que j’en suis persuadé que vous me voyez soldat. Si les hommes voulaient la paix, parbleu ! mais, là, ce qui s’appelle vouloir, c’est-à-dire ne pas vaguement souhaiter… qui les empêcherait de s’organiser, comme vous le dites ?
Oh, je le leur ai demandé. Les militaires me répondent ordinairement que ce sont les lois économiques, et les économistes que c’est l’esprit belliqueux des militaires et des peuples…
Vous voyez bien qu’il faut désespérer.
Au fond, tout le monde s’en fiche… sans cela, est-ce que l’on pourrait vivre ?
En attendant, je suis curieux de voir comment vous allez vous y prendre pour vivre sous le même toit que Paul Delisle…
Oh ! c’est bien simple, je ne parle jamais de la guerre qu’avec des pacifistes ou des soldats. Et puis, je compte sur lui pour un service…
Oh…
Vous démontrez qu’il n’est pas indifférent, qu’il est nécessaire que des hommes se mettent au service actif de la paix.
Vous comptez sur moi ?
Vous êtes très intelligent, très instruit, très combatif…
Et moi, je ne suis rien de cela ?
J’ai besoin de soldats dans les deux camps. Vous, je vous réquisitionne. Vous êtes ma force internationale de sanction.
Soyez assurée que si je me croyais plus utile à mon pays d’un côté que de l’autre.
Vous dites cela… vous le dites sincèrement ?
Qui ne le dirait ?
Quelle heure est-il ?
Non, pas encore… Graham Moore n’est jamais ici avant onze heures, onze heures et demie.
J’ai hâte que vous causiez avec lui, vous me le promettez.
Mais c’est un homme charmant, et nous avons déjà beaucoup causé… Nous nous entendons fort bien sur l’artillerie lourde et les torpilles aériennes… en particulier sur les canons de marine…
C’est un grand homme d’action et je n’espère plus qu’en ceux-là… Les écrivains, les « penseurs » marcheront quand leur public aura marché… Moore a une énorme influence dans son parti travailliste. Il a levé des recrues… Il nous donnait 35 000 hommes par semaine. Il fera aussi bien pour la paix.
Je ne suis pas socialiste…
Il en sera enchanté. Il n’admet pas que la paix soit un programme de parti.
Scène 4
Ils sont allés se coucher. Ils n’en pouvaient plus. Elle est jolie, hein, ma nièce ?
Elle est hideuse !
Dame ! Il ne faut pas lui demander d’être pacifiste. Mais c’est une très bonne fille, je vous assure, qui a rudement tricoté pour nos soldats.
À quoi pensent donc les femmes pendant qu’elles tricotent ?
(Elle va et vient nerveusement, croisant devant les fenêtres.)
Vous entendriez l’auto avant de la voir… Asseyez-vous, lady Mabel; Moore aura eu peut-être une séance de nuit. Il est douteux qu’il ait pu prendre le train ce matin.
C’est bien pour cela… (Elle passe brusquement sur la terrasse.)
C’est l’attente de Moore qui l’énerve. Elle commence son va-et-vient une heure avant son arrivée… Elle va attraper froid… On gèle, ce soir.
Lady Mabel, rentrez. (Il passe sur la terrasse. On aperçoit Mabel dans la nuit avec un grand manteau. Elle s’éloigne et crie) : « Je n’ai pas froid ». (Peltier revient, il est soucieux.) Il n’y a qu’à la laisser faire. (Non sans rancune.) Elle ne vit que par ce Congrès.
J’ai peur qu’elle ne se prépare bien des déceptions.
Elle se prépare à tout… Qu’est-ce au juste que ce Graham Moore ?
Mais c’est l’ancien Ministre… aujourd’hui plénipotentiaire au Congrès…
Quel âge a-t-il ?
Oh, enragé pour aller au feu. D’autant plus enragé, qu’il est assez atteint de ce qu’on appelle là-bas consomption. Kitchener s’y est opposé, et l’a bel et bien militarisé sur place : au gouvernement.
Qu’est-il à lady Mabel ?
Mais un collègue, un collaborateur…
Je veux dire, un parent, un ami ?
Pas un parent du tout. Moore est d’une famille plébéienne. Mabel, depuis la mort de son frère, est par décision royale « pairesse en son propre droit », héritière de la pairie, qu’elle transmettra à ses fils, dût-elle épouser un roturier.
Je ne la savais pas si grande dame.
Depuis la guerre elle a renoncé à tout. Bien qu’elle soit la plus grande châtelaine d’Angleterre, elle n’habitera plus jamais un château ; une chambre d’hôtel dans l’une ou l’autre capitale de l’Europe. Et elle ne quittera pas plus ses robes noires qu’un habit religieux. Elle a trop vu mourir. Elle m’a dit : « Je ne savais pas ce qu’il en coûtait pour vivre sur la terre, aujourd’hui l’expérience est faite, accepte qui voudra : ma vie, à coup sûr, ne valait pas cela. »
Quel âge a-t-elle ?
Trente-deux ans. Elle adorait son frère, merveilleux de culture et d’intelligence, et beau comme ils le sont là-bas… beau comme s’il était bête. Ils voyageaient ensemble, c’est lui qui l’a développée ; car avant sa conversion, si je puis dire, c’était la plus consciente et la plus avertie des aristocrates… (Rauque et dure.) Ce frère, elle l’a vu mourir pendant quatorze heures, dans un état tel qu’elle ne l’a jamais révélé… (Elle se tait brusquement, elle est devenue rigide. Elle est si pâle, le cou raide, le menton levé, que son fils va à elle.)
Maman… pourquoi parlez-vous de choses pareilles ? À quoi pensez-vous ? Vous ne savez rien… Vous n’avez pas le droit de supposer… Il y a d’autres morts sur le champ de bataille…
(Marguerite comme exaspérée, écarte son fils, et, la tête dans ses mains, avec une vivacité de jeune fille, elle sort brusquement.)
Alors, vraiment… pour votre frère Gérald, vous n’avez jamais su ?
Non… mais il y a des jours où je me demande si ma mère…
Scène 5
Général, M. Graham Moore est heureux de faire votre connaissance. Vous êtes une de ses rares admirations.
Et moi, je lui dois personnellement certains remerciements. Je me souviens de l’arrivée opportune de quelques grosses pièces qui ne venaient pas du Creusot.
(Ils se serrent la main, mais froidement, à l’anglaise.)
Oui, nous avons bien travaillé pour vous… (Shake-hand à Jean.)
Eh bien, lady Mabel, êtes-vous contente des nouvelles ?
Je m’attendais à un meilleur accueil. (à Mabel.) Je vous ai trouvée froide, en vérité…
Vous lui apportiez donc un peu d’espoir ?
Beaucoup… J’ai causé longuement avec tous les chefs de mission, avec les techniciens, les secrétaires, les souverains eux-mêmes… enfin, j’ai tâté tout le Congrès. Toutes mes consultations ont été satisfaisantes… Je les ai mis au pied du mur, et je dois dire que chez tous, j’ai constaté plutôt un soulagement à sortir des conventions, des lieux-communs diplomatiques… Aucun ne voit d’obstacle insurmontable aux deux ou trois réformes primordiales qui sont nos points cardinaux. J’ai l’assentiment de tous (Mabel paraît changée en pierre, se tournant vers elle.) Eh bien ! voyons… Il fallait bien commencer par là ?
Oh, les assentiments individuels. Je connais cela. J’ai eu affaire à eux.
Mais l’assentiment des plénipotentiaires ?
Connaissez-vous l’apologue de Mme de Süttner ?
La Furie de la Paix ?
C’est un très beau titre dont elle était fière ! Je ne demande qu’à relever le nom et les armes.
Nous ne connaissons pas l’apologue de Mme de Süttner.
« Une foule de mille et un hommes regardait avec envie un merveilleux jardin dont la porte était close. La consigne du portier était de laisser entrer les gens si la majorité le désirait. Il appela le premier : « Sincèrement, veux-tu entrer ? » « Moi, certainement, mais les autres, non. » Le portier nota cette réponse. Il appela le second qui fit exactement la même. Il nota de nouveau sur son registre, un oui, mille non. Et ainsi de suite jusqu’au dernier. Il fit l’addition pour mille oui. Il trouva un million de non. La porte resta close, car la majorité des non était écrasante. Chacun s’était cru obligé de voter non seulement pour soi, mais pour les autres ».
(Peltier ébauche un éclat de rire de sarcames et d’insouciance. Jean regarde profondément Mabel.)
Nous veillerons, lady Mabel, nous veillerons au scrutin… Maintenant ne voulez-vous pas revoir mon rapport ? Je dois partir demain… vers cinq heures pour être à la gare à huit.
Vous n’aurez guère dormi.
Je ne pourrais pas voir notre amie, de toute la durée du Congrès, si je dormais… et puisqu’elle a promis à Mme de Gestel de prolonger son séjour… Combien de temps allez-vous encore me faire faire ce métier, lady Mabel ?…
(Peltier a l’air de suivre très attentivement la conversation).
Vous suis-je tellement indispensable ?
J’espère, M. Moore, que vous n’allez pas manœuvrer pour nous enlever lady Mabel ?
C’était pourtant mon intention… elle nous est indispensable ; cette jeune dame, entraînée à tous les sports et, particulièrement à celui du champ de bataille, est un docteur de la paix… Elle a tout lu, elle sait tout par cœur. Depuis Henri IV et Sully elle sait tout ce qu’on a tenté, tout ce qu’on a pensé au sujet de la paix. Elle qui ne lisait que des romans avant la guerre, elle est plongée dans les économistes, les écrivains militaires, les diplomates et les hommes d’État. Les livres jaunes, vert, gris, orange, bleu, blanc, rouge, n’ont pas de secrets pour elle… Elle vous citera les pièces avec leur numéro d’ordre… Il n’y a qu’une femme pour se donner ainsi à une cause. (Il a fini avec un frémissement dans la voix.)
J’admire de toute mon âme lady Mabel.
C’est celui-là qu’il faut admirer. Il a pleuré des larmes de sang de ne pouvoir se battre. Alors il a fait la campagne des munitions, et vous savez avec quelle poigne. Cette poigne-là, nous la retrouverons dans sa campagne de la paix ! Il sera l’homme des sanctions futures, le terroriste de la paix.
Vous croyez vraiment, M. Moore, que la question de la paix permanente n’est pas vouée d’avance à tous les échecs ?
Il n’y a pas de question qui soit « vouée d’avance à tous les échecs ». Il y a seulement des hommes plus ou moins résolus, plus ou moins acharnés, plus ou moins indomptables, voués au service de ces questions.
Alors nous vous laissons travailler… (Inspectant la grande table et les lampes.) Avez-vous tout ce qu’il vous faut ? (Allant à la cheminée.) Surtout ne laissez pas éteindre le feu… les domestiques sont couchés… Vous devriez rester au moins jusqu’à demain soir, M. Moore.
Impossible, un souverain m’attend dans la journée.
Bonsoir, Madame. (Il prend congé de Moore pendant que Jean baise la main de Mabel. Les deux hommes quittent la pièce en cueillant au passage les livres et les journaux qui leur appartiennent.)
Scène 6
Le reste de mon rapport est à la copie… (Ouvrant sa serviette et feuilletant un rouleau.) Il n’y a rien à vous dire avant la semaine prochaine… les nouvelles de tout à l’heure, je savais d’avance, qu’elles ne compteraient pas pour vous… Et je suis venu, tout de même, voilà.
Vous vous surmenez…
Entre la fatigue et l’inquiétude je n’hésite pas…
L’inquiétude ?
Vous devriez être à Paris. Votre absence à l’heure actuelle équivaut à une désertion… Un séjour d’un mois près de votre amie en deuil est des plus suffisants…
Dans quelques jours, je serai à Paris.
Vous y serez la mort dans l’âme d’avoir quitté ce pays-ci…
Vous savez que ma tristesse ou ma joie ne peuvent plus dépendre que de vous…
Mabel…
Du travail que vous aurez fait.
Nous n’avons qu’une pensée, nous sommes dévoués à la même cause, dévoués à la vie à la mort… Témoins l’un de l’autre, chaque jour nous nous sommes estimés davantage. Il n’y a pas un effort au monde qui vous émeuve plus passionnément que celui auquel j’ai livré mon énergie d’homme et de lutteur… Et pourtant quand il s’agit d’aimer, d’aimer comme une femme… ce n’est pas à moi que vous allez… L’homme de la paix, de la paix pour laquelle vous donnerez peut-être un jour votre vie… vous ne lui donnez pas votre cœur… Et ce sont les prestiges de la guerre qui vont plus loin encore en vous, et qui me volent votre amour. Vous me préférez un soldat.
Mais non, Moore, mais non… Est-ce que je peux… est-ce qu’un soldat peut m’aimer, voyons ?
Vous niez bien mal. Ah ! vous en êtes aux cas de conscience ? Si vous n’êtes pas décidée à capituler, Mabel, il faut vous en aller et partir tout de suite avec moi… Oui, je sais, je sais, très bien… Je connais la puissance terrible de la guerre, de la mort sur les cœurs… et il faudra une grande résolution aux hommes pour perdre auprès de vous ces prestiges-là… Nous serons moins aimés, Mabel, et nous le mériterons moins… Cet impitoyable côté de la guerre est celui dont peut-être nous ne guérirons pas… Une effroyable vie de cœur, mais quelle vie.
Non, non… nous ne pensons pas à cela, notre amour n’est pas à ce prix-là !
Et pourtant… que serons-nous auprès des autres ? Des autres qui avaient sur vous ces droits souverains, dont la vie se parait pour vous de la précieuse, de la poignante fragilité du champ de bataille ? Mabel, si l’on s’écoutait, si l’on ne pensait qu’à soi… ah ! tomber, tomber à mon tour… arracher à son cœur de femme le seul vrai cri de l’amour, le cri des entrailles déchirées…
Mais je ne veux pas, je ne veux pas aimer comme cela ! Mon amour n’est pas un bourreau…
Et pourtant, Mabel, s’il n’y avait pas cela… allez, c’est bien la mort que vous aimez… Parce qu’un corps inerte a pesé dans vos bras, que la pâleur d’un visage mourant a bouleversé à jamais votre cœur… Vous ne pouvez plus aimer un homme que le martyr n’a pas consacré.
C’est trop affreux, ce n’est pas cela…
Hélas… que ne feraient pas les hommes pour mériter qu’on les aime ?
Ce n’est pas cela…
Si, c’est cela… Ne soyez pas trop exigeante, Mabel, les hommes auront toujours la douleur… la douleur et la mort pour désespérer leurs amours… Ne redoutez pas des idylles… ne craignez pas un bonheur trop assuré. Dans la guerre et dans l’héroïsme, ce qui vous trouble si profondément c’est la mort. Elle ne nous fera jamais défaut. Cette flèche au cœur humain, elle y vibrera jusqu’au dernier jour… Ne soyez pas jalouse des amours guerrières… (Ne consentant pas à un retour sur lui-même. Domptant son émotion.) Cruauté pour cruauté… soyez satisfaite du lot inévitable des hommes. Ne donnez pas seulement votre âme, Mabel, votre courage et votre dévouement. Maintenant que la victoire est accomplie, c’est votre cœur de femme qu’il faut arracher à la guerre, à la mort, qu’il faut livrer passionnément à la vie et à la paix.
Mais tout cela, je ne veux…
Pourtant c’est Peltier que vous aimez.