La Papauté au moyen-âge/02

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LA
PAPAUTÉ AU MOYEN-ÂGE.


I. — HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII,
PAR J. VOIGT.
II. — HISTOIRE DU PAPE INNOCENT III,
PAR F. HURTER.

No II.[1]

Le successeur d’Hildebrand, Victor III, qui ne régna qu’un an, recommanda, avant d’expirer, d’élever au saint-siége Othon, évêque d’Ostie, qu’avait désigné à son lit de mort Grégoire VII lui-même, et Othon, sitôt qu’il eut été salué pape sous le nom d’Urbain II, écrivit le lendemain de son élection à tous les évêques de la chrétienté, pour leur déclarer qu’il suivrait en tout point les erremens et décrets de Grégoire VII. Pascal II, successeur d’Urbain, confirma tous les anathèmes d’Hildebrand contre Henri IV ; il soutint dans sa révolte le fils de l’empereur contre son père ; il approuva les archevêques allemands qui couronnèrent Henri V à Mayence, et qui avaient dit au prince excommunié : N’est-ce pas à nous qu’il appartient de détrôner les rois, quand nous les avons mal choisis ? Il ne resta plus à Henri IV que d’implorer l’appui du roi de France en lui rappelant l’intérêt commun des princes à venger son injure. Enfin, réduit à une détresse absolue, il dut borner son ambition à demander une prébende laïque, dans l’église de Spire ; n’ayant pu l’obtenir, il alla mourir à Liége. On l’avait enseveli sans pompe ; Pascal II ordonna que son corps fût déterré, et ses dépouilles restèrent pendant cinq ans privées de sépulture ; si plus tard on les descendit dans les caveaux de Spire, c’est que l’empereur Henri V n’était plus en bonne intelligence avec le pape. Les deux champions de l’église et de l’empire eurent donc le même sort ; tous deux moururent dans le malheur et dans l’exil, expiant ainsi l’éclat de leur lutte et la violence de leurs passions. Mais si Grégoire VII et Henri IV arrivaient à se ressembler par leurs malheurs ; les causes qu’ils soutinrent étaient loin d’avoir la même fortune. L’église triomphait : sa domination spirituelle, son autorité générale, s’établissaient tous les jours ; elle était reconnue de plus en plus comme le lien commun des peuples, comme l’expression une et suprême de la pensée de Dieu, du christianisme.

La preuve de cet état nouveau de l’Europe ne se fit pas attendre ; dix ans après la mort de Grégoire VII, le mouvement des croisades éclata. Il était depuis long-temps dans la pensée de quelques hommes ; Silvestre II, Hildebrand lui-même avaient conçu d’employer la force de tous les chrétiens pour délivrer le tombeau du Christ ; mais comment exécuter ce grand dessein ? Au Xe siècle, rien n’était possible ; au milieu du XIe, tout n’était pas mûr. Enfin, sur la provocation de Constantinople, de l’empereur grec qui sollicite le secours des Latins, qui se plaint d’être menacé par les Turcs, qui invoque les saintes reliques, et vante en même temps la beauté des femmes grecques, on commence à s’émouvoir en Europe, non pas tant en Italie qu’en France. D’ailleurs, les malheurs de Jérusalem avaient été vus et constatés par des pèlerins. Le patriarche Siméon avait exercé une influence décisive sur un Français, nommé Pierre, qui, de retour en Europe, alla se jeter aux pieds d’Urbain II pour lui demander justice des souffrances et des opprobres de Sion, tant désormais le pape était considéré comme le juge suprême de la chrétienté ! — La puissance de la religion s’affermissait aussi par de nouveaux établissemens. À côté des Bénédictins dont les congrégations de Cluny, des Camaldules, de Vallombreuse et de Citeaux prospéraient, s’élevaient l’ordre des Chartreux, fondé par Bruno de Cologne, l’ordre des Antonins, celui de Grand-Mont dans le Limousin. Dans les autres pays de l’Europe où le christianisme était plus nouveau, ses progrès n’étaient pas moins sensibles. En Pologne, Casimir Ier rétablissait la foi chrétienne ; la Russie depuis Wladimir-le-Grand renonçait aux faux dieux ; la Suède était le théâtre de luttes sanglantes entre la cause de l’Évangile et les restes opiniâtres du paganisme ; en Danemark, Harold IV s’était mis en correspondance avec Grégoire VII et avait protégé l’église ; Ladislas avait en Hongrie raffermi les autels catholiques. Ainsi s’organisait la chrétienté, et Rome en était reconnue pour la métropole et la maîtresse. Aussi, est-ce à la voix du pape que l’Europe se précipitera sur l’Asie : elle n’a cette force d’expansion que parce qu’elle se sent véritablement une ; et c’est l’énergie centrale de sa spiritualité qui lui permet les conquêtes et les aventures. Le 15 juillet 1099, un vendredi, à trois heures, le jour et le moment où Jésus-Christ expira, l’élite de la chevalerie européenne entra dans Jérusalem et mit un trône chrétien à côté du Saint-Sépulcre. Ce n’était plus cette Europe tremblante de la fin du Xe siècle qui courbait le front sous la crainte et l’agonie de la mort ; elle tressaillait alors d’orgueil et de foi en elle-même et en son Dieu, et elle ouvrait pour les siècles à venir les rapports de l’Orient et de l’Occident.

Cependant il s’agissait toujours, entre l’Allemagne et l’Italie, de régler la grande affaire des investitures. Henri V avait envoyé au pape une solennelle ambassade qui échoua dans les difficultés épineuses de cette négociation ; quelques années après, il passa en Italie ; il y reçut l’hommage de la comtesse Mathilde, et voulut entrer dans Rome, qui fut contrainte de lui ouvrir ses portes. Il y arracha au pape un traité où Pascal II garantissait à l’empereur le droit d’investiture, pourvu qu’il ne s’y mêlât aucune simonie. Les cardinaux, plus fidèles aux maximes de Grégoire VII, refusèrent de souscrire à ce traité et forcèrent Pascal de le déclarer nul dans un concile tenu à Latran. Henri V, qui était retourné en Allemagne, repassa les Alpes, et s’empara de la succession de Mathilde que la comtesse avait léguée au saint-siége : il se fit couronner à Rome empereur par Bourdin, archevêque de Prague ; Pascal mourut à Bénévent où il s’était réfugié ; son successeur Gelase ne fut pape qu’un an, et ce fut Caliste II qui, enfin, termina la querelle des investitures par le célèbre concordat de 1122. À Worms, dans une assemblée générale de l’empereur, des princes et des états de l’Allemagne, on rédigea un écrit où le pape Caliste, parlant à Henri V, lui accordait que les élections des évêques et des abbés du royaume teutonique se fissent en sa présence, sans violence ni simonie ; l’élu devait recevoir les régales par le sceptre, excepté ce qui appartenait à l’église romaine, et en faire les devoirs qu’il doit faire de droit. Celui qui aura été sacré dans les autres parties de l’empire devait recevoir de l’empereur les régales dans six mois. « Je vous prêterai secours, disait le pape à l’empereur, selon le devoir de ma charge, quand vous me le demanderez. Je vous donne une vraie paix et à tous ceux qui sont ou ont été de votre parti du temps de cette discorde[2]. « De son côté, l’empereur, dans un autre écrit, disait que, par amour de Dieu, de la sainte église et du pape, il remettait toute investiture par l’anneau et la crosse, et accordait dans toutes les églises de son royaume et de son empire les élections canoniques et les consécrations libres. Il restituait à l’église romaine les terres et les régales de Saint-Pierre, qui lui avaient été ôtées du vivant de son père ou sous son propre règne, et qu’il possédait ; il promettait d’aider fidèlement à la restitution de celles qu’il ne possédait pas[3]. M. de Maistre fait très bien ressortir l’importance de la question des investitures au moyen-âge quand il dit : « Les papes ne disputaient pas aux empereurs l’investiture par le sceptre, mais seulement l’investiture par la crosse et l’anneau. Ce n’était rien, dira-t-on. Au contraire, c’était tout. Et comment se serait-on si fort échauffé de part et d’autre, si la question n’avait pas été importante ? Les papes consentirent à l’investiture par le sceptre, c’est-à-dire qu’ils ne s’opposaient point à ce que les prélats, considérés comme vassaux, reçussent de leur seigneur suzerain, par l’investiture féodale, ce mère et mixte empire (pour parler le langage féodal), véritable essence de fief qui suppose, de la part du seigneur féodal, une participation à la souveraineté, payée envers le seigneur suzerain qui en est la source, par la dépendance politique et la loi militaire. Mais ils ne voulaient point d’investiture par la crosse et par l’anneau, de peur que le souverain temporel, ne se servant de ces deux signes religieux pour la cérémonie de l’investiture, n’eût l’air de conférer lui-même le titre et la juridiction spirituelle, en changeant ainsi le bénéfice en fief ; et, sur ce point, l’empereur se vit à la fin obligé de céder. Ainsi les luttes furieuses de Grégoire VII et d’Henri IV aboutissaient à une transaction, et l’équilibre commençait à s’établir entre le sacerdoce et l’empire, entre la hiérarchie ecclésiastique et la constitution féodale.

La France allait, au XIIe siècle, sortir de son obscurité, et entrer en partage de cette illustration que l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie devaient aux empereurs, à Guillaume-le-Conquérant et à Grégoire VII. La royauté réussissait à réduire quelques vassaux, et les communes commençaient à conquérir leurs franchises. À côté de ces résultats politiques, les luttes de la religion et de la science s’élèvent : le Breton Abailard, qui était entré à Paris la première année du XIIe siècle, explique la théologie par la dialectique, met en balance Aristote avec Jésus-Christ, et compare les trois personnes de la trinité aux divers termes d’un syllogisme, explication que de nos jours Hegel a reproduite. À trente-neuf ans, ses passions s’allument, et auprès de lui Héloïse devient le type de la femme s’approchant de la science par l’amour. En face de cet homme chez qui éclatèrent avec tant d’audace toutes les ardeurs de l’esprit et des passions, l’église avait besoin d’un puissant défenseur ; elle le trouva dans Bernard ; ce moine de vingt-deux ans, doué tout ensemble d’une mysticité infinie, d’une activité politique inépuisable, prit sur l’Europe l’autorité d’un pape, tout en restant abbé de Clairvaux. Le premier écrit que composa Bernard traita des degrés de l’humilité, vertu par laquelle l’homme devient méprisable à lui-même ; il rédigea aussi une exhortation aux templiers sur la demande de leur premier grand-maître, et il y disait qu’il était merveilleux d’avoir réuni le caractère du moine et du soldat. Le pape le consultait comme un oracle, et l’employait comme un ministre : il l’envoya à Salerne pour rétablir la paix entre Roger, roi de Sicile, et Rainulf, duc de la Pouille. Bernard était revenu dans sa solitude de Clairvaux, quand il reçut une dénonciation touchant les écrits et les doctrines d’Abailard : il le fit avertir, il le vit même, lui parla avec douceur ; mais le philosophe, malgré une première condamnation encourue dix-huit ans auparavant au concile de Soissons, demanda à défendre lui-même ses livres au concile de Sens. Bernard s’y rendit ; le roi de France était témoin ; on pressa Abailard de parler, mais il en appela au pape et garda le silence. Bernard écrivit à Innocent II, il lui raconta ce qui s’était passé ; il lui manda qu’Abailard relevait les philosophes et abaissait les docteurs de l’église, qu’il cumulait les erreurs d’Arius, de Pélage et de Nestorius ; enfin, il le signalait comme étant d’accord avec Arnauld de Brescia, son disciple, pour conspirer contre le christianisme : Magister Petrus (Abœlardus), et Arnaldus, à cujus peste Italiam purgastis, adstiterunt et convenerunt in unum adversus Dominum et adverses Christum ejus[4]. Cependant Abailard avait pris le chemin de Rome ; il passa par Cluny ; il y apprit que le pape avait confirmé la condamnation prononcée par le concile ; il y resta, et après deux ans il y mourut, brisé par l’immense fardeau qu’il avait soulevé avec tant d’audace, mais qu’il ne suffisait pas à porter : car enfin Abailard s’était permis les plus hautes témérités. S’il faut en croire son dénonciateur, Guillaume, abbé de Saint-Thierry, il enseignait, entre autres choses, que le Saint-Esprit est l’ame du monde, que nous pouvons vouloir et faire le bien par le libre arbitre, sans le secours de la grace, que ce n’est pas pour nous délivrer de la servitude du démon que Jésus-Christ s’est incarné et qu’il a souffert, que les suggestions du démon se font dans les hommes par les moyens physiques, qu’il n’y a de péché que dans le consentement au péché et le mépris de Dieu, qu’on ne commet aucun péché par le plaisir, le désir et l’ignorance, mais que ce sont des dispositions naturelles[5]. C’était trop pour le XIIe siècle, et la pétulance de son génie avait emporté l’amant d’Héloïse dans des hardiesses trop périlleuses.

Après ces débats métaphysiques, la seconde moitié du XIIe siècle nous montre des théories politiques. L’Italie, pendant les luttes du sacerdoce et de l’empire, avait accru sa liberté intérieure. Venise, Pise, Gènes, Naples, Amalfi, avaient un gouvernement républicain. Les villes de la Lombardie, Milan, Pavie, Crémone, Asti, Vérone, Padoue, Lodi, possédaient des consuls, une milice, jouissaient des droits régaliens de faire la paix, la guerre, de battre monnaie, et ces grandes cités voulaient attirer dans leur alliance les villes moins considérables pour s’en faire un instrument de guerre et de résistance, soit contre le pape, soit contre l’empereur ; car la querelle de l’église et de l’empire partageait l’Italie comme en deux camps, et les mots de Guelfes et de Gibelins (Welf, Weiblingen), prononcés pour la première fois, en 1140, à la bataille de Winsberg, que se livrèrent, en Souabe, le duc de Bavière et l’empereur Conrad III, devinrent bientôt le cri de ralliement des champions acharnés de la suprématie de l’église et du pouvoir impérial. Le neveu et le successeur de Conrad, Frédéric Barberousse, ne voulut pas souscrire à l’indépendance italienne qu’il traita de révolte contre l’Allemagne et les droits de l’empire. L’année 1154 le vit entre Plaisance et Crémone, passant son armée en revue dans les plaines de Roncalia ; il se fit couronner roi de Lombardie à Pavie, et marcha sur Rome.

La ville des papes était alors dans une singulière anarchie : l’élève d’Abailard, Arnauld de Brescia, avait prêché, dans toute l’Italie, des principes nouveaux. Condamné par un concile à Latran, il s’était réfugié à Zurich, dont la position était telle, dit Jean de Muller, dans son Histoire de la Suisse, que chaque progrès de l’Allemagne et de l’Italie était un bonheur pour cette commerçante et religieuse cité. Arnauld de Brescia, dit encore l’historien[6], prêcha sa doctrine aux hommes de Zurich ; elle fut reçue par beaucoup de citadins et de campagnards : quelques-uns soutinrent leur opinion dans les diètes, et la transmirent à leurs petits-fils, avec une foi ferme contre laquelle vint échouer l’éloquence de saint Bernard. Pendant l’exil d’Arnauld, les Romains avaient établi un gouvernement républicain. Quand il fut de retour, il voulut ressusciter les formes politiques de l’antiquité, faisant un bizarre mélange des souvenirs de la république romaine et des traditions de la primitive église. Sa perte fut le gage d’une réconciliation entre le pape Adrien IV et Frédéric Barberousse. On le brûla vif, et ses cendres furent jetées au vent. Voici comment l’infortuné disciple d’Abailard a été dépeint par un contemporain, Otton de Freisingen, historien de Frédéric Barberousse, peu favorable aux opinions nouvelles : « C’était un homme d’un esprit, assez subtil ; toutefois son éloquence présentait plus de mots que d’idées. Aimant la singularité, il se précipitait avec ardeur dans les opinions nouvelles : c’était un de ces esprits merveilleusement propres à élever des hérésies, des schismes et des troubles. Quand, après avoir étudié, il repassa de France en Italie, il prit l’habit religieux pour mieux tromper la foule ; il se mit à tout censurer, à tout déchirer ; il n’épargna personne ; il se montrait le détracteur des clercs et des évêques, le persécuteur des moines ; il ne flattait que les laïcs. » Et qu’enseignait cet Arnauld, si sévèrement traité par Otton ? « Il disait que les clercs qui possédaient des biens, que les évêques qui avaient des droits régaliens, et que les moines qui avaient des domaines ne pouvaient, en aucune manière, espérer faire leur salut ; que toutes ces choses appartenaient au prince temporel, et devaient, par un effet de sa munificence, n’être que le partage des laïcs[7]. » Ainsi, voilà un novateur qui, pour mieux lutter contre l’église, se jette du côté des rois, au point de les déclarer dispensateurs uniques des biens de la terre. Mais il nous faut maintenant passer de cette doctrine à la théorie du pouvoir impérial, élevée par les jurisconsultes italiens.

Entre le pape et l’empereur la mésintelligence ne tarda pas à se glisser. Frédéric avait tenu de mauvaise grace l’étrier à Adrien ; dans une diète à Besançon, des légats avaient présenté une lettre à l’empereur où l’empire était désigné sous le nom de beneficium ; c’était en faire une dépendance féodale du saint-siége. Eh ! de qui Frédéric tient-il l’empire, sinon du pape ? dit un des légats que le comte palatin, Otton de Witelsbach, voulut tuer dans sa colère. Les états protestèrent contre une pareille doctrine ; Adrien fut obligé de se désister expressément de cette prétention, il promit aussi de faire disparaître le tableau de Lothaire II, qui représentait l’empereur à genoux devant le pape Alexandre II. Frédéric passe en Italie, assiège Milan, contraint l’orgueilleuse cité de lui ouvrir ses portes et la dépouille de ses priviléges. Mais ce n’est plus assez pour lui du triomphe des armes ; il lui faut la consécration d’une doctrine qui fonde le droit de la couronne impériale. Par ses ordres, quatre jurisconsultes, élèves du célèbre Irnérius, Bulgare, Martin de Gozia, Jacques et Hugues de la Porte, recherchèrent les droits de l’empire ; ils prononcèrent que tous les fiefs majeurs, que tout ressort et toute juridiction relevaient du trône impérial ; ils établirent que l’empereur avait le droit de lever une capitation générale outre les tributs annuels et les impositions ordinaires ; enfin ils élevèrent le pouvoir impérial à cette formule : La volonté de l’empereur est le droit ; ce qui lui plaît a force de loi ; — tua voluntas jus esto ; sicuti dicitur : quidquid principi placuit legis habet vigorem. Ainsi l’empereur, avec le secours du droit romain, était déclaré l’égal des anciens empereurs de Rome ; on ressuscitait la dictature des Césars pour battre en ruines la théocratie de Grégoire VII ; contre le prêtre s’élevait le jurisconsulte, s’appuyant, comme lui, de l’autorité des textes, de la majesté des traditions ; mais, dans sa bouche et sous sa plume, les textes et les traditions n’étaient plus invoqués pour l’église, mais contre elle, mais en faveur de l’empire et de la royauté. Dans le siècle suivant, les jurisconsultes français continuèrent avec puissance l’œuvre commencée par les Italiens, et les foudres de l’église romaine viendront souvent mourir au seuil de la grand’chambre du parlement de Paris.

Les Milanais ne pouvaient se résoudre à la soumission envers l’empereur, et provoquèrent une nouvelle lutte où ils succombèrent dans la troisième année. Leur ville fut rasée, et Frédéric, à Pavie le jour de Pâques, se couronna lui-même encore une fois. Cette guerre si vive était, pour la liberté de l’Italie en face de l’Allemagne, un puissant aiguillon, et un pape comprit, avec un instinct vraiment politique, le nouveau rôle qu’elle lui offrait. Alexandre III, dont le pontificat, le plus long du XIIe siècle, dura vingt-deux ans, et pendant lequel quatre anti-papes se succédèrent, sut imprimer une direction systématique à la résistance désespérée des Lombards. Après avoir excommunié Frédéric en s’autorisant des anathèmes de Grégoire VII contre Henri IV, il forma une vaste ligue de Rome, de Venise et des villes lombardes, et une guerre générale recommença avec plus d’acharnement. Frédéric entra un instant dans Rome, mais la contagion se mit dans son armée ; il voulut entamer quelques négociations qui furent repoussées par le pape, et il fut obligé de repasser les monts pour tenter d’armer l’Allemagne contre l’Italie. Mais l’Allemagne fatiguée se refusait à de nouveaux efforts, et Frédéric fut condamné à une inaction de cinq ans, que mirent à profit les villes lombardes pour relever leurs affaires, leurs murailles et leurs finances. Enfin, en 1174, Frédéric put rentrer en Italie à la tête d’une formidable armée ; il brûla Suze, mais il fut obligé de s’arrêter quatre mois devant Alexandrie, ville nouvelle bâtie par les Lombards, qui l’avaient baptisée par reconnaissance du nom même du pape Alexandre III ; l’empereur ne put la prendre. Alors quelques négociations furent nouées de part et d’autre, mais sans résultat. Une nouvelle armée vint renforcer les troupes allemandes, et à quinze milles de Milan, la bataille de Lignano, perdue par Frédéric, assura l’indépendance italienne. Cette fois les négociations furent reprises pour ne plus avorter. Le pape et l’empereur se virent à Venise et jurèrent la paix. Frédéric n’avait pas de peine à renoncer au schisme et à ne plus soutenir les anti-papes ; il n’était pas non plus difficile de rétablir la paix entre l’empire d’Occident, le roi des Deux-Siciles et l’empire d’Orient ; mais c’était un épineux problème que de définir les droits de l’empereur et des villes lombardes. Comme sur ce point on ne pouvait s’entendre, on convint, pour ne pas empêcher la paix désirée de tous, d’une trêve de six ans pendant laquelle les droits de part et d’autre demeureraient en suspens. Les six années écoulées, personne ne voulut recommencer la guerre, et dans une diète à Constance, en 1183, fut rédigé un traité définitif, base du droit public et témoignage écrit des libertés de l’Italie. L’empereur y renonçait aux droits régaliens dans l’intérieur des villes ; il reconnaissait aux cités confédérées le droit de lever des armées, de s’entourer de murailles, et d’exercer dans leur enceinte la juridiction tant civile que criminelle ; mais il se réservait l’investiture des consuls, le serment de fidélité qui devait se renouveler tous les dix ans, et les appels dans les causes civiles dont l’objet surpasserait la valeur de vingt-cinq livres impériales[8]. Ainsi, un siècle après la mort de Grégoire VII, les rapports de l’Allemagne et de l’Italie commençaient à devenir réguliers et pacifiques. Dans la lutte de trente ans qui amena la paix de Constance, les deux pays eurent chacun un grand homme. Alexandre III a un tout autre aspect qu’Hildebrand, il continue son œuvre par d’autres moyens ; c’est déjà aux intérêts positifs, à la liberté italienne, à l’ambition naissante de Venise, à l’indépendance lombarde qu’il demande le triomphe de l’église. Les revers le trouvent souple et ferme à la fois, les prospérités ne le jettent pas dans le danger des prétentions excessives ; il signe avec l’empereur une paix opportune ; pendant son exil en France, il sait se faire honorer du roi Louis, et garder toute la majesté du pontificat ; dans les démêlés si tragiques entre Thomas Becket et Henri II, dont il faut lire le récit tant dans l’Histoire ecclésiastique, de Fleury, que dans l’Histoire de la Conquête d’Angleterre, de M. Augustin Thierry, Alexandre III s’attache à ménager l’archevêque et le roi ; il leur donne raison tour à tour, si bien que Becket, se voyant abandonné par Rome dans sa lutte contre la royauté, peut s’écrier dans son désespoir : Barrabas se sauve et Christ est mis à mort ! Alexandre III a déjà quelque chose de la cauteleuse prudence des papes du XVIe siècle. Entre Grégoire VII et Innocent III, il marque comme un point d’arrêt par sa modération avisée. Frédéric, au contraire, ne se meut que par d’impétueuses saillies ; il a tout l’orgueil de l’empire et toutes les passions de la race allemande ; c’est bien le successeur des Othon et le vengeur d’Henri IV ; il relève la couronne impériale, et la maintient du moins au niveau de la thiare, rétablissant ainsi l’image de cette république chrétienne qui devait avoir deux têtes. À une ardeur qui parfois ressemble à de la furie, il unit un mâle bon sens, et il sait transiger aussi bien que combattre : néanmoins chez lui l’héroïsme l’emporte. Aussi après avoir signé la paix de Constance, et puni la rébellion d’Henri Welf, duc de Bavière, il courut en Orient, le premier des princes chrétiens, à la nouvelle de la prise de Jérusalem par le sultan d’Égypte, entra sur les terres des Turcs, prit Iconium, traversa le mont Taurus, et se noya dans le fleuve Seleph qu’il voulut passer à cheval, terminant par une mort de soldat une vie de grand empereur.

À la fin du XIe siècle, c’était de son propre mouvement que la chrétienté s’était jetée sur l’Asie ; à la fin du XIIe, elle était contrainte d’y revenir, sous peine de forfaire à l’honneur. Saladin avait repris Jérusalem ; c’était un défi à toute la chevalerie de l’Europe. Aussi Frédéric Barberousse n’avait été que le précurseur des rois de France et d’Angleterre, Philippe-Auguste et Richard, tous deux avides de gloire, l’un politique plus habile, l’autre plus brillant chevalier, le premier plus grand en Europe, l’autre plus illustre en Syrie. Ptolémaïs ouvrit ses portes à l’armée des croisés qui représentait bien la chrétienté ; car tous les peuples s’y étaient donné rendez-vous, l’Allemand, le Français, l’Anglais, l’Italien ; le camp des chrétiens était comme une autre ville s’élevant en face de la ville infidèle, et comme une image de l’Europe.

Le XIIe siècle, qui terminait ainsi ses travaux par une sorte de décoration et de pompe militaire, nous offre de notables résultats. Les idées se débrouillent, les institutions se développent, les peuples se distinguent et les hommes s’affirment. Les rapports et les luttes de la religion et de la philosophie, ces deux points de vue d’une même vérité, s’établissent : Abailard et Bernard en ont la gloire. Le droit romain reparaît pour servir à la fois de pâture à l’esprit et d’instrument politique ; l’église commence à rédiger sa législation et son corpus juris canonici. Les libertés politiques s’organisent en France, en Italie, en Allemagne ; les grands hommes paraissent et se multiplient ; on voit luire de ces grandes figures dans lesquelles l’humanité s’exprime et se glorifie ; les relations de l’Orient et de l’Occident, de l’islamisme et du christianisme, sont devenues plus intelligentes et plus utiles. Les chrétiens, en révérant Saladin, ont appris qu’il est d’autres vertus que celles inspirées par l’Évangile ; et Richard est devenu, pour le sectateur du Coran, le type du chevalier chrétien. Bientôt, à la suite de la religion, le commerce et la science trouveront dans ces rapports de précieux avantages. Tel est le point où est parvenue la société européenne au moment où Innocent III monte sur le trône pontifical.

La vie d’Innocent III est un sujet bien fait pour séduire un esprit qui se croit la vocation d’écrire l’histoire. Son importance n’est inférieure à aucune des biographies les plus illustres des temps anciens et modernes ; elle offre l’apogée du moyen-âge. L’auteur qui s’en est emparé, M. Frédéric Hurter, ne saurait être compté, sans doute, parmi ces hommes de premier ordre qui écrivent l’histoire avec une autorité souveraine, et qui sont la gloire d’une littérature, comme Bossuet, Gibbon, Jean de Muller ; mais au-dessous de ces hauteurs inaccessibles à la foule, il est encore de belles places. Si M. Hurter n’a pas le génie de l’histoire, il en a bien le goût, l’esprit et le culte. Il y a vingt ans qu’en parcourant la collection des lettres du pape Innocent III, il conçut l’idée d’écrire son histoire. Depuis, à travers les devoirs d’une vie active, il n’a jamais négligé de rassembler les matériaux de ce grand travail. Il nous raconte lui-même qu’il ne tarda pas à comprendre que la vie d’un tel homme, centre et souvent moteur de tous les évènemens de son siècle, ne pouvait être séparée de ses relations multipliées avec ses contemporains. La vie d’un pape au moyen-âge, dit fort bien M. Hurter, est un fragment de l’histoire universelle. D’ailleurs, la lecture attentive des écrits d’Innocent lui révéla combien la vie de ce pape s’était transformée dans celle de l’église, et alors la figure de l’homme dont il avait entrepris d’écrire l’histoire, lui apparut dans sa lumineuse splendeur. Voilà de l’enthousiasme naïf et sincère. M. Hurter a la passion de l’impartialité historique : protestant, président du consistoire du canton de Schaffhouse, il a historiquement, pour le catholicisme au moyen-âge, une admiration profonde ; nous disons historiquement, car il a soin de distinguer expressément la vérité de l’histoire de la vérité du dogme.

« Que la croyance qui faisait agir Innocent III, écrit M. Hurter, considérée en elle-même, soit vraie ou fausse, conforme ou non à la doctrine de l’Évangile, bien ou mal fondée sur la parole de Jésus-Christ, c’est une question d’un haut intérêt, qui appartient à la polémique théologique, mais dont l’histoire n’a pas à s’occuper. Il suffit à l’histoire de savoir que cette croyance dominait à une époque, et se liait à une institution qui exerçait une souveraine et universelle influence. » Nous ne pouvons qu’applaudir à tant de sagacité et répéter, avec l’écrivain de Schaffhouse, qu’il n’est rien de plus injuste que de répudier les plus hautes qualités de l’intelligence et du caractère, uniquement parce que nous n’approuvons pas les formes extérieures et les circonstances accidentelles avec lesquelles elles ont dû se manifester. Il n’y a donc pas trace, dans le livre de M. Hurter, des opinions et des principes du protestantisme ; il nous peint naïvement l’institution catholique dans sa puissance et son génie ; il raconte, il ne critique pas ; même on se surprend à trouver cette impartialité excessive, et cette absence complète d’appréciations rationnelles tourne, pour l’esprit, en une déception qui l’impatiente parfois. On ne peut écrire sur les institutions, les idées et les hommes, sans les juger et sans prendre parti. Si M. de Barante a pu appliquer à l’histoire, comme il l’a fait avec tant d’éclat, la méthode purement narrative, c’est qu’il a su choisir avec un tact exquis une époque où les évènemens sont tous pittoresques, où les croyances du moyen-âge sont déjà tombées dans le chaos, où les idées modernes ne règnent pas encore, où tout aboutit presque toujours à des voies de fait, à des guerres entre la France et l’Angleterre, à des batailles en Flandre, à des scènes d’anarchie civile, à des jeux et à des champs-clos de chevalerie. Mais le XIIIe siècle ne peut se contenter d’une chronique ; il lui faut une histoire, parce qu’il a remué les croyances et les idées les plus profondes de l’humanité. Mais, prenons le livre de M. Hurter, tel qu’il lui a été donné de le concevoir et de l’exécuter ; prenons-le avec les qualités précieuses d’une érudition tout ensemble intelligente et candide, avec des défauts dont le génie pouvait seul se préserver, et, tel qu’il est, sachons en profiter et en jouir.

Le biographe d’Innocent III commence son livre par des détails sur la jeunesse du grand pape dont il va dérouler l’histoire. L’origine des Conti, aïeux d’Innocent, remonte à une époque beaucoup plus reculée que celle indiquée par les documens écrits qui existent encore. Du jour où elle se fixa à Rome, cette famille brilla pendant six siècles du plus vif éclat. Au XIIe siècle, un de ses rejetons, le comte Trasmondo, épousa une Romaine, nommée Claricie, de la maison des Scotti ; il eut de ce mariage une fille et quatre fils dont le plus jeune vint au monde vers l’an 1160 ou 1161 ; son père le fit baptiser sous le nom de Lothaire : c’est Innocent III. On sait peu de chose des premières années de Lothaire, de son enfance ; seulement il dut à sa noble origine, qui lui faisait compter trois cardinaux parmi ses plus proches parens, d’entrer à l’école de Saint-Jean-de-Latran. De Rome il se rendit à Paris dont la souveraineté scientifique attirait l’élite de la jeunesse européenne. Lothaire suivit de préférence les leçons de Pierre, chantre de la cathédrale, qui méritait une grande estime par la pureté de sa doctrine ; il s’honora toujours d’un pareil maître, et, quand il fut élevé sur le trône pontifical, il lui conféra tour à tour l’évêché de Cambrai et l’archevêché de Sens. C’était surtout l’Écriture sainte, et son application aux discours publics destinés au clergé et au peuple, qui occupait Lothaire ; néanmoins il ne négligeait pas la sagesse humaine. Le livre de Boëce, de Consolatione philosophiæ, ce manuel des hommes d’état et des savans au moyen-âge, avait pour lui un grand attrait ; l’histoire affermissait sa raison, et l’antique poésie charmait ses loisirs. C’est pendant ce séjour à Paris qu’on place un voyage en Angleterre, où il aurait été s’agenouiller sur le tombeau de Thomas Becket, martyr de la cause de l’église. Quelles pensées s’élevèrent alors dans son ame, et le fils du noble comte ne songea-t-il pas dans sa prière à continuer l’ouvrage du fils du charpentier ?

De Paris, Lothaire alla à Bologne. Les nombreuses ordonnances, les décisions et réponses qu’il rendit quand il fut pape, attestent qu’il y étudia profondément le droit canonique. Enfin il retourna à Rome et reçut les ordres sacrés ; il obtint un canonicat à Saint-Pierre, Grégoire VIII, qui ne régna que cinquante-sept jours, lui conféra le sous-diaconat ; ce fut son oncle maternel, Clément III, qui remplaça Grégoire. Le nouveau pape nomma son neveu, âgé de trente ans, cardinal-diacre, et lui conféra le titre de l’église de Saint-Sergius et de Saint-Bacchus, titre qu’il avait lui-même porté. Nommé cardinal, après avoir donné ses premiers soins à son église, dont il releva les murs et orna l’intérieur, il s’occupa activement des affaires générales auxquelles l’associait sa nouvelle dignité. Ces occupations lui valurent la connaissance des personnages marquans de tous les royaumes chrétiens, et des amitiés auxquelles plus tard il resta fidèle. Sous le règne de Célestin III, il prit moins de part à l’administration de l’église ; depuis long-temps sa famille et celle du nouveau pape étaient ennemies. C’est à cette époque qu’il composa un livre des Misères de la vie humaine, déclamation lugubre sur les douleurs de l’homme et du genre humain ; en voici quelques traits : « Que la vie est pénible ! Voulez-vous parvenir à la sagesse, à la science, alors les veilles, les peines et le travail sont votre lot, et néanmoins à peine si vous acquérez quelques connaissances… Quelle agitation intérieure pour toute chose ! Le riche et le pauvre, le maître et le valet, l’époux et le célibataire, tous sont tourmentés de diverses manières par la misère. Ainsi le célibataire par le désir de la chair, et le mari par sa femme : celle-ci veut des parures précieuses, des meubles, sans aucun égard aux revenus de son mari ; si elle ne les obtient pas, elle se plaint, elle pleure, elle fait la moue et murmure toute la nuit… La vie est un service militaire, elle est environnée de tous côtés d’ennemis et de dangers ; la nature humaine est de jour en jour plus corrompue ; le monde et notre corps vieillissent… L’ame ne se sépare pas avec plaisir du corps ; la mort et la corruption nous font frissonner d’effroi. À quoi servent alors les trésors, les festins, les honneurs, les jouissances de la vie ? Voici venir le ver qui ne meurt pas, le feu qui ne s’éteint pas. Ne dites pas : La colère de Dieu ne peut être éternelle, sa miséricorde est infinie ; l’homme a péché dans le temps, Dieu ne punira pas pour l’éternité. Espérance stérile, fausse présomption ! Pas de délivrance possible dans l’enfer, car le mal restera comme penchant, quand même il ne pourra plus être exécuté ; ils ne cesseront de blasphémer l’Éternel, et c’est ainsi que le renouvellement de la faute renouvellera le châtiment. » Quand, un siècle après, un poète viendra écrire aux portes de l’enfer : ici plus d’espérance il ne fera que répéter cette implacable théologie d’anathème et de désespoir contre laquelle aujourd’hui l’humanité proteste victorieusement.

Célestin III tomba malade vers la fête de Noël 1197 ; aussitôt qu’il eut rendu le dernier soupir, Lothaire, accompagné de quelques cardinaux, vint à l’église de Saint-Jean-de-Latran célébrer l’office des morts pour le défunt. Les cardinaux devaient, conformément aux anciens usages, s’assembler le second jour après la mort du pape, pour célébrer ses funérailles et procéder, le troisième jour, à l’élection ; mais ils jugèrent nécessaire de se hâter, pour prévenir toute influence extérieure qui aurait pu prévaloir au préjudice de la liberté de l’église. Aussi, le jour même de la mort de Célestin, ils s’assemblèrent dans un couvent près du Scaurus ; ils s’y crurent plus en sûreté contre les Allemands qui occupaient le pays jusqu’aux portes de Rome. Jean de Salerne obtint dix voix, d’autres cardinaux portèrent leurs suffrages sur Octavien ; mais celui-ci déclara qu’il regardait le cardinal Lothaire comme plus digne que lui-même du pontificat. Son exemple entraîna Jean de Salerne, qui fit la même déclaration, et tous les cardinaux reportèrent unanimement leurs voix sur un homme de trente-sept ans qui suppléait à l’âge par l’éclat du talent ; c’était bien une élection digne du Saint-Esprit. On assure que pendant la séance trois colombes voltigèrent au-dessus du couvent, et que la plus blanche des trois prit son vol à la droite de Lothaire, quand il se fut mis à la place que devait occuper l’élu. Le peuple accueillit, par des cris de joie, la nouvelle de cette élection extraordinaire. Appuyé sur deux cardinaux, Lothaire se rendit à Saint-Jean-de-Latran pour prier l’Éternel, pendant que ses frères chantaient le Te Deum, et les cérémonies accoutumées s’accomplirent. Cependant le nouveau pape n’était encore que diacre, il fallait qu’il fût sacré prêtre et évêque avant d’être solennellement installé sur le trône du prince des apôtres : ce ne fut que six semaines après l’élection qu’il fut couronné pape, dans l’église de Saint-Pierre. « Le symbolisme de ces siècles, dit notre historien, qui donnaient une pensée profonde à tout acte de la vie, qui plaçaient dans la main gauche de l’empereur une pomme d’or remplie de cendre, afin que l’éclat extérieur lui rappelât la splendeur du trône, et la cendre cachée, la destruction rapide de sa personne ; ce symbolisme posa sur la tête du pape une couronne de plumes de paon, afin qu’il n’oubliât jamais que ses regards, comme les yeux de ces plumes, devaient être dirigés de tous côtés. Les brûlantes et abondantes larmes versées par Lothaire, qui prit le nom d’Innocent III, pendant cette imposante solennité, trahirent toute la violence de son émotion. »

Le second livre de l’histoire de M. Hurter est consacré à exposer l’état de l’Europe et de l’Orient, au moment de l’intronisation du nouveau pape. Le trône de l’empire était vacant, et le choix de celui qui devait s’y asseoir était d’un bien haut intérêt pour l’église romaine. En France régnait Philippe-Auguste dans tout l’éclat de la jeunesse, ayant cinq ans de moins qu’Innocent, et ne cédant pas à celui-ci en fermeté. Richard d’Angleterre, par suite de ses luttes continuelles avec la France, vivait beaucoup moins dans son île que dans ses provinces d’outre-mer, En Espagne, Alphonse de Castille, malheureux dans les combats qu’il livrait aux Maures, avait perdu Calatrava, Alarcos, et faisait aussi la guerre au roi de Léon. Les royaumes scandinaves étaient encore le théâtre de scènes sanglantes, et la protection vigilante de Rome pouvait seule empêcher que le christianisme y fût étouffé sous l’oppression de persécuteurs victorieux. En Hongrie ; Bela III, roi juste et sévère, avait dans ses états départi à l’église cette liberté que les papes s’efforcèrent de lui faire octroyer partout ailleurs ; il mourut peu de temps après l’élection d’Innocent. À Constantinople, Isaac l’Ange avait été jeté du trône dans les fers par le crime de son frère Alexis ; dans quelques années, l’empire grec tombera au pouvoir des Vénitiens et des Français. En Égypte et dans les pays où Saladin avait si puissamment régné, ses fils et son oncle Saffeddin se faisaient une guerre qui permettait aux chrétiens de respirer un peu. Dès la première lettre qu’il écrivit, Innocent exprima les principes sur lesquels devait reposer son administration. « Il est de notre devoir, disait-il, de faire fleurir la religion dans l’église de Dieu, de la protéger là où elle fleurit. Nous voulons que pendant toute notre vie le christianisme soit obéi, respecté, et que les établissemens religieux prospèrent de plus en plus. » Le grand âge de son prédécesseur avait apporté quelque retard dans la marche des affaires. Aussi, dès le jour de son élection, même avant d’être sacré comme chef de l’église, il se livra avec ardeur au travail. Il s’astreignit lui-même à des habitudes modestes, ne voulut pas qu’on servît plus de trois mets sur sa table, et congédia ses pages en leur donnant les moyens de devenir chevaliers. Il ne permit plus aux cardinaux de recevoir de l’argent pour l’expédition des affaires, afin de couper court aux plaintes, aux accusations qui s’élevaient déjà contre la vénalité romaine, comme le prouve cette exclamation d’un chroniqueur : « Réjouis-toi, ô Rome ! les portes des trésors terrestres sont ouvertes ; l’argent afflue vers toi. Réjouis-toi de ce que la discorde a éclaté dans l’enfer, afin d’augmenter ton lucre ! Contente ta soif ; répète ton ancien refrain ! Ce n’est pas par la religion, mais par la méchanceté des hommes, que tu as vaincu le monde. » Innocent dut aussi songer à rétablir son autorité à Rome même et dans ses provinces. Il profita de la joie du peuple à son élection pour faire disparaître, dans la personne du sénateur, la dernière trace de l’indépendance des Romains, comme il supprima, dans la personne du préfet, la dernière trace de la suzeraineté impériale. Puis il s’occupa des parties éloignées des domaines de l’église. Il fit rentrer dans une complète obéissance la marche d’Ancône et la Romagne, malgré les entreprises de Markwald d’Anweiler, chevalier alsacien. Il soumit aussi le duché de Spolette, le comté de Bénévent et d’autres seigneuries. En Sicile, Constance, veuve de l’empereur Henri, et tutrice d’un enfant qui plus tard sera Frédéric II, cherchait sa force dans le lien féodal avec le saint-siége. Elle envoya des ambassadeurs à Innocent, avec la mission de recevoir, au lieu et nom de Frédéric, en fief du pape, le royaume de Sicile, le duché de la Pouille et la principauté de Capoue, aux mêmes conditions qui avaient existé jusqu’à ce jour entre le souverain pontife et les rois ; tant le pape était alors invoqué comme le protecteur et le supérieur des princes !

Mais il est remarquable qu’Innocent III apporta beaucoup de ménagemens dans l’exercice de cette suprême autorité. Ainsi, dans les affaires de l’Allemagne, il laissa l’élection d’Othon s’accomplir librement et sans aucune intervention de sa part ; il attendit que les divisions qui déchiraient l’empire provoquassent un appel à son tribunal. Envers Philippe-Auguste, pour son divorce avec Ingelburge, il fut inflexible au fond, patient et plein de douceur dans la forme : il ne se lassa jamais de remontrer au roi que la dignité royale ne peut être au-dessus des devoirs d’un chrétien ; il lui déclara que, malgré son attachement pour la maison royale, qui dans tous les orages ne s’était jamais séparée de l’église romaine, il serait obligé de lever contre lui sa main apostolique. Les royaumes de Léon et de Castille, celui de Portugal, érigé sous la consécration d’Alexandre III ; la Norvége, la Hongrie, l’Islande, où les ecclésiastiques furent adjurés de ne plus se livrer à l’assassinat, à l’incendie, à la débauche, et de ne plus exciter l’indignation par la multitude de leurs péchés ; tous ces pays reçurent d’Innocent des conseils paternels, des remontrances sévères, des directions politiques. Pour s’en assurer, il ne faut que lire ses lettres si belles et si pleines, lettres à la rédaction desquelles, s’il ne les a pas toutes écrites lui-même, il a évidemment coopéré. C’étaient ses dépêches.

L’Europe n’absorbait pas toute sa pensée, et il n’oubliait pas l’Orient. S’il travaillait à fonder l’ordre en Italie et dans le royaume de Sicile, à terminer les dissensions de l’Allemagne, à rétablir la paix entre la France et l’Angleterre, c’est qu’il voulait armer l’Europe pour venger les chrétiens de la Palestine, c’est qu’il songeait à faire rentrer Byzance dans la grande unité catholique. Il avait dit un jour publiquement à Rome : « Jésus-Christ pleura sur Jérusalem ; aujourd’hui il ne nous reste aussi que des pleurs. Les routes de Sion sont désertes, parce que personne ne veut se rendre à une fête : les ennemis du Christ l’emportent. » Il envoya des évêques à Pise, à Gênes, à Venise, pour exhorter les fidèles à remplir leurs devoirs envers le crucifié. Il rappela aux Vénitiens que, sous prétexte qu’ils ne vivaient que du commerce et de la navigation, il ne leur était pas permis de pourvoir les Sarrasins, par échange ou par commerce, de munitions de guerre, de fer, de chanvre, de pois, de clous, de cordes, de bois, d’armes, de galères, de vaisseaux. Déjà les intérêts positifs conspiraient contre la religion. Rien n’était plus propre à assurer le succès d’une croisade que la coopération de l’empereur grec. Innocent III employa tout pour déterminer Alexis à prendre part à la guerre contre les ennemis de la foi. Il lui envoya des légats pour négocier tant avec lui qu’avec le patriarche, au sujet de la délivrance du Saint-Sépulcre et de la réunion des deux églises ; mais le ton hautain des lettres du pape choqua l’empereur. « Si Jérusalem est au pouvoir des gentils, répondit-il, c’est une preuve que Dieu est toujours irrité contre les crimes des chrétiens, et que la parole du prophète : Ils règnent pour eux et non par moi, car ils ne me connaissent pas, s’applique aux rois. Quant à la réunion avec l’église romaine, la meilleure union consisterait à voir chacun renoncer à sa volonté personnelle. Au surplus, si le pape veut soumettre les doctrines controversées à l’examen d’un concile, l’église grecque s’y trouvera. » Mais rien ne décourageait Innocent dans ses projets de croisade ; il continua de solliciter les puissances de l’Europe ; il peignit de nouveau au roi de France les malheurs de Jérusalem ; il lui dit qu’il devait non-seulement permettre aux croisés de partir, mais les y forcer. Il envoya des pouvoirs étendus à Foulques, curé de Neuilly, ardent missionnaire qui enflammait de son éloquence les populations de France et des Pays-Bas. Enfin, la noblesse se leva encore une fois pour la délivrance des lieux saints, et envoya demander des vaisseaux à Venise pour le transport de l’armée chrétienne en Orient. Mais ici s’ouvre une scène nouvelle qui devait former un notable contraste avec les triomphes des chrétiens à Jérusalem et à Ptolémaïs.

Parmi les trois villes d’Italie qui alors rivalisaient de puissance, Pise, Gènes et Venise, c’était la cité de saint Marc qui avait le plus de forces et d’avenir. Elle avait déjà lancé sur mer des flottes de deux cents vaisseaux ; elle étendait son autorité sur toutes les côtes de la Méditerranée ; elle commerçait avec Constantinople, où même les Vénitiens possédaient quelques rues spécialement habitées par eux ; avec Naples, la Sicile, avec le roi d’Arménie. La foire de Venise devint bientôt la plus riche et la plus fréquentée de l’Europe ; c’était le dépôt des produits de tous les pays des trois parties de la terre. Au moment où les croisés envoyèrent des députés à la république, elle nourrissait contre Constantinople d’ardens désirs de vengeance, et Dandolo, qui, à quatre-vingt-dix ans, avait toute la vivacité d’un jeune homme, épiait toujours le moment d’être l’instrument heureux des passions de son pays. On sait que les croisés ne purent tenir les conditions stipulées, et que Dandolo leur proposa de se racheter par la conquête de Zara, que le roi de Hongrie avait enlevé à la république. Ils acceptèrent cette façon militaire de payer leurs dettes, et ils emportèrent une ville chrétienne, malgré la défense du pape.

Quel changement dans les cœurs ! quelle altération de la foi ! Voilà les croisés devenus des espèces de condottieri, prêtant leur épée même contre des chrétiens, et n’étant plus sensibles qu’au plaisir de la guerre, sans plus songer à Jérusalem. En vain les bourgeois de Zara ont suspendu des crucifix aux murs de la ville, en vain le pape a transmis aux croisés par ses légats les plus expresses défenses, les croisés ne respectèrent pas plus l’image de Dieu que son vicaire, et ils pillèrent la ville la plus riche de la Dalmatie. « Satan vous a poussés à porter vos premières armes contre un peuple chrétien, leur écrivit Innocent quand il apprit la prise de Zara ; vous avez offert au diable les prémices de votre pèlerinage. Vous n’avez dirigé votre expédition ni contre Jérusalem, ni contre l’Égypte. La vénération pour la croix que vous portez, l’estime pour le roi de Hongrie et pour son frère, l’autorité du siége apostolique, qui vous avait envoyé des ordres précis, auraient dû vous détourner d’un pareil crime. Nous vous exhortons à ne pas continuer la destruction au-delà de ce qui est déjà fait, à restituer tout le butin aux envoyés du roi de Hongrie, sans quoi vous serez déclarés passibles de l’excommunication que vous avez méritée, et déchus de tous les bienfaits de la croisade qui vous sont promis. » Les princes français reconnurent leur faute, et envoyèrent à Rome le savant maître Jean de Noyon et deux chevaliers pour apaiser le pape, qui accepta leur repentir, faute de mieux. Mais d’autres déplaisirs attendaient Innocent ; il apprit par son légat le traité que les croisés venaient de conclure avec Alexis pour remettre ce dernier en possession du trône de Byzance. Il se hâta de leur écrire. « Vous ne devez pas vous imaginer, leur mandait-il, qu’il vous soit permis d’attaquer l’empire grec, parce que cet empire ne reconnaît pas le siège apostolique, ou parce que l’empereur a précipité son frère du trône. Vous n’êtes pas juges de ces faits, et vous avez pris la croix pour venger, non cette injustice, mais l’injure faite au Christ. Nous vous exhortons sérieusement à renoncer à cette entreprise, et à vous diriger, sans commettre aucune violence, sur la terre sainte ; sinon, nous ne pouvons vous assurer le pardon. » Vaines remontrances ! l’armée chrétienne n’aspirait plus à Jérusalem, mais à Constantinople, à ses richesses, à ses plaisirs, aux émotions nouvelles que devait leur donner la ville aux deux mers, non moins illustre que Rome, aussi chrétienne que Jérusalem, voluptueuse comme Babylone. Il faut lire, dans M. Hurter, la description de Byzance, morceau traité par l’historien avec l’érudition la plus pittoresque. Quelle impression, remarque-t-il avec vérité, ne devait pas exercer sur les esprits des chevaliers habitués à la solitude de leurs châteaux, ou à la pauvreté des villes occidentales, cette cité impériale, qui n’était qu’une suite de palais, d’églises, de couvens dans lesquels des milliers de religieux se consacraient au service de Dieu ! Et leur surprise en contemplant les chefs-d’œuvre qui avaient orné Rome et les villes de la Grèce ! Si les Latins avaient pris Constantinople malgré le pape, ce dernier ne devait pas moins chercher à tirer profit de cet événement inattendu. Il reçut d’Alexis la promesse de reconnaître le pape comme successeur du prince des apôtres, et d’employer tous ses soins à soumettre l’église d’Orient au saint-siége. Plus tard, il s’étonne que le patriarche n’ait pas encore fait acte d’adhésion et d’obéissance à l’église romaine en demandant le pallium. Quand Baudoin fut élevé au trône de Byzance par ses pairs, il écrivit au pape, à l’empereur d’Allemagne, à tous les évêques, pour les engager à exciter parmi les habitans de l’Occident de tout rang et de tout sexe, parmi les nobles et les roturiers, le désir de venir prendre part aux immenses trésors temporels et spirituels que renfermait sa capitale. Il pensait que le saint-père contribuerait à sa propre gloire et à celle de l’église universelle, en convoquant un concile à Constantinople, en l’honorant de sa présence et en réunissant la nouvelle Rome à l’ancienne. Il invita des maîtres et des disciples de Paris à se rendre en Grèce pour restaurer les sciences dans le pays qui avait été leur berceau. Outre les richesses spirituelles, leur mandait-il, les avantages temporels vous attendent en foule. Plus tard, il envoya un grand nombre de jeunes Grecs à Paris, afin de s’instruire dans les arts, les sciences, et le service divin de l’Occident. Innocent répondit qu’il mettait l’empire de Baudoin sous la protection de saint Pierre, il l’engagea à ne rien négliger pour la réunion des deux églises. « À présent, dit-il, Samarie s’adressera à Jérusalem, et personne ne cherchera plus le Seigneur à Dan ou à Bethel, mais tout le monde ira à Sion. » Un nouveau patriarche fut ordonné à Constantinople ; il reçut le pallium et prêta serment d’obéissance au siége apostolique ; il reçut expressément du pape le privilége de couronner les empereurs grecs. Venise était alors si puissante à Byzance, qu’elle avait arraché au patriarche la promesse de ne choisir que des Vénitiens pour chanoines à Sainte-Sophie. Le pape déclara l’engagement illicite, et ordonna qu’il ne fût pas exécuté, sous peine d’excommunication. Une ambassade solennelle fut envoyée à Rome, par le patriarche, pour y porter des réclamations et y demander des conseils sur un grand nombre d’objets. Cependant l’impossibilité de conserver long-temps Constantinople, et d’en faire le centre fortifié d’où l’on devait conquérir la Terre-Sainte, devenait toujours plus grande, si l’on ne recevait pas de l’Occident des renforts considérables. Innocent ne se lassait pas de réclamer de nouveaux secours auprès des princes de l’Europe ; mais les émigrations qui se faisaient en Orient étaient plus funestes qu’utiles au nouvel empire latin. C’étaient des moines quittant leurs cellules, des troupes nombreuses d’ecclésiastiques envahissant les provinces où devait être introduit le rit catholique ; et ce n’étaient pas les plus pieux et les plus purs qui arrivaient : le monde avait le triste spectacle d’une lutte sans fin entre le clergé grec et le clergé romain, entre les laïcs et les prêtres, pour des possessions et des revenus. Innocent, supérieur à toutes ces convoitises, s’attachait à maintenir la justice, à faire tomber la fatale séparation entre les deux églises, à réprimer les abus qui lui étaient dénoncés, comme les excès et l’insolence des templiers, et sa douleur était de ne pouvoir arracher à l’Europe des secours efficaces pour les chrétiens d’Orient.

En France, la lutte contre les Albigeois occupait la noblesse ; l’Espagne combattait comme à l’avant-garde de l’Europe à l’ouest, et l’Angleterre était déchirée par les divisions de Jean-Sans-Terre avec ses barons. Enfin les faibles rois de Jérusalem et de Chypre ne purent pas même rester unis contre les ennemis de la foi chrétienne. Ce n’était déjà plus pour l’Europe le temps des aventures désintéressées, et les hommes positifs du XIIIe siècle n’avaient déjà plus la foi de leurs pères. La religion seule n’était plus assez puissante pour faire traverser la mer aux chrétiens et les échauffer à la conquête d’un tombeau. Aussi, au lieu d’aller à Jérusalem, on s’est arrêté à Constantinople ; ce n’est pas la religion qui prospère, c’est le commerce ; Venise devient l’entrepôt de l’Asie et de l’Europe ; ses flottes sillonneront la mer Noire ; ses marchands s’empareront du commerce de blé, de sel, de fourrures de la Crimée ; ils recevront près de la mer d’Azof les produits du midi de l’Asie ; ils approvisionneront les marchés de l’Allemagne, de la France et des Pays-Bas. Cependant la science aura aussi ses profits ; les trésors de l’antiquité s’épanchent sur l’Europe, qui, jusqu’alors exclusivement chrétienne, acquiert la preuve qu’avant elle il y eut tout un monde intellectuel et moral. Le Grec vient à Paris ; le Parisien visite Byzance ; on se mêle, on se compare, et il se trouve que c’est la religion qui a provoqué ces progrès du commerce et de la science. Ainsi, dans la continuité des siècles, tous les élémens de l’humanité viennent tour à tour demander et obtenir satisfaction, car Dieu n’a pas donné le temps aux peuples et aux hommes pour qu’ils fissent toujours la même chose.

Mais il nous faut assister à une des plus puissantes révoltes de l’esprit d’hérésie et de liberté contre l’église catholique. En commençant son récit de la guerre contre les Albigeois, M. Hurter remarque judicieusement que plus les développemens d’une institution sont brillans, plus l’esprit humain met d’activité à rechercher son côté faible ; il s’attache d’autant plus à en épier les imperfections, que cette institution s’efforce de perfectionner son organisation intérieure par une hiérarchie fortement constituée. Deux espèces d’adversaires s’élevèrent au sein de l’église. Les uns cherchaient surtout à attaquer la doctrine déclarée par l’église la seule vraie, la seule qui unisse l’homme à Dieu ; les autres dirigeaient leurs armes principalement contre les formes extérieures, en prenant pour prétexte les exagérations de quelques hommes. Les premiers se rattachent, dès les commencemens de la foi évangélique, à la doctrine des deux principes du bien et du mal, doctrine devenue en Perse une croyance populaire, et que Manès voulut mêler avec le christianisme. Les manichéens se multiplièrent rapidement sans que les lois sévères des empereurs de Constantinople parvinssent à les anéantir. Au XIIe siècle, ils reçurent le nom de pauliciens, soit d’un certain Paul qui renouvela l’ancienne doctrine, soit à cause de la vénération dont ils faisaient profession pour les écrits de l’apôtre Paul. Quand ils se répandirent de plus en plus de l’Euphrate vers l’Asie mineure, les empereurs cherchèrent à les détruire ; ils en déportèrent aussi beaucoup dans la Thrace, dans les vallées de l’Hémus, et c’est ainsi que le germe de leur doctrine passa en Europe. Ils entrèrent en relation avec les peuples occidentaux par les expéditions militaires ou par le commerce. Au commencement du XIe siècle, ils s’introduisirent en Italie, et firent, surtout à Milan, de nombreux prosélytes. De là, dit-on, leur doctrine fut apportée par une femme en France, et à Orléans quelques savans ecclésiastiques abandonnèrent la foi de l’église. Rejetant la plupart des dogmes établis et prétendant à des connaissances plus hautes, ils prenaient volontiers le nom de purs, καθαροι ; au surplus ils se partagèrent eux-mêmes en des sectes nombreuses. M. Hurter s’est livré, sur ces hérésies, à de curieuses recherches. Mais si l’erreur des Catharéens tombait surtout sur le dogme, il y avait une autre grande secte qui attaqua principalement l’église au point de vue de la vie pratique. L’historien d’Innocent III raconte comment Pierre Waldo, riche bourgeois de Lyon, et ses disciples dirigèrent leur agression contre l’église visible. Elle a été corrompue, disaient-ils, par les possessions temporelles, tandis que chez eux, au contraire, on peut trouver la doctrine du Christ et des apôtres en paroles et en actions. Aussitôt qu’Innocent fut élevé sur le siége apostolique, il s’occupa des sérieux dangers que courait l’église, de l’audace avec laquelle l’hérésie levait la tête ; il considérait qu’elle avait été adoptée dans le midi de la France par presque toute la noblesse, que les plus grands seigneurs lui accordaient protection, qu’elle comptait des adeptes même parmi les abbés et les chanoines, et qu’elle se propageait rapidement dans la Haute-Italie. Aussi voulut-il consacrer toutes les forces de l’état romain et des autres pays chrétiens à la détruire ; on peut dire qu’elle avait trois capitales, la ville de Léon en Espagne, Toulouse en France, et Milan en Italie. Déjà, pour le midi de la France, le pape Alexandre III avait convoqué un synode à Albi en 1176, et, deux années plus tard, envoyé un cardinal et un abbé de l’ordre de Citeaux à Toulouse, pour ramener les hérétiques par une discussion pacifique. Efforts inutiles ! Toulouse s’entêtait de plus en plus dans l’hérésie. Les franchises municipales dont jouissait cette cité rendaient ses habitans orgueilleux et indociles aux ordonnances de l’église. Les hérétiques avaient pour protecteurs le vicomte Raymond Roger de Beziers, seigneur de Carcassone, le vicomte de Béarn, le comte de Comminges, le comte de Foix, et le comte d’Armagnac. À la cour de chaque seigneur provençal, des troubadours se réunissaient qui répandaient leurs railleries sur les choses saintes, sur les évêques et les prêtres, sur les moines et les nonnes. Les chevaliers ne vouaient plus leurs fils à l’état religieux ; presque tous les seigneurs ne présentaient aux évêques que des fils de fermier pour devenir curés, et, d’après l’ancien proverbe : J’aimerais mieux me faire juif que de faire telle ou telle chose, la noblesse disait : J’aimerais mieux me faire prêtre. Enfin, Innocent III représenta au roi de France que le temps était venu où le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel devaient coopérer ensemble pour la défense de l’église et se prêter un mutuel appui, afin que le bras séculier écrasât ceux qui ne se laisseraient pas retirer du péché par la doctrine ecclésiastique. Il dit au roi que son devoir lui commandait de se lever, d’employer la force qui lui avait été accordée par Dieu, et, s’il ne pouvait marcher en personne contre les impies, d’envoyer son fils ou tout autre personnage puissant. Un jour il lui écrivit avec une éloquente vivacité : « Levez-vous, et jugez ma cause ! Ceignez l’épée ! Veillez sur l’unité entre la royauté et le sacerdoce : unité désignée par Moïse et par Pierre, et les pères des deux Testamens. Ne laissez pas l’église faire naufrage dans ces contrées ! Courez à son secours ! Combattez avec l’épée les hérétiques, qui sont encore plus dangereux que les Sarrasins. »

La croisade contre les Albigeois est racontée par M. Hurter de la manière la plus détaillée ; sa narration est attachante, puisée à toutes les sources contemporaines, impartiale, sympathique pour les opprimés, mais exposant avec justice la raison des choses ; elle dégage Innocent III d’une responsabilité qui serait inique, si on voulait lui imputer les excès et les emportemens du farouche Montfort. Nous regrettons que l’historien suisse n’ait pu profiter, dans la rédaction de son travail, d’un poème historique récemment édité par le savant M. Fauriel[9] ; il y aurait trouvé des descriptions dont la dramatique réalité eût prêté à ses pages de nouvelles couleurs. Mais il résulte du récit de notre historien que si le pape Innocent a pris l’initiative de cette croisade, s’il a provoqué Philippe-Auguste et le terrible Montfort, il n’a jamais autorisé et a souvent ignoré les rigueurs excessives de ses légats et les cruautés de l’armée catholique. Quant au fond des choses, à l’idée d’extirper l’hérésie, elle est si naturelle, qu’on s’étonnerait qu’elle n’eût pas animé ce grand pape. Rome ne pouvait consentir à l’hérétique indépendance de Toulouse, Paris pas davantage, et dans leur entreprise combinée contre le midi de la France, Innocent III et Philippe-Auguste furent les agens légitimes et nécessaires, le premier, de la religion pour remettre de coupables dissidens sous le joug de l’unité ; le second, de la monarchie pour attirer à elle ces précieuses et belles provinces.

L’Allemagne et l’Angleterre occupèrent beaucoup Innocent pendant les dernières années de sa vie. Oubliant la persévérance avec laquelle Innocent l’avait soutenu contre les usurpations et les menaces de Philippe de Souabe, son ancien rival, l’empereur Othon s’était mis à envahir en Italie les possessions de l’église ; il reprenait toutes les prétentions de l’empire quant au temporel, tout en reconnaissant le pape comme chef de la chrétienté dans toute l’extension de ses attributions spirituelles ; il menaçait aussi la Pouille et le royaume de Sicile, dont le jeune roi Frédéric était sous la protection du saint-siége. L’excommunication qu’Innocent prononça contre Othon fut fatale à l’empereur ; elle releva le courage des partisans des Hohenstaufen qui voulaient le déposer pour mettre sur le trône un rejeton de cette maison. Une partie des princes allemands déclara sa déchéance et fit offrir la couronne au jeune roi de Sicile ; Frédéric l’accepta, et Othon vit s’ouvrir devant lui une succession de disgraces que termina la bataille de Bouvines, journée célèbre où la féodalité germanique, qui avait formé une vaste ligue contre la monarchie française, succomba devant sa grandeur naissante.

En Angleterre, Innocent III n’eut pas le même bonheur qu’en Allemagne ; car il fut entraîné à soutenir un prince indigne, Jean-sans-Terre, et à lutter contre le parti populaire des barons, réclamant le respect et l’octroi solennel des libertés nationales. Il ordonna aux barons de renoncer à la grande charte qu’ils avaient arrachée. « Renoncez, leur mandait-il, à cette convention honteuse ; réparez envers le roi les dommages que vous lui avez causés, et il vous accordera alors spontanément ce qu’il pourra raisonnablement vous concéder. » Comme les barons persévérèrent, il les excommunia ; apprenant que Louis, fils de Philippe-Auguste, avait fait alliance avec eux, il écrivit au père, au fils, et aux évêques de France, pour les exhorter à ne pas faire cause commune avec des excommuniés. Les Anglais reçurent avec indifférence l’excommunication. Pourquoi le pape, disaient-ils, se mêle-t-il des choses temporelles ? Le pape veut-il être le successeur de Constantin, et non plus celui de saint Pierre ? Louis passa en Angleterre, et, après avoir soumis la plus grande partie de son nouveau royaume, il envoya des députés l’excuser auprès d’Innocent, qui ne voulut rien entendre et l’excommunia. Quelque temps après, le pape se rendit à Pérouse, où il voulait travailler à pacifier l’Italie, toujours dans le dessein d’une croisade en Orient, quand il fut attaqué d’une fièvre tierce qui dégénéra bientôt en fièvre aiguë. Il en souffrit plusieurs jours sans soupçonner le danger de la maladie, et sans s’abstenir des oranges dont il avait l’habitude. Il s’ensuivit une paralysie, un assoupissement et la mort. Innocent mourut le 16 juillet de l’année 1216, dans la cinquante-sixième année de son âge, après avoir occupé le saint-siége pendant dix-huit ans six mois et sept jours. Un an avant sa mort, il avait convoqué un concile général à Saint-Jean-de-Latran, où furent présens les ambassadeurs de l’empereur de Constantinople, des rois de France, d’Angleterre, d’Aragon, de Hongrie, de Chypre, les représentans de beaucoup d’autres princes et de plusieurs villes. On compta jusqu’à deux mille deux cent quatre-vingt-trois personnes qui avaient le droit d’assister aux assemblées. Dans ce concile qu’il ouvrit par un sermon, Innocent III condamna toutes les hérésies, déclara déchus de toute souveraineté les princes fauteurs des hérésies, accorda les mêmes indulgences aux catholiques qui se croiseraient contre les hérétiques qu’à ceux qui iraient en Terre-Sainte, prit sous sa protection les Grecs réunis à l’église romaine, établit quatre patriarches à Constantinople, à Alexandrie, à Antioche, à Jérusalem, régla les élections et les ordinations pour toute l’église, rendit la communion annuelle obligatoire pour les chrétiens, défendit d’établir de nouveaux ordres religieux, et renouvela les prescriptions contre la simonie.

M. Hurter nous représente Innocent comme étant d’une moyenne taille et d’une complexion délicate ; aussi fut-il attaqué plusieurs fois de graves maladies. Il était doué d’une grande pénétration, d’une mémoire heureuse, de courage et de prudence tout ensemble : sévère aux récalcitrans, bienveillant pour les humbles, il avait la plus haute idée de la puissance de l’église. L’église était à ses yeux un royaume qui n’a point de frontières, dans lequel il n’y a point de distinction de peuples, sur lequel aucun souverain ne possède de droits. Il avait si fort élevé la papauté, que dans un écrit, composé peu de temps après sa mort, on lisait que, s’il avait vécu seulement dix années de plus, il eût réduit toute la terre sous son pouvoir, et répandu chez tous les peuples une seule et même croyance. Au milieu de toutes ses affaires, Innocent n’oublia jamais qu’il devait servir de modèle à tous dans l’accomplissement des fonctions ecclésiastiques. Il attachait une grande importance à élever les esprits par la prédication des vérités de l’Évangile ; il prêchait en langue vulgaire devant le clergé et le peuple ; il fit recueillir un certain nombre de ses sermons et les envoya comme présent à l’abbé Arnault de Citeaux. Il composa aussi un ouvrage sur l’instruction des princes, et des dialogues entre Dieu et un pécheur. Il aimait les sciences ; on prétend qu’il fut même versé dans la médecine. Dans une lettre à l’archevêque d’Athènes, il fit un pompeux éloge de la cité de Minerve, et il eut toujours pour l’université de Paris les sentimens d’une bienveillante amitié.

Nous ne saurions nous séparer du livre de M. Hurter, sans le signaler comme une mine inépuisable de faits de toute espèce : non-seulement M. Hurter a écrit une biographie d’Innocent III, mais son ouvrage est encore une histoire générale du moyen-âge pendant le premier quart du XIIIe siècle. Sur tous les pays où a dû tomber le regard du pape, non-seulement sur ceux dont le développement historique datait déjà de plusieurs siècles, mais sur ceux dont la barbarie toute vive n’avait reçu que d’hier le baptême du christianisme, comme la Norvége, le Danemark, la Suède, la Prusse, la Pologne, la Hongrie, la Servie, la Livonie, la Bulgarie et l’Arménie, dont il fallait ramener le culte hétérodoxe à l’unité de l’église latine, l’histoire de M. Hurter livre au lecteur les plus intéressans détails, et le fruit qu’on en retire est la connaissance complète des mouvemens de tous les peuples à cette grande époque. La lumière, il est vrai, n’est pas également étendue sur toutes les parties de ce vaste récit, et la lecture de cette volumineuse histoire est un peu laborieuse. Toutefois on peut l’étudier avec confiance dans la traduction de MM. Saint-Cheron et Haiber ; M. Hurter, après avoir pris connaissance de leur travail pour le premier volume, l’a complètement approuvé, leur a transmis pour les deux autres des communications inédites, et a protesté d’avance contre toute autre traduction qui ne pourrait avoir ce caractère de scrupuleuse exactitude. M. Saint-Cheron méritait de trouver, dans le suffrage de M. Hurter, la récompense de ses consciencieux efforts.

Maintenant, si nous nous interrogeons pour bien nous rendre compte de l’impression et de l’image qu’a laissées dans notre esprit la figure d’Innocent III, nous voyons dans ce pape un homme politique du premier ordre, croyant sincèrement à la vérité du christianisme et aux droits divins de l’église, dont il est à la fois le serviteur et le chef, mais mettant dans la poursuite de ses desseins une raison très positive et une modération très habile. Quelquefois son langage est enthousiaste et sa parole violente, comme lorsqu’il s’écrie, à la nouvelle de l’expédition du fils de Philippe-Auguste en Angleterre : — Glaive, glaive, sors du fourreau ; mais presque toujours il montra dans sa conduite beaucoup de tact et une haute justice. S’il excommunie Othon, c’est après y avoir été provoqué, tant par les agressions de l’imprudent empereur que par le mécontentement d’une grande partie de la noblesse allemande, qui veut mettre sur le trône un Hohenstaufen. Il écrit aux évêques français qu’il n’a jamais songé à diminuer la juridiction et le pouvoir du roi Philippe-Auguste. « Bien loin, dit-il de vouloir attirer à moi la juridiction des autres, je ne suis pas en état de remplir convenablement la mienne ; je ne m’ingère pas davantage dans les affaires des fiefs. » Il fit tout pour empêcher la prise de Constantinople par les Latins ; l’évènement une fois accompli, il en tira profit pour l’unité catholique avec une grande intelligence et une incorruptible équité. Dans Grégoire VII perce toujours le moine ardent et fanatique ; il y a du grand seigneur dans Innocent III ; son pontificat est pour la papauté ce que fut le règne de Louis XIV pour la monarchie. Innocent éprouva des contrariétés, mais pas de véritable revers ; il mourut avant de se brouiller au vif avec le roi de France, au sujet des affaires anglaises, avant d’avoir à lutter contre l’empereur Frédéric, dont il avait protégé en Sicile la royale enfance. Son règne fut long, sans l’être trop, et reste dans l’histoire comme l’expression la plus complète des prospérités catholiques.

De grandes résistances se préparaient contre la papauté, et la lutte entre le sacerdoce et l’empire recommençait douze ans après la mort d’Innocent III. Frédéric II, qui avait reçu d’Honorius III la couronne impériale, pouvait donner à Rome par sa puissance de sérieuses inquiétudes ; car il était maître de l’Allemagne, de la Lombardie, du royaume de Naples et de la Sicile. Il avait promis à Innocent III de restituer au saint-siége les terres allodiales de Mathilde, et il tint sa promesse. Il céda à son fils aîné le royaume de Naples, qui ne devait jamais, suivant une stipulation expresse, être incorporé aux domaines de l’empire. Rome avait en outre exigé qu’il se croiserait, et il l’avait promis. Comme il différait, le pape le somma de tenir son serment. Alors Frédéric épousa la fille du roi de Jérusalem, et annonça de formidables préparatifs. Mais sur ces entrefaites une querelle s’éleva entre lui et Honorius au sujet de l’élection des évêques dans le royaume de Sicile. De leur côté, les villes lombardes renouvelèrent leur ligue, et s’engagèrent à défendre leur liberté ainsi que l’indépendance de la cour de Rome. Par un édit solennel, Frédéric les déclara ennemies de l’empire. Cependant le moment était venu où il devait exécuter la promesse souvent réitérée d’aller en Palestine, et il se préparait à partir, quand il tomba malade à Otrante. Le successeur d’Honorius, Grégoire IX, ne veut pas croire à sa maladie et l’excommunie. L’empereur adresse à toute l’Europe son apologie, et se plaint des usurpations du saint-siége ; il rappelle les violences de Rome, qu’il nomme une marâtre, source de tous les maux. Entre le sacerdoce et l’empire, la guerre n’a jamais été plus vive ; on se croirait au temps d’Hildebrand et d’Henri IV. Grégoire IX réitère son excommunication ; Frédéric la méprise et envoie des troupes ravager les états du pape : il y avait dans l’armée impériale un grand nombre de Sarrasins, sujets musulmans du roi de Sicile. Puis, par un singulier changement d’humeur, l’empereur excommunié a le plus vif désir de partir pour la Palestine. Les rôles sont changés, car le pape lui défend de s’embarquer. Nouveau motif pour Frédéric de presser son départ. Il arrive à Ptolémaïs : on l’accueille d’abord comme un libérateur ; mais deux Franciscains surviennent ; qui apprennent qu’il est excommunié. Frédéric se met à négocier avec le sultan d’Égypte Melik-Kamel ; les deux chefs voulaient la paix, et les deux armées, musulmane et chrétienne, la regardaient comme un sacrilége. Néanmoins elle est conclue, et Frédéric entre à Jérusalem au milieu d’un morne silence. Les prêtres avaient tendu de noir l’église du Saint-Sépulcre, et l’empereur fut obligé de se mettre lui-même sur la tête la couronne de Jérusalem. De retour à Ptolémaïs, il y séjourna peu de temps. Il revint en Europe, se moquant de la croisade, de la Palestine, de son nouveau royaume, et disant que, si Dieu avait connu le royaume de Naples, il n’aurait pas fait de la Judée la terre promise. Et cependant Frédéric était contemporain de saint Louis !

De nouvelles luttes à soutenir contre le pape et les Lombards l’attendaient en Italie. D’abord il triomphe facilement des troupes pontificales, et Grégoire lui répond en déliant tous ses sujets du serment de fidélité. On se rapproche, on fait la paix. Tous deux avaient leurs embarras intérieurs : le pape avait à se défendre contre les Romains, qui l’expulsèrent un moment de la ville pontificale ; Frédéric craignait une révolte de son fils Henri en Allemagne. D’ailleurs les Lombards le préoccupaient toujours ; il se plaignait d’eux amèrement, et surtout des Milanais. « L’Italie est mon héritage, » disait-il. Il attaqua Mantoue, Vérone, prit Vicence ; mais une révolte du duc d’Autriche le rappela en Allemagne. Bientôt un nouvel incident ralluma contre lui la colère de Grégoire IX ; Frédéric donna la couronne de Sardaigne à son fils naturel Enzio. Le pape, exaspéré de cet accroissement de puissance dans la maison de Hohenstaufen, lança contre l’empereur une nouvelle excommunication plus explicite que jamais ; il le dénonça comme un impie, comme un mécréant. Frédéric écrivit pour se justifier aux rois et aux princes de l’Europe. « Rois et princes, leur mandait-il, regardez l’injure qui nous est faite comme la vôtre ; apportez de l’eau pour éteindre le feu allumé dans votre voisinage. Un pareil danger vous menace ; on croit pouvoir abaisser facilement les autres princes, si on écrase l’empereur, qui doit soutenir les premiers coups qu’on leur porte. » Grégoire publia un nouveau manifeste contre l’empereur : il le signala à la haine de la chrétienté comme ayant dit que le monde avait été trompé par trois imposteurs, Jésus-Christ, Moïse et Mahomet, et qu’il n’y a que les insensés qui croient que Dieu, créateur de tout, ait pu naître d’une vierge. Il le représentait aussi comme aspirant à la monarchie universelle par la connaissance des astres, qu’il avait puisée dans le commerce des Grecs et des Arabes. Frédéric riposta par une violente diatribe ; il traita le pape de grand dragon, d’antéchrist et de Balaam ; et, ne se bornant pas aux injures, il fit chasser de la Sicile tous les frères prêcheurs et tous les moines lombards. Le pape répandit dans toute la France sa bulle d’excommunication contre l’empereur ; il écrivit à saint Louis qu’il y avait plus de mérite à combattre Frédéric que les Sarrasins, et il offrit la couronne impériale au comte Robert, frère du roi. Cette proposition était faite à l’homme le plus juste de son siècle, qui demanda comment le pape pouvait déposer l’empereur ; saint Louis déclara que ce droit n’appartenait qu’à un concile général, en cas d’indignité flagrante ; c’était l’arrêt du bon sens et de la justice. Alors Grégoire voulut convoquer un concile ; mais Frédéric avec sa flotte de Sicile fit prisonniers tous les prélats qui s’étaient embarqués à Gènes pour se rendre à Rome. Cette singulière capture d’un concile en pleine mer égaya beaucoup le parti impérial ; mais l’empereur délivra bientôt les évêques sur la demande du roi de France. Un nouveau pape avait succédé à Grégoire IX, Innocent IV, jadis ami de Frédéric, et bientôt son adversaire acharné. Le nouveau pape, forcé de s’enfuir à Gênes par la guerre qu’il avait lui-même excitée contre l’empereur, sollicita un asile en France du roi saint Louis, qui le lui refusa ; il vint à Lyon, ville neutre, et y convoqua un concile général, après une excommunication préalable lancée contre Frédéric ; il la renouvela en pleine assemblée et le déclara dépossédé de toutes ses couronnes. Quand il apprit ce nouvel anathème, Frédéric se fit apporter ses cassettes, et mit sur sa tête ses couronnes les unes après les autres. Le pape reçut alors une leçon de justice et de sagesse d’un infidèle, car Melik-Salek, auquel il avait écrit pour l’engager à rompre son alliance avec Frédéric, lui répondit : « Nous avons reçu votre envoyé ; il nous a parlé au nom de Jésus-Christ, que nous connaissons mieux que vous et que nous honorons plus que vous ; il y a eu paix entre notre père et Frédéric ; elle est inviolable. »

Frédéric, pour rendre sa cause meilleure et condescendre à l’esprit de son siècle, voulut se purger de tout soupçon d’hérésie ; il se fit examiner par des théologiens et jura qu’il croyait au symbole de la foi catholique. Le pape condamna les examinateurs. En vain saint Louis exhortait Innocent IV à la douceur ; ce prêtre fougueux ne voulait rien entendre ; à la même époque, il jetait un interdit sur le Portugal et irritait les Anglais. Frédéric était au moment de se rendre à Lyon pour plaider lui-même sa cause devant le concile, quand il apprit la révolte de la ville de Parme, excitée par les partisans du pape. Il voulut la réprimer à tout prix, il fit venir un corps de Sarrasins, il reçut des secours d’Eccelino ; mais son camp fut surpris, et il fut obligé de lever le siége et de retourner dans la Pouille. Vers le même temps, saint Louis partait pour la Terre-Sainte. Innocent IV, dont la haine ne pouvait se satisfaire, fulmina une nouvelle excommunication, et prêcha une croisade contre Frédéric. L’empereur tomba malade. On l’avertit d’un complot formé par son médecin et par son chancelier, Pierre des Vignes, pour l’empoisonner. Le docteur fut pendu ; Pierre des Vignes aveuglé et livré aux Pisans, qui le détestaient ; mais il prévint son supplice en se brisant le front contre une colonne. Abreuvé d’amertume, trahi par des amis qu’il avait cru fidèles, affaibli par la maladie, Frédéric dicta son testament ; quelques jours après, il mourut entre les bras de son fils Manfred, et l’on grava sur sa tombe cette épitaphe : « Si un sublime courage, si la réunion de tous les biens et de toutes les vertus, si l’éclat et la gloire de la race pouvaient triompher de la puissance de la mort, Frédéric ne reposerait pas ici dans ce tombeau qui l’enferme[10]. » Voilà peut-être l’homme le plus extraordinaire du moyen-âge : empereur d’Allemagne, n’ayant rien d’allemand ; Italien, car il était né dans la marche d’Ancône, à Jesi, nourrissant un penchant qu’il ne pouvait maîtriser pour l’islamisme[11], se plaçant par la liberté de son esprit entre le Coran et l’Évangile, jugeant les religions dans un siècle de foi, mêlant l’enthousiasme à l’ironie ; poète, mais savant ; comprenant le grec, le latin, l’italien, le français, l’allemand et l’arabe[12] ; ayant étudié la nature, passionné pour toutes les connaissances, il fonda l’université de Naples et protégea celle de Salerne ; il ordonna de traduire Aristote ; il fut pour la Sicile un législateur prudent et avisé. Il eut des passions vives, mais une raison capable de leur servir de contrepoids et de règle ; une grande ame et un génie dont l’originalité peut accepter sans crainte toutes les comparaisons. Avec lui descendirent dans la tombe la grandeur des Hohenstaufen et tout le poétique héroïsme de l’Allemagne du moyen-âge. Encore quelques momens, et pour les temps qui suivront, ces grandes luttes du XIIe et du XIIIe siècles ne seront plus que des souvenirs épiques bons à charmer les imaginations populaires.

Vingt ans après expirait un autre représentant du moyen-âge, bien différent de Frédéric, mais non moins glorieux, saint Louis. Ce roi exerçait sur l’Europe une autorité morale qui en faisait comme le grand justicier. Par son courage et par sa mort, il répandit en Orient le nom français : si les musulmans avaient vu dans Richard d’Angleterre le type du guerrier chrétien, ils révéraient dans Louis de France le modèle du juste inspiré par l’Évangile. Avec lui s’éteignit la foi du moyen-âge dans toute sa grandeur et sa pureté ; depuis lui, l’Europe n’eut plus de ces grands mouvemens qui la poussaient à la conquête ou à la défense de Jérusalem. En vain Grégoire X, dans un concile, prêche une nouvelle croisade ; personne ne bouge. Les chrétiens de Syrie semblent s’abandonner eux-mêmes, car ils s’engagent envers les infidèles à les avertir dans le cas où le pape et le roi de France voudraient tenter une croisade. Ptolémaïs était de plus en plus resserrée par le sultan du Caire. Cette ville avait dans ses murs comme une élite de représentans de la chrétienté et de l’Europe, qui semblaient vouloir oublier, au milieu des plaisirs, les dangers qui les menaçaient. La prise de Ptolémaïs par le sultan du Caire, à la fin du XIIIe siècle, ressemble bien peu à la gloire des chrétiens vers la fin des deux siècles précédens, et jusqu’ici rien n’a démenti cette parole d’un chroniqueur musulman, qui, après avoir dépeint l’entrée du sultan dans Ptolémaïs et la restauration du culte de Mahomet, ajoutait : Les choses, s’il plaît à Dieu, resteront ainsi jusqu’au dernier jugement.

L’Europe gravitait lentement à de nouvelles destinées ; toute l’économie du moyen-âge se décomposait d’une manière insensible, mais réelle. Après la mort de Frédéric II, l’empire fut la proie d’une anarchie qui dura vingt-deux ans, jusqu’à l’avènement de Rodolphe de Hapsbourg, avec lequel commence pour l’Allemagne une époque de travail intérieur, et, pour ainsi parler, de vie domestique. En Italie, les dénominations de Guelfes et de Gibelins perdaient peu à peu leur premier sens, et de nouveaux intérêts se formaient. Les différentes républiques de la Péninsule acquéraient de l’éclat et de l’autorité, Florence augmentait son territoire, sa population, ses finances, appuyant son organisation démocratique sur le commerce et l’industrie. Les Génois sont tout-puissans au moment où les Grecs rentrent dans Constantinople, et ils aident Paléologue à chasser les Vénitiens. La ville de saint Marc, qui prendra sa revanche contre Gênes à la fin du XIVe siècle, fortifie son institution aristocratique, et multiplie ses possessions maritimes. Les papes, dans la dernière moitié du XIIIe siècle, n’eurent d’abord qu’une pensée, l’extinction complète de la maison de Souabe. Urbain IV, Clément IV, Grégoire X, appelèrent dans ce dessein Charles d’Anjou au trône de Naples ; mais Nicolas III s’aperçut enfin que le prince français n’était pas moins contraire à la liberté de Rome et de l’Italie que la race des Hohenstaufen. Après Martin IV, créature et instrument de Charles d’Anjou, trois pontifes d’une affligeante médiocrité passèrent rapidement sur le trône papal jusqu’à ce qu’en 1298 vint s’y asseoir Boniface VIII, destiné à révéler par ses malheurs tout le changement qui s’était accompli dans les croyances de l’Europe.

Il y avait nécessairement pour les sociétés modernes un double travail qu’elles devaient accomplir ; elles devaient tirer d’elles-mêmes tout ce qui constituait leur propre fonds, et former leur caractère individuel ; elles devaient aussi retrouver la mémoire et la connaissance des temps et des peuples qui les avaient précédées. Au XIIIe siècle, ce double travail commençait pendant que l’unité catholique jetait sa plus vive et dernière splendeur. La science parvenait à une véritable puissance. De grands docteurs à chacun desquels l’admiration contemporaine avait décerné un surnom, associaient dans leur enseignement Aristote et saint Augustin, la pensée païenne et la croyance évangélique. Le mysticisme recevait aussi des formes didactiques et enseignait à l’homme comment Dieu lui avait accordé quatre modes d’illumination, quatre degrés pour monter jusqu’à lui. La nature commençait elle-même à être interrogée ; la poésie allait éclater, car vers 1298 furent jetés les premiers traits de la Divine Comédie ; la réalité tout entière tressaillait sous l’active liberté du génie humain ; la vie moderne s’épanouissait, grace à la transfusion de la pensée antique : fait nécessaire dont la fiction qui nous montre Virgile conduisant Dante est la poétique image.

C’est ainsi que sous la surface des institutions et des croyances qui, pendant trois siècles, avaient fait la force et la foi de l’Europe, s’agitait un esprit nouveau qui, dans son ignorance de lui-même, devait s’échapper par d’étranges violences et causer de douloureuses surprises. Certes, quand sur tous les points de la chrétienté on demanda leur épée aux chevaliers du Temple, ils crurent rêver, parce qu’ils ne s’étaient pas aperçus que tout avait changé autour d’eux. Les plus grands esprits ne se sauvèrent pas de ces pénibles étonnemens : en 1310, Dante, se déclarant gibelin, salue avec enthousiasme l’arrivée de l’empereur Henri VII en Italie, comme si ce prince faible eût été Frédéric Barberousse ou Frédéric II ; mais les temps ne sont plus les mêmes, car Henri VII ne peut obtenir des Génois et des Florentins ni argent, ni obéissance, et meurt empoisonné près de Sienne. Enfin la plus grande des déceptions est celle du pape Boniface VIII, qui, à peine monté sur le trône papal, frappe à tort et à travers, exaspère le roi d’Angleterre, ne veut pas reconnaître l’élection de l’empereur Albert d’Autriche, demande compte au roi Philippe-le-Bel de la manière dont il gouverne ses états, et se déclare préposé par Dieu pour juger souverainement tous les hommes. On connaît ses disgraces, nous dirions volontiers sa passion. Pauvre papauté ! foulée aux pieds après avoir été la maîtresse du monde, souffletée comme le Christ ! Qui ne la plaindrait, et qui ne jetterait sur ses épaules le manteau de la charité ? Mais cette tragique infortune n’est pas le plus grand de ses malheurs : un siècle après Innocent III, elle perd le Capitole, et se trouve réduite, dans Avignon, aux proportions, aux misères et aux ridicules d’une cour de petit prince.

Mais la gloire de la papauté durant le moyen-âge est assez grande pour la consoler des revers qui vinrent après, et même de l’impuissance à laquelle la réduit l’esprit de notre siècle. Rome catholique a eu l’insigne mérite de concevoir et d’appliquer la théorie du pouvoir et du droit émanant de l’intelligence, et l’Europe, dans ses résistances contre l’autorité pontificale, n’a jamais au fond nié cette théorie ; c’est, au contraire, parce que l’intelligence passait progressivement de la religion dans la politique et la science, que, par un invincible instinct, les princes et les peuples s’insurgèrent contre la théocratie romaine. On ne contestait pas la vérité de la théorie, mais on en changeait l’application. Rome, en outre, a donné à l’Europe la conscience d’elle-même ; au nom du christianisme, elle l’a faite une et solidaire ; elle a servi de lien entre les peuples, de lieu d’asile pour tous les opprimés, de quelque part qu’ils vinssent, pourvu que le nom du Christ sortît de leur bouche ; elle s’est montrée vraiment catholique, car elle a enseigné aux nations qu’il y avait pour elles des intérêts généraux et communs. De plus, elle a été pour l’Europe une grande école politique, et la première en date. Elle a offert le premier modèle d’un pouvoir général, exemple dont ont profité en Allemagne l’empire, en France la royauté. Elle a présenté une succession d’hommes d’état, une persévérance dans les conseils, dans les maximes et dans les vues, qui ont provoqué chez ceux qui devaient la combattre l’esprit politique et l’art de conduire les hommes et les affaires ; elle instruisait ses vainqueurs à venir ; elle a donc élevé les esprits et les questions, soulevé de grandes luttes, des passions énergiques, fait monter l’ambition jusqu’à l’héroïsme, jusqu’au martyre, et donné à l’Europe moderne le premier spectacle de la puissance des idées à remuer le monde.

Que reste-t-il aujourd’hui de tant de travaux, de mouvemens et de combats ? Le prêtre dans son indépendance, l’orthodoxie catholique avec sa rigide immobilité ; une grande majesté de traditions, un culte pompeux et poétique, un centre commun pour toutes les églises qui n’ont pas brisé au XVIe siècle les liens de l’antique hiérarchie. Assurément, ces résultats sont notables et salutaires, et cependant on serait tenté de les trouver petits, si on les compare aux desseins et aux désirs de Grégoire VII et d’Innocent III. Il y a deux parts dans l’histoire humaine, celle de Dieu, celle de l’homme ; celle de la raison générale par laquelle est décrété l’ordre universel, celle de la volonté particulière qui fait un mélange dramatique des vues de l’intelligence et des mouvemens des passions. La comédie est donc divine par le nœud et par l’idée, mais elle est pleine de détails, d’incidens, d’intrigues, d’aventures, qui égaient ou ensanglantent la scène sans pouvoir s’élever à la vérité des résultats nécessaires.


Lerminier.
  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er  mars 1839.
  2. « Ego Callixtus, etc., concedo electiones episcoporum et abbatum Teutonici regni qui ad regnum pertinent, in præsentia tua fieri, absque simonia et absque violentia…………… Electus autem regalia per sceptrum a te recipiat, et quæ ex his jure tibi debet, faciat………… Do tibi veram pacem, et omnibus qui in parte tua sunt vel fuerunt tempore hujus discordiæ. » (Corps diplomatique du droit des gens, tom. Ier, pag. 67.)
  3. « Ego Henricus, etc., dimitto Deo, et sanctis ejus apostolis Petro et Paulo et sanctæ catholicæ ecclesiæ omnem investituram per annulum et baculum, et concedo in omnibus ecclesiis fieri electionem et liberam consecrationem : possessiones, et regalia beati Petri, quæ a principio hujus discordiæ usque ad hodiernam diem, sive tempore patris mei, sive etiam meo ablata sunt, quæ habeo, eidem sanctæ romanæ ecclesiæ restituo : quæ autem non habeo, ut restituantur fideliter adjuvabo. » (Ibid.)
  4. Epistolæ S. Bernardi abbatis. (Recueil des historiens des Gaules et de la France, tom. XV, pag. 580.)
  5. « Quod Spiritus sanctus sit anima mundi ;

    « Quod libero arbitrio sine adjuvante gratia bene possumus et velle et agere ;

    « Quod Christus non ideò assumpsit carnem et passus est, ut nos à jugo diaboli liberaret ;

    « Quod suggestiones diabolicas per physicam dicit fieri in hominibus ;

    « Quod nullum sit peccatum, nisi in consensu peccati et contemptu Dei ;

    « Quod dicit concupiscentia et delectatione et ignorantia nullum peccatum committi, et hujusmodi non esse peccatum, sed naturam. » (Recueil des historiens des Gaules et de la France, tom. XV, pag. 577.)

  6. Histoire de la Suisse, livre i, chap. XIV.
  7. « Is quidem naturæ non hebetis, plus tamen verborum profluvio quam sententiarum pondere copiosus. Singularitatis amator, novitatis cupidus : cujusmodi hominum ingenia ad fabricandas hæreses schismatumque perturbationes sunt prona. Is à studiis à Galliâ in Italiam revertens, religiosum habitum, quò amplius decipere posset, induit omnia lacerans, omnia rodens, nemini parcens : clericorum ac episcoporum derogator, monachorum persecutor, laicis tantùm adulans. Dicebat enim nec clericos proprietatem, nec episcopos regalia, nec monachos possessiones habentes aliquâ ratione salvari posse : cuncta hæc principis esse, ab ejusque beneficentiâ in usum tantùm laicorum cedere oportere. » (De gestis Fred., lib. II, cap. XX.) — Jean de Muller, que nous avons déjà cité, dit aussi qu’Arnauld enseignait que le diable avait séduit le clergé par des richesses et par une gloire périssable, et qu’il se servait de la matière, en elle-même indifférente, pour détruire le règne de Dieu.
  8. On peut lire la teneur de ce traité dans les savantes recherches de Sigonius, De regno Italiæ, lib. XIV. (Édition de Milan, tom. II des Œuvres complètes, pag. 811-818.)
  9. Histoire de la Croisade contre les hérétiques albigeois, écrite en vers provençaux par un poète contemporain, traduite et publiée par M. Fauriel, 1837.
  10. Geschichte der Hohenstaufen, von Raumer, IV Band, S. 261-265.
  11. Voyez Bibliographie des Croisades, par Michaud, tom. II, pag. 350.
  12. Geschichte der Hohenstaufen, III Band, S. 567-578.